Camille Islert est agrégée de lettres modernes, docteure en littérature française, professeure junior en études littéraires de genre à l’École normale supérieure de Lyon. Elle est l’autrice d’un premier roman, Un chat à trois pattes (Grasset, 2023) et dernièrement de Renée Vivien : une poétique sous influence ? Elle s’y livre à une analyse fine et précise de la notion d’influence dans l’oeuvre de Vivien, poétesse lesbienne du XIXe siècle, avec un objectif : remédier à une injuste minoration et montrer par son exemple les ambivalences critiques d’une époque face à la production littéraire des femmes. Elle a accepté de nous parler dans un long entretien de cette autrice encore trop méconnue.
Parlez-nous de l’enfance et des origines de Renée Vivien. Comment ces aspects ont-ils influencé son œuvre littéraire ?
Renée Vivien est née Pauline Mary Tarn à Londres en 1877, d’une mère américaine et d’un père anglais. Issue de la haute bourgeoisie, elle a passé une partie de son enfance à Paris, où elle s’est notamment liée avec les sœurs Shillito, dont Violet(te) qui a joué un grand rôle dans sa formation intellectuelle et dont la mort en 1901 a durablement marqué sa vie et son œuvre. Après le décès de son père en 1886, elle a été renvoyée en Angleterre pour être sous la tutelle d’un oncle jusqu’à ses 21 ans, une contrainte qui a beaucoup participé de son rejet de l’éducation victorienne. Elle n’est revenue à Paris qu’à sa majorité, en 1899. Ces années d’adolescence sont parmi les mieux archivées de la vie de Pauline Tarn, puisqu’elle rédige alors un carnet, humblement intitulé Ma vie et mes idées, qui témoigne d’une grande ambition poétique et d’une érudition remarquable.
Plusieurs de ces quelques éléments biographiques trouvent des échos dans son œuvre. Son rapport ambiguë à la culture anglaise, d’abord, que tantôt elle rejette, tantôt elle admire, sur laquelle elle ironise surtout régulièrement. Renée Vivien ne publie – à l’exception d’un recueil tardif – que des ouvrages en français, et affirme très jeune son refus d’écrire en anglais. Pour autant, l’Angleterre est très présente dans son œuvre, à la fois dans les références explicites à la poésie anglaise – notamment aux romantiques, mais aussi à Shakespeare et à Swinburne, qui tient vraiment un rôle tutélaire –, dans les pseudonymes qu’elle se choisit – son second pseudonyme, partagé avec son amante Hélène de Zuylen, est Paule Riversdale –, et dans plusieurs des fictions romanesques qu’elle écrit – La Dame à la louve et L’Être double notamment. Cette identité anglaise joue aussi à plein sur sa réception : la critique n’a de cesse que de rappeler qu’elle est une « étrangère », venue de surcroît de l’une des régions rattachées aux influences du romantisme, alors largement décrié notamment par une frange réactionnaire de la critique.
Son amitié avec Violet(te) – on trouve les deux graphies – Shillito, ensuite, est un élément qui prend une place centrale dans son œuvre, notamment dans le recueil Cendres et Poussières (1902), mais aussi par la suite : l’ombre de cette amie perdue est partout, notamment au travers de l’investissement des variations du mot « Violette », renvoyanr tantôt à la fleur tantôt à la couleur. Associés tant à la jeune sœur Shillito qu’à l’imaginaire de Sappho – « Sappho aux tresses violettes » selon Alcée –, le violet/la violette sont un symbole structurant dans toute une partie de sa poésie, qui participe indéniablement à les en motif lesbien.
Enfin, cette origine sociale et cette enfance certes contraignante mais très privilégiée ont indéniablement un effet à la fois sur le devenir poète.sse de Renée Vivien et sur certains aspects de son œuvre. Son père lui laisse un héritage conséquent qui lui garantit une indépendance financière sans laquelle écrire, publier, a fortiori publier lesbien, échapper au mariage et à la maternité, survivre à l’éreintement critique, aurait été très difficile – c’est d’ailleurs l’une des raisons qui font qu’il y a une homogénéité de classe sensible chez les autrices de l’époque. À Paris, Renée Vivien vit au 23 rue du Bois de Boulogne (actuelle avenue Foch), et évolue globalement dans un milieu parisien très select – selon son propre mot. Elle se rend régulièrement en villégiature à Nice, fait le fameux pèlerinage à Bayreuth, va a Monte Carlo…autant de pratiques socialement très marquées.
Cette extraction bourgeoise n’est pas sans effet sur son écriture. D’abord parce que Renée Vivien se moque très volontiers de ce monde, de son hypocrisie, de ses convenances et de ses systèmes de séduction – mais aussi d’elle-même. Ensuite et parallèlement, parce qu’il y a tout de même une forme de distance qui est assez sensible chez elle : elle se situe dans le sillage d’un idéalisme parnassien volontiers coupé du monde, de la « foule » (la foule qui n’est pas le « peuple », en terme de symbole politique et poétique), et qui tend à ne sélectionner qu’un petit groupe élu et homogène – pour elle, un groupe de femmes, mais pas n’importe quelles femmes, donc.
Comment décririez-vous le style poétique de Renée Vivien et quelles influences littéraires peut-on retrouver dans ses œuvres ?
Il est toujours un peu difficile de résumer un style poétique. On a souvent dit que Renée Vivien était une héritière du décadentisme et du préraphaélisme, ce qui est vrai : ce sont des influences qu’elle revendique, soit directement en citant des têtes de file de ces courants esthétiques – surtout Swinburne –, soit en y faisant discrètement allusion, soit en intégrant dans son œuvre un certain nombre de thèmes qui ne peuvent qu’évoquer cette filiation. Ce qui est intéressant toutefois, c’est qu’elle ne se contente pas d’être dans un rapport de seconde main avec les œuvres qui sont elles-mêmes structurantes parmi les influences de la fin-de-siècle : Dante, Shakespeare, et surtout Sappho, trois piliers culturels de la période, font l’objet d’un travail de modulation et de réappropriation remarquables dans son œuvre.
De la même manière, elle établit un rapport à la fois ludique et critique vis-à-vis des œuvres poétiques dites « majeures » de la deuxième moitié du XIXe siècle. Alors que la critique affirme et répète son tribut envers Baudelaire notamment, on s’aperçoit en y regardant du plus près que Renée Vivien joue à de multiples endroits à intégrer des références baudelairiennes pour mieux les détourner ou les resignifier. Idem avec Verlaine, Villiers de l’Isle Adam, Flaubert. C’est particulièrement frappant dans le recueil À l’heure des mains jointes, à un moment où elle a pris acte de cette tendance des commentateurs à faire d’elle une pâle imitatrice, et où elle s’engage précisément dans un procédé de reprise trompeur, tout en intégrant dans son œuvre des réflexions sur le sujet même de l’imitation.
Quelque part, Renée Vivien pousse à une forme de paroxysme la tendance propre à la fin du siècle et à la décadence, celle du second degré, en multipliant les masques et les doubles, les jeux avec l’influence, les pastiches explicites ou dissimulés. Donc en effet, on peut la dire directement affiliée à la décadence et au goût de la supercherie qui est typique de ce moment littéraire. Et en même temps, son œuvre est entièrement à rebours de cette nébuleuse fin-de-siècle, puisqu’elle en retourne entièrement certaines bases, et notamment sa base misogyne : sa veine décadente est résolument en défense des figures féminines, le dualisme métaphysique qu’elle récupère chez certains poètes occultistes tout juste antérieurs est inversé au profit d’une association entre les femmes et la création, l’axiologie vierge/femme fatale est retournée contre ses créateurs…l’œuvre s’intègre autant qu’elle resignifie profondément cette filiation.
La relation entre Renée Vivien et Natalie Barney est bien documentée. Pouvez-vous nous expliquer l’importance de cette relation dans sa vie et son œuvre ?
La relation amoureuse de Renée Vivien avec Natalie Barney a commencé autour de 1901. Natalie Barney, encore très jeune, avait déjà sa petite renommée dans le Paris lesbien pour sa relation avec Liane de Pougy, alors l’une des courtisanes les plus en vue de la capitale. Elles se sont connues par l’entremise de Violet(te) Shillito, et d’abord Natalie Barney n’a pas spécialement remarqué Pauline Tarn (vrai nom de Renée Vivien). L’histoire – mais le récit est à prendre avec certaines précautions puisqu’il est potentiellement enjolivé ou modulé a posteriori par Natalie Barney – veut qu’elle soit tombée sous son charme lorsqu’elle a découvert ses écrits. Quoi qu’il en soit, il est évident que la littérature tient un rôle fondamental dans leur relation, et qu’à l’inverse leur relation nourrit et inspire la création littéraire de Renée Vivien.
Un rôle fondamental donc, parce que ce début de relation est étroitement lié aux premiers pas poétiques de l’une et de l’autre : Natalie Barney publie son premier recueil, Quelques portraits-sonnets de femmes, en 1900, et y place un poème hommage à Pauline Tarn. Renée Vivien, elle, dédit son premier volume de vers Études et Préludes à Natalie Barney. D’emblée, donc, elles inscrivent leur relation dans la littérature, et font du lesbianisme à la fois une identité et/ou un mode de vie, mais aussi le socle d’une certaine pratique commune du fait littéraire. Cela ne fait que se confirmer par la suite : au-delà du thème, de l’intégration d’élément biographiques codés dans certaines œuvres, on est frappé.e lorsqu’on y regarde de plus près par la circulation d’éléments textuels entre les deux femmes, qui tissent ensemble un dialogue, ce bien au-delà d’ailleurs de leur relation amoureuse à proprement parler. C’est absolument frappant dans Je me souviens…, texte hommage de Barney à Vivien publié anonymement en 1910 et reparu récemment chez Gallimard. La genèse de ce texte, offert par Natalie Barney dans sa version initiale à Renée Vivien en 1904 lors de leurs retrouvailles, est bien mystérieuse, et son style est si proche par endroits de certains textes de Renée Vivien qu’il laisse en suspens bon nombre de questions – d’autant que ce thème sapphique du « Je me souviens » est partout dans son œuvre…
Mais ça n’est pas tout, je découvre sans cesse des choses. Dès 1901, Natalie Barney envoie à Liane de Pougy, alors qu’elle est sur le bateau pour les États-Unis avec Renée Vivien, un poème hommage en deux parties dont l’une est en fait écrite par Vivien, et publiée ensuite dans l’un de ses recueils. Renée Vivien à l’inverse reprend de multiples motifs – parfois aussi des vers ou des structures syntaxiques – du recueil Quelques-portraits-sonnets de femmes et réécrit par-dessus ses propres pièces, ce même dans des recueils qu’elle signe d’un nom partagé avec son amante suivante, Hélène de Zuylen.
Lorsqu’on lit les lettres de Renée Vivien à Natalie Barney, on ne peut qu’être frappé.e par cette importance de la littérature : ce sont des lettres très écrites, avec un véritable jeu de rôle poétique qui se met en place, un goût de la variation autour du même thème qui est sans doute le fruit d’un sentiment et d’une douleur sincères, mais dont la mise en scène est aussi de l’ordre du travail poétique. Bref, cette relation est fondamentale, pas seulement parce qu’elle brise le cœur de Pauline Tarn comme on a pu le dire. Leur amour a certes été orageux, mais il n’est ni l’unique source du malheur de Renée Vivien, ni uniquement une source de malheur. Il est aussi, entre autres choses, un moteur de création et le cœur d’une collaboration littéraire discrète mais passionnante.
Comment Renée Vivien a-t-elle été perçue par ses contemporains et comment sa réputation a-t-elle évolué depuis sa mort ?
La réception de Renée Vivien par ses contemporains est plurielle, à la fois parce qu’il n’y a pas un discours unique sur son œuvre, et que les discours évoluent avec le temps. Une partie de la critique a fait preuve face à son œuvre d’une lesbophobie exacerbée, soit par une forme de fétichisation de son contenu, soit au contraire par une condamnation morale. C’est vrai dès 1900, mais ce penchant trouve tout de même des réalisations plus nombreuses dans l’entre-deux-guerres : alors que le nombre de « garçonnes » augmente, la mise en garde face aux dangers du lesbianisme est plus fréquente, et Renée Vivien sert de levier dans cette mise en garde. Sa mort précoce, ses addictions, apparaissent à certains comme une forme d’argument de dissuasion. On trouve alors bon nombre lectures pathologisantes, misérabilistes ou qui font d’elle une sorte d’incarnation de « femme damnée » au sens baudelairien, ou de vierge martyre victime de ses propres faiblesses. La tendance qu’on observait déjà chez les contemporains de Renée Vivien, qui consistait, à force de marteler l’influence baudelairienne dans son œuvre, à la confondre avec un personnage poétique directement issu des Fleurs du mal, s’accentue et s’adapte aux nouvelles inquiétudes et aux théories pathologisantes qui en découlent – ou qui les provoquent, c’est un cercle vicieux à vrai dire et certaines théories qui trouvent alors de l’écho datent de bien plus tôt.
Renée Vivien a sans aucun doute été en partie maltraitée par la critique, et on lit dans ses lettres à quel point cela a pu la blesser. Ce qui étonne, toutefois, c’est que lorsqu’on lit les témoignages de ceux et celles dont elle était proche, mais aussi ses propres documents, revient constamment l’idée que les « éloges » la heurtaient tout particulièrement. Cela nous ramène à la question des éloges en demi-teintes qui sont légion autour de 1900 : alors que le nombre de poètes femmes s’accroît assez sensiblement et qu’il devient impossible de le nier en bloc, de nombreux discours leur reconnaissent une certaine qualité de seconde zone, une qualité au sein d’un groupe exclu de la poésie véritable. En vérité, une bonne partie des textes qui louent ses qualités poétiques (dont certains émanent étonnamment de francs réactionnaires comme Charles Maurras…) rappellent en parallèle constamment son tribut à la poésie masculine, passent à côté du caractère réflexif de l’œuvre et la réduisent à ce qu’on appelle alors « poésie féminine », à savoir une poésie supposée spontanée, immédiate, sentimentale et sans nul rapport réfléchi au monde et à la littéraire.
Et c’est bien à ces critiques-là, entre autres, qu’elle répond le plus visiblement, soit dans les textes en intégrant la question de l’écriture et des réflexions sur la littérature dans le tissu de la fiction, soit dans la construction énonciative trompeuse et éclatée qui caractérise son œuvre, soit encore en multipliant les masques et les pièges : se rendre insaisissable contre la tendance à faire de tout ce qui est produit par les femmes un bloc monolithique et figé. Pour cela, Renée Vivien semble avoir construit une analyse tout à fait minutieuse des procédés de réception biaisés qui caractérisent son temps.
Bon, et puis dès son vivant, il y a aussi de vraies critiques élogieuses et sincères, et une forme d’admiration qui prend ensuite de l’ampleur, chez un public de poètes ou de littéraires, mais aussi chez un petit public féminin qui dépasse cette sphère. Toujours dans l’entre-deux-guerres, plusieurs pastiches admiratifs de son œuvre paraissent, ainsi que plusieurs hommages presque idolâtres. S’il y a un fait remarquable, c’est que Renée Vivien n’a jamais été absolument connue, mais qu’elle a toujours eu des admiratrices et admirateurs particulièrement fervent.e.s. On la retrouve par ailleurs citée par-ci par-là comme un clin d’œil : chez Mireille Havet, par exemple, dont le roman Carnaval escamote une relation lesbienne sous une intrigue hétérosexuelle tout en laissant quelques indices culturels à celles qui voudraient les voir.
C’est surtout dans les années 70 puis 80 que Renée Vivien a retrouvé une notoriété que l’histoire littéraire avait petit à petit ensevelie, à la fois dans les milieux féministes et à l’université. On note tout de même un nouvel essoufflement dans les années 90, puis un retour en force à la fin de la décennie 2000, qui ne cesse de s’accentuer à présent, notamment depuis la vague Metoo qui a dans l’ensemble lancé un mouvement de redécouverte des autrices du passé. On peut espérer qu’elle ne redisparaisse pas, mais rien n’est jamais sûr avec l’histoire littéraires des femmes, d’où aussi l’importance d’essayer de solidifier sa position à la fois dans la recherche, dans les maisons d’édition, et surtout chez les lectrices et les lecteurs.
La thématique du féminisme et de l’homosexualité est centrale dans les écrits de Renée Vivien. Comment ces thèmes se manifestent-ils dans ses œuvres principales ?
Il faut d’abord rappeler un fait tout simple : Renée Vivien est l’une des premières en France à publier une œuvre poétique ouvertement lesbienne émise par une femme – et non par un homme comme cela a pu être le cas au long du XIXe siècle –, et à mettre en scène un érotisme entre femmes qui ne soit pas à destination d’un public masculin et de ses attentes – contrairement à ce que certaines autrices ont pu faire, notamment à la fin du XVIIIe siècle.
Surtout, chose inédite au moment où elle écrit, cet élément n’est pas qu’un catalyseur thématique. J’entends par là que l’homosexualité n’est pas uniquement un sujet que l’œuvre aborde, mais un bouleversement autour duquel elle se construit, ce notamment pour la partie poétique sur laquelle je travaille : le fait même de poser une installation dans laquelle le « je » qui parle et le « tu » qui reçoit sont deux femmes est un renversement du lyrisme tel qu’il s’est construit depuis des siècles lorsque Renée Vivien écrit. Le rapport sujet masculin/objet féminin s’en trouve profondément bouleversé, et avec lui les imaginaires qui entourent les catégories de sexe et l’amour poétique : l’axiologie de la parole et du silence, de l’intelligible et du sensible, du regardant et du regardé, ne tient plus, de même que le rapport d’amour-haine qui fait de la femme aimée un Autre incompréhensible et qui construit en bonne part le désir poétique masculin de la deuxième moitié du XIXe siècle. Si le sujet de l’amour est identique en terme de positionnement sexuel que le sujet qui parle, une solidarité de traitement est induite entre les deux instances : je ne peux plus dire que les femmes sont des lâches sans cœur dans un rapport d’opposition, sans tomber moi-même sous le coup de l’insulte.
Ce bouleversement, Renée Vivien le met en scène, le travaille, le discute tout au long de son œuvre poétique comme romanesque. Elle l’exploite et l’étend à un travail de sabotage d’autres normes littéraires : hybridation des formes, explosion des instances narratives – le je n’est jamais totalement fiable chez elle –, inversion du sens des textes – des textes fondateurs, bibliques par exemple, mais aussi des textes littéraires canoniques –, inversion des valeurs – du masculin et du féminin et, de là, reprenant l’opposition qui veut que les femmes soient, depuis Eve, la possibilité du péché, du bien et du mal –, inversion des stigmates, etc. Ses écrits témoignent aussi en acte, partout, des résistances du langage et des images à se plier à un nouvel imaginaire.
Pour toutes ces raisons, son œuvre apparaît comme un flamboyant exemple de sape des normes patriarcales, et comme un exemple précurseur de réalisation littéraire féministe. Indéniablement, ses textes mobilisent des éléments qui deviennent plus tard des marqueurs d’une littérature féministe. Son travail des mythes féminins, sa revalorisation des figures de femmes, son inversion des valeurs patriarcales, sa critique des hommes, du mariage, de la maternité, tout cela va dans le sens de cette lecture. Renée Vivien est par ailleurs renseignée sur les débats féministes de son temps, comme le montre un extrait de son roman qui reprend trait pour trait un article de La Fronde, revue féministe dans laquelle elle publie d’ailleurs quelques poèmes. Elle ne fait pas partie de ces autrices qui, tout en écrivant des œuvres très sensiblement subversives du point de vue du genre, disent leur rejet du féminisme (c’est le cas de Rachilde, de Colette par exemple).
Pour autant, dans ce moment très particulier qu’est le tournant 1900 et l’éveil de la première vague féministe, Renée Vivien ne fait pas partie non plus des autrices concrètement engagées dans les luttes sociales, et demeure une femme de sa classe, dont la sociabilité réelle contredit à plusieurs égards les affirmations flamboyantes de l’œuvre – et de la correspondance d’ailleurs. Dans une perspective de recontextualisation esthétique, on pourrait aussi avancer que le rejet du mariage et de la maternité, le trouble dans le genre, la mise en scène de la guerre des sexes sont dans une filiation directe avec la mode générale de la fin du XIXe siècle. On n’aurait pas tort de le dire – même si Renée Vivien joue à prendre à rebours et à resignifier certains traits de l’esthétique décadente.
Cette résistance et ces paradoxes ont fait que la lecture de son « engagement » (mot à discuter) s’est polarisée au fil des décennies entre mise en avant d’un féminisme évident, flamboyant, parfois sans prise en compte de certaines données intéressantes, ou à l’inverse mise à l’écart opportune de la portée féministe et transgressive de l’œuvre. C’est donc un adjectif peut-être plus complexe à poser qu’il n’y paraît, qui dépend de ce qu’on entend par féministe – quel féminisme, quels en sont les critères ? choisit-on la définition de l’époque ou la nôtre ? –, ou par féminisme littéraire – doit-il s’accompagner d’une action, d’un engagement concret ? –, et de l’endroit où l’on veut regarder : les textes (qui ne disent pas tous la même chose si l’on prend l’œuvre dans son ensemble), la biographie, la posture de l’autrice, tout à la fois ?
Bon, tout ça peut aussi être facilité par une simple observation de réception actuelle : il semble assez net qu’aujourd’hui, quoi qu’on en dise, Renée Vivien est reçue non seulement comme figure de l’histoire littéraire lesbienne, mais aussi féministe, et on comprend aisément pourquoi à la lecture de certains de ses textes. Mais c’est aussi intéressant d’en discuter et de creuser la question, parce que là comme pour d’autres possible rattachements, elle ne se laisse pas si facilement saisir.
Les traductions et adaptations des poèmes de Sappho par Renée Vivien sont souvent citées. Quelle est l’importance de ces traductions dans son œuvre et en quoi reflètent-elles sa propre sensibilité poétique ?
Renée Vivien a traduit et adapté les textes de Sappho dans un recueil hybride en 1903. Déjà, dans ses recueils précédents, et notamment dans Évocations qui paraît quelque mois plus tôt, Sappho est présente. Elle le demeure ensuite, au moins jusqu’en 1907, puis sa présence s’amenuise à mesure que le propos poétique se fait plus nostalgique.
Sappho représente une origine essentielle en tant de poétesse, femme, lesbienne : il faut garder en tête qu’elle est l’unique référence qui rassemble ces trois aspects pour Renée Vivien, qui doit donc jeter un pont sur 26 siècles, non seulement de silence, mais aussi de modulation du souvenir de la poétesse de Lesbos. Après des siècles de représentation d’une Sappho résolument hétérosexuelle, les artistes du XIX siècle – Baudelaire notamment, puis une foule d’auteurs décadents et symbolistes – ont participé à ériger une nouvelle figure de Sappho, mais avec une vision souvent fantasmée ou fétichisante du lesbianisme, vu tantôt comme une forme d’idéal féminin – mais par et pour un artiste homme, ce qui n’est pas sans problème –, tantôt comme une déviance sexuelle.
Lorsque Renée Vivien traduit Sappho (elle est la deuxième femme en France à en publier une traduction, bien après Anne Dacier au XVIIe siècle), il s’agit donc de rétablir un contact authentique, et de dessiner les contours d’encore une autre Sappho possible, qui pioche dans les représentations existantes – celles de Baudelaire, mais surtout celles de Swinburne ou de Verlaine, qui déjà n’ont pas le même positionnement – tout en s’en émancipant, en devenant autre chose : comme l’œuvre de Renée Vivien elle-même, d’ailleurs. Sappho est ainsi un modèle et un idéal, en tant que figure centrale de la communauté féminine de Mytilène. Cette représentation à son tour n’est pas sans modulations, d’ailleurs, même si Renée Vivien connaît bien les bribes de biographie de Sappho qu’elle transcrit dans son recueil.
Ce rôle de catalyseur se manifeste, au-delà de la traduction, par la réécriture et la dilution des fragments sapphiques au sein de l’œuvre de Renée Vivien, qui recompose à partir des vestiges du texte grec là où, en parallèle, elle prend plaisir à fragmenter certains textes canoniques masculins. Cette dilution prend des formes multiples, depuis l’épigraphe et la citation littérale vers la reprise de motifs (la pâleur de l’herbe, la violette, le tressage et le tissage, la violence contraire du sentiment amoureux, etc.) directement associés au texte originel. La communauté de Lesbos trouve par ailleurs de multiple avatars au fil de l’œuvre.
L’aède de Lesbos est donc à l’origine de tout un travail de mise en contact, qui trouve une forme particulièrement flagrante dans « La Genèse profane », texte dans lequel Renée Vivien imagine, par inversion des valeurs traditionnelles, une Sappho directement créée par Satan qui représente l’origine de la parole poétique, par opposition à Homère, image de la création masculine. Ce geste de retour vers Sappho n’est toutefois pas sans une forme de tristesse existentielle : l’idéal antique de Sappho – comme d’autres origines antiques idéalisées par les poètes, notamment les parnassiens – et aussi un idéal perdu, corrompu à jamais, vers lequel le couple moderne ne peut que tendre, dont il ne peut que s’inspirer sans jamais le saisir.
Quels sont les poèmes ou les œuvres de Renée Vivien que vous considérez comme les plus emblématiques de son style et de sa vision poétique ?
C’est difficile de choisir, parce que Renée Vivien a écrit beaucoup de poèmes, et ce sur une période très courte de 8 ans ! J’ai l’habitude, instinctivement, de citer « Paroles à l’amie », du recueil À l’heure des mains jointes, parce qu’outre son sujet, il représente un moment d’accomplissement poétique à de multiples égards. Plus généralement, ce recueil incarne une forme de paroxysme poétique, il me semble, dans son passage du négatif au positif, dans la force de l’autodéfinition du sujet poétique. On peut penser par exemple aussi à « Psappha revit » et à « En débarquant à Mitylène » qui sont deux pièces importantes du recueil, ainsi qu’à « Intérieur ».
J’aime aussi énormément le recueil de vers précédent, La Vénus des aveugles, qui est peut-être le plus décadent et le plus violent de toutes ses publications versifiées : les poèmes « Litanie de la haine », « Les Succubent disent », sont un pas décisif dans l’affirmation du sujet poétique et dans ce geste de retournement des normes que Renée Vivien produit progressivement et donne à regarder. Dans Évocations, un an plus tôt encore, je pense évidemment au long poème « Souveraines », qui trace un continuum entre des figures féminines mythiques et historiques autour du leitmotiv « je ne fus pas heureuse ».
Il y a aussi les multiples poèmes plus érotiques de son œuvre, « Fraîcheur éteinte » (le vrai titre est « Chanson ») par exemple, pour les premiers recueils, « Faste de tissus » pour les publications plus tardives – il y en a plein d’autres ! Et puis, pour comprendre la complexité, les contradictions de l’œuvre et le travail d’insincérité et de travestissement du sujet poétique, on peut aller lire les poèmes qui tranchent très franchement avec la tonalité générale de l’œuvre : « Lucidité », « Victoire », « La Douve », « La Nuit latente » par exemple.
Si on préfère la prose, ses deux œuvres les plus faciles à se procurer, non sans bonne raison, sont La Dame à la louve, un recueil de nouvelles dans lesquelles l’enjeu des conflits entre les catégories sociales de sexe est absolument central, et Une femme m’apparut…, son roman principal et une de ses œuvres les plus complexes et les plus abouties. Attention, ce roman est paru en deux versions très différentes, l’une en 1904 – plus difficile à trouver –, l’autre en 1905.
Et si l’on veut plutôt découvrir Renée Vivien satiriste, les éditions ErosOnyx ont aussi republié de petites œuvres plus tardives qui ont le mérite de montrer de manière flagrante son rapport ironique au monde et à la littérature : Le Christ, Aphrodite et Monsieur Pépin suivi de L’Album de Sylvestre.
Renée Vivien : une poétique sous influence, Camille Islert, PUL