Mécanique des fluides #4 – « Penser l’informe »

Ceci est la quatrième occurence de la chronique Mécanique des fluides (pour relire les précédentes, cliquez-ici).

Dans « Penser l’informe », je m’intéresse cette fois-ci aux enjeux de représentation liés aux fluides dans les arts contemporains.

 

© Judy Chicago, Red Flag

 

EXPRIMER LE CORPS

 

Tel serait l’un des, sinon le propos que l’esthétique trouble des fluides chercherait à défendre au XXème siècle, notamment si l’on prend en compte le basculement occasionné en art (sous ses formes plastiques et textuelles) par la mémoire traumatique de la seconde guerre mondiale – en particulier concernant les corps, vus au lendemain du conflit sous le prisme de la fragilité et de la défaillance (voir Nuit et brouillard d’Alain Resnais; et Humeurs de Claire Lahuerta).

On peut retenir du verbe « exprimer » deux acceptations: l’une, littérale, consiste à extraire d’un corps le liquide ce qu’il contient ; l’autre, figurée, à rendre manifeste par toutes sortes de signes (langage écrit, oral, artistique, geste, attitude, réaction émotionnelle, etc.), de façon volontaire ou non, ce que l’on est, pense ou ressent.

Devant l’évidente complexité de la question esthétique des fluides, résultant d’une part du croisement des disciplines qu’elle semble induire pour ne pas souffrir d’un cloisonnement qui limiterait son appréhension phénoménologique globale, et d’autre part des impératifs divers qu’elle recouvre, il est important de commencer par définir un appareillage théorique préalable. Une fois défriché, il nous permettra de mieux comprendre le recours à ces « objets-limite » dans l’art et la littérature, et les enjeux que cela soulève. En effet, il faut garder à l’esprit que les fluides corporels, et plus particulièrement encore les fluides corporels sexués, sexuels et genrés, ont longtemps été, de par leur contenu thématique, des objets absents – du moins explicitement. Ainsi, comment penser un objet-absent ?

En dépit du fait que, nous l’avons dit, sperme, lait et menstrues ne cernent pas exactement les mêmes connotations, valeurs, ni degrés et modalités de transgression et de tabou, ils restent cependant, dans l’approche de leur dimension philosophique, tributaires à la fois d’enjeux physiques, plastiques, formels, et d’enjeux moraux, cognitifs, intellectuels, qui font de leur esthétique un double défi représentatif.

 

© Zancle Muholi, Isulimo Siyaluma

 

 

Défi, car les fluides corporels relèvent de « l’informe ».

Informes, car leur réalité physiologique les condamne effectivement à être dépourvus de forme propre, nette, déterminée et reconnaissable.

Informes encore, car ils ont précisément longtemps été jugés comme grossiers, vulgaires, inesthétiques au sens propre, puisqu’ignobles matières, indignes de toute forme de représentation.

Ce défrichage visera à baliser cette double contradiction apparente qui voudrait que pour représenter les fluides corporels sexués, sexuels et genrés, il faudrait composer à partir de contraintes qui apparaissent alors comme autant de challenges pour l’artiste et l’écrivain – mais toute contrainte, de n’importe quel ordre qu’elle soit, exacerbe conséquemment la créativité. Sans pour autant vouloir faire indifféremment de n’importe quelle production artistique autour de ce thème un « morceau de bravoure », il faut admettre et considérer que ces enjeux et impératifs pèsent sur le recours aux fluides dans les arts et les lettres, et le lestent d’un trop-plein de sens et de symbolique dont les pratiques contemporaines peinent parfois sinon à s’affranchir, du moins se déprendre.

 

© Tracey Emin, My bed

 

 

 

LE DEGOUT: ENTRE TROUBLE, TABOU ET SOUILLURE

 

Le dégoût associé aux fluides a joué sur leur représentation, et a notamment codifié leur apparition en la cantonnant aux marges des lettres et des arts, c’est-à-dire aux seules démarches transgressives et provocatrices. Les notions de dégoût, d’abjection, de souillure, ne sont certes pas étrangères à la manière dont les fluides corporels sont perçus dans l’art et la littérature contemporains, et dérivent du côté de l’horreur, du trouble, du tabou – les frontières sémantiques entre ce que chacun de ces termes recouvre étant particulièrement glissantes. En effet, tant Aurel Kolnai (Le Dégoût) que Julia Kristeva (Pouvoirs de l’horreur) établissent respectivement une catégorisation ou nomenclature des « objets dégoûtants » physiques, où ils n’hésitent pas à prendre en compte les sécrétions du corps comme objets de répugnance avérée. Peut alors découler de cette répugnance un désir de mise à distance, qui lui-même engendre, dans son appréhension positive (où l’on parvient effectivement à garder à distance l’objet du dégoût), un tabou, et dans son appréhension négative (où l’on échoue à cette mise à distance et nous soumettons à un contact), la souillure. Mais une fois ce tabou clairement circonscrit (à défaut de le dépasser entièrement), il reste à déterminer selon quelles modalités strictement plastiques les fluides peuvent être représentés dans les différents médiums esthétiques – dans la mesure où ils semblent induire, voire réaliser parfois, jusqu’à « l’exceptionnelle conjonction de l’objet visé par le projet mimétique et de la matière employée» (Salvatore d’Onofrio, Les fluides d’Aristote).

C’est ainsi qu’émerge cette esthétique du trouble (voir notre chronique #2), dont la caractéristique principale est de relever de cette ambiguïté, cet équivoque, qui définit par là-même l’impur comme échappant aux normes, aux catégories de sens, et donc au contrôle, en créant un écart et du désordre. Cela n’a rien d’étonnant si, à l’instar de Mary Douglas, nous estimons que le corps est le lieu privilégié de toute conceptualisation de la souillure, et que la matière issue de ses marges (les orifices) est ainsi éminemment marginale (De la souillure).

L’apparition au XXème siècle d’une esthétique nouvelle, trouble, dans les arts et la littérature, esthétique qui se veut provocante et provocatrice, et à laquelle nous rattachons délibérément les actes impliquant les fluides, est en effet caractéristique de notre époque. Le « goût par le dégoût » (ou, comme l’exprimait Pierre Naville: « je ne connais de goût que le dégoût») et donc son étude phénoménologique, vont mettre en avant son rôle éthique et sa fonction sociale, puis ses caractérisations esthétiques puisque ces usages artistiques contemporains du dégoût obligent désormais à produire une théorie.

Comment ces différentes notions ont-elles conditionné l’appréhension esthétique des fluides corporels sexués (sperme, lait, menstrues) dans les champs disciplinaires de l’art et de la littérature ? L’art (sous ses formes plastiques et textuelles) comme « processus de sublimation » a-t-il le pouvoir de transcender ces objets de dégoût que sont les fluides et de rendre leur caractérisation esthétique agréable, permettant ainsi au public d’en retirer du plaisir dans la contemplation ou lecture ?

 

© Marcel Duchamp, Paysage fautif

 

L’analyse des interactions existant entre les considérations tant esthétiques que morales de la culture occidentale (notamment autour des notions marginales de dégoût et d’abjection, génératrices de tabou et donc de trouble), et la réalité plastique et textuelle des fluides, va nous permettre de dresser une première grille de lecture théorique des manifestations possibles du sperme, du sang des menstrues et du lait, dans les arts et la littérature contemporains.

Penser l’informe, c’est donc penser l’écart, le dérèglement, et c’est aussi prendre en compte l’obscène (littéralement ob-scène, ce qui est hors de la scène) pour justement le replacer sur la scène du visible, et donc du (re)présentable. Les fluides corporels sexués, sexuels et genrés, qui relèvent directement de ces gestes créateurs se réclamant de la subversion, voire de la transgression, ne peuvent s’appréhender qu’à partir d’une série d’entrées qui ont d’abord évidemment à voir avec ces notions adjacentes à la souillure, parce que cette dernière provoque un désordre bien spécifique dans lequel les fluides vont s’insérer.

Leur consistance, leur provenance, leur propension à tacher, souiller (quoiqu’à des degrés divers, comme il nous faudra le démontrer), sont autant de raisons qui poussent à dégrader ces formes vers l’informe, et à les refouler dans l’intime, jusqu’à les faire devenir des substances honteuses. Le trouble, est par conséquent la modalité particulière autour de laquelle vont se grouper les pratiques artistiques plastiques et textuelles qui font appel à la thématique des fluides, dans la mesure où les rendre visibles, les décrire et les utiliser explicitement, soulève un certain nombre d’interdits et de tabous, tout en manifestant sciemment une rupture avec un ordre établi. De substances honteuses à objets absents, ces fluides du sexe deviennent dès lors des objets-limite, dont le traitement problématique interroge de nombreux prédicats.

Le dégoût est un affect émotionnel puissant qui se manifeste dans le psychisme. Il constitue un invariant anthropologique, mais ses objets, comme ici les fluides, sont relatifs, ponctuels et contingents, soumis à des variations qui peuvent être le fait d’une macro- ou micro-culture. C’est pourquoi les objets du dégoût sont un fait avant tout social (qui relève par conséquent d’un apprentissage). Au point qu’Aurel Kolnai, qui guide ici nos réflexions, ira jusqu’à faire l’hypothèse qu’en l’absence de dégoût physique, on assisterait à une atrophie de l’expérience morale. Le dégoût est politique : il joue un rôle déterminant dans la manière dont les normes, les limites et les règles sont intériorisées, justement parce qu’il s’en écarte selon différentes modalités. Le dégoût fonctionne toujours comme un impératif d’exclusion de certaines formes alors dégradées vers l’informe (e.g. les fluides corporels), un procédé qui repose sur des croyances, symboles et interdits qui peuvent ne pas toujours être formulés explicitement, en dépit de leur caractère unitaire et de la conscience qu’en ont les individus, qui intériorisent dès lors un comportement et des pratiques particulières à l’égard de ces formes.

Dans ses développements esthétiques, le dégoût devient, par son contenu sémantique dense, un symbole adéquat du potentiel fondamentalement créateur de l’absence de forme et de la limite ou contrainte culturelle, puisqu’outrepasser ces règles souvent tacites est un geste transgressif, provocant et provocateur, par lequel se récupère aussi du pouvoir et du sens sur la chose qui trouble. Les fluides sont donc un agent provocateur bien particulier ! La représentation artistique, plastique ou littéraire, de cette chose précisément considérée comme inesthétique, est donc un nouveau filtre d’appréhension placée sous l’égide du questionnement et de l’interprétation.

 

© Jan Fabre, Crying Body

 

 

BORDERLINE 

 

Mary Douglas écrit : « Un jardin n’est pas une tapisserie ; en enlevant toutes les mauvaises herbes on appauvrit le sol. Pour lui conserver sa fertilité, le jardinier doit, d’une certaine façon, remettre ce qu’il a enlevé : transformer les mauvaises herbes et le gazon tondu en terreau » (De la souillure). En somme, dans tout système fini, nous avons résolument besoin des marges (« ce que nous avons enlevé » ou écarté), qui peuvent elles-mêmes servir de terreau fertile à la création. Celles du corps et de ses produits sécrétoires sont la reproduction, à plus petite échelle, du corps social dans lequel il s’inscrit ; et ce notamment parce que les sécrétions sont porteuses d’une énergie créatrice dont les pratiques esthétiques ne peuvent que s’emparer, aidant ainsi à leur compréhension et, pourquoi pas, leur (re)définition, par les contestations qu’elles induisent.

Les enjeux esthétiques autour de la thématique des fluides, sont donc particulièrement influents : ils recouvrent une variété de notions qui apparaissent comme autant de contraintes sémantiques et formelles, lesquelles rejaillissent directement sur leur plasticité et sur les modalités de leur représentation. L’obscène, l’informe, se découvrent dans le domaine sensible comme un renversement de certains codes préétablis, que l’action artistique va bouleverser. Mais ils représentent par là même également un défi pour l’artiste et l’écrivain, deux hérétiques qui jouent de l’affect trouble des thématiques qui leur sont liées pour en exploiter le potentiel signifiant.

Les gestes créateurs autour du sperme, du sang des menstrues et du lait, sont ainsi tributaires d’un pathos chargé. Ils ont à composer avec le rejet qu’inspirent les formes et le contenu sémantique et symbolique auxquels renvoient les fluides, et avec un héritage esthétique bordé de sublime, auxquels s’ajoutent autant de conceptions psychanalytiques et de considérations morales – notamment en raison du fait que les fluides sexués, sexuels et genrés, déchirent le voile fait d’intime et de tabou entourant la sexualité, pour mieux la livrer aux yeux du spectateur/lecteur, comme une incarnation, voire une réincarnation. Le corps ici fait œuvre, précisément parce qu’il se révèle dans ce qu’il a de plus immanent. L’artiste et l’écrivain doivent ainsi faire des choix critiques à la représentation, qui ne peuvent jamais se prétendre neutres, mais toujours bel et bien soit juges, soit complices.

Le traitement artistique et littéraire des fluides sexués est, par conséquent, un exercice esthétique des plus exigeants, que l’on pourrait véritablement qualifier de « magique » : en manipulant des substances-clés de l’expérience et du corps humains, auxquelles l’on prête des pouvoirs spécifiques, on obtient un résultat concret qui fait s’accorder la réalité aux désirs du praticien, au point d’influer considérablement sur les conceptions et représentations mêmes circulant autour non seulement de ces fluides, mais de toutes les notions qui leur sont liées.

 

© Blanchard, Danaé (avec un intéressant « punctum », ndlr)

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE SELECTIVE

 

– BERTHET Dominique, Une esthétique du trouble, coll. « Ouverture philosophique », L’Harmattan, Paris, 2015

Recherches en Esthétique, n°17 « Le trouble », CEREAP, 2012

– D’ONOFRIO Salvatore, Les fluides d’Aristote. Lait, sang et sperme dans l’Italie du Sud, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Vérité des mythes », 2014

– DOUGLAS Mary, De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou, traduction d’Anne GUERIN, coll. « Poche », La Découverte, Paris, 2005

– KOLNAI Aurel, Le dégoût, traduction d’Olivier Cossé, Paris, Agalma, 1997

– KRISTEVA Julia, Pouvoirs de l’horreur, Paris, Seuil, 1980

– LAHUERTA Claire, Humeurs. L’écoulement en art comme herméneutique critique du corps défaillant, coll. « Ouverture philosophique », L’Harmattan, Paris, 2011

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