Bonjour Planète Bizarre, signé Alexx Boniki paru aux Éditions Flblb (La déflagration des buissons de Julie Chapallaz, Néo Faust d’Osamu Tezuka…) nous raconte le quotidien embrumé de Syd et Tabata, deux meilleures amies préférant passer le plus « clair » de leur temps à fumer des pétards et à écouter de la musique d’outsiders plutôt qu’à préparer leur bac. Étrangement, une série d’incendies se déclare. À l’approche de l’été, chacune a des projets différents.
Évoluant dans l’univers voilé et hardi de la bande dessiné, membre actif du Collectif d’En Face (Rouen), Alexx nous a accordé une interview dans laquelle elle nous raconte sans demi-mesure le parcours ayant mené à la réalisation de cette bulle graphique de 184 pages, riche en humour noir et où règne la désinvolture.
Bonjour Alexx merci de nous accorder cet entretien. D’entrée de jeu Bonjour Planète Bizarre propose un univers, le ton est donné dès l’ouverture. Pour autant, on ne peut s’empêcher de penser à Ghost World pour son côté sarcastique / humoir noir. La référence est parfaitement assumée de ce que j’ai pu lire ici et là. D’autres œuvres t’ont-elles inspirées pour raconter cette histoire ?
Bah déjà, merci parce que j’aime bien répondre à des questions. Donner mon avis sur des trucs, c’est un de mes passe-temps favoris ! Ouais, j’adore Ghost World, de Daniel Clowes ! C’est une bédé que j’ai lue vers mon adolescence et ça a été une claque, tant au niveau du graphisme et du récit que dans la façon dont les personnages d’Enid et de Rebecca sont construits. On a l’impression d’être ces deux adolescentes au fil de la lecture, même si on est pas forcément deux filles adolescentes, et lorsqu’on referme le bouquin, on est triste de les quitter. Comme quoi, on peut être un vieux monsieur et parfaitement écrire des personnages de filles ados héhé. Je trouve que c’est important, ça, savoir bien écrire des personnages, et surtout, de les écrire honnêtement. Si les personnages ne sont pas bien écrit, pas bien construits, l’histoire perdra en force, même si on est un génie du dessin, car si le lecteur ne peut pas croire que les personnages existent, ça le sort du récit et c’est foutu.
J’ai pas mal regardé de films de Sidney Lumet aussi pendant la réalisation de ma bédé. Il est particulièrement doué dans l’écriture de ses personnages. J’aime aussi le fait qu’il réussisse, par un détail dans une scène, à ce qu’on comprenne un trait de caractère d’un personnage. Dans Serpico, par exemple, le flic joué par Al Pacino achète un chiot dans la rue, sans raison apparente. Tout au long du film, ce chien qui a grandi et qui est devenu un énorme clébard sympathique, traverse de temps en temps les scènes. On découvre plus tard, par d’autres plans dans le film, qu’Al Pacino a en fait une incroyable ménagerie chez lui, des souris qu’il trimballe dans ses poches de chemise, un perroquet, sans qu’on n’insiste dessus avec des dialogues. Et hop, on a un trait de caractère du personnage qui apparaît et qui nous le rend plus profond. C’est pareil pour le personnage de Sonny, dans Un après-midi de chien…
Ceci dit, tous les bouquins que j’ai lu (même les mauvais) ont dû m’inspirer pour Bonjour Planète Bizarre : on est la somme de tout ce qu’on a lu, vu et écouté, j’imagine…
Les séquences humoristiques jalonnent le récit tout du long, je pense notamment au concert que « donnent » les Suburb Suicide (je n’en dirais pas plus à ce sujet pour ne pas spoiler). Il y a comme une forme de glorification de la loose que l’on retrouve dans le cinéma indépendant américain. Entends-tu cette analyse ?
Oui, c’est possible. Le duo des Suburb Suicide sont construits comme des personnages plus caricaturaux que ceux de Syd et Tab. Ils sont là, presque comme des marionnettes grotesques, ce qui rythme le récit et le rend moins sombre, moins tragique, même si ce qui arrive aux Suburb Suicide est horrible aussi, au final. C’est la façon dont leurs déboires sont montrés qui rend le truc drôle. Quant à la « glorification de la loose », ouais, c’est sûr que je trouve ça plus intéressant de montrer des personnages qui galèrent (et les Suburb Suicide galèrent aussi sûrement parce qu’ils sont pas très bons dans ce qu’ils font) que des persos qui réussissent tout sans trop de difficultés. Ça ne fait pas une très bonne histoire, je pense, et j’aurai envie de les gifler, ces héros-là, car je n’aurais aucune empathie pour eux.
Sans doute, que c’est ça aussi, ce qu’une certaine partie du cinéma indépendant veut montrer : le spectateur ne va pas s’identifier à un super-héros avec des pouvoirs et un slip, mais par contre, si on montre un type cinglé qui lance des malédictions en poussant un caddie, bah, moi je me sens plus proche du fou au caddie, donc j’ai envie de connaître son histoire…
En lisant ta bande dessinée, on ne peut s’empêcher de penser à la culture white trash autant pour sa drôlerie que son côté tragique dans sa manière de dépeindre ses sujets. Le cinéma de Todd Stephens ou encore celui de Kimberly Peirce me sont venu à l’esprit lorsque l’on comprend que Tabata n’est pas là ou nous étions censé la retrouver*. Quel est ton rapport à cette culture ?
Alors je ne connais pas du tout le cinéma de Stephens et de Peirce, j’irai voir de quoi il s’agit, parce que ce que j’ai vu des bandes-annonces me semble assez cool. La culture white trash, est-ce que c’est quelque chose qui aurait un équivalent en Europe ou en France ? De ce que j’en comprends, le white trash est un ouvrier blanc pauvre américain. En France, on parlerait peut-être plus de »cassos » ou de »bouseux » pour la campagne ? Je ne sais pas…
Je ne sais pas non plus si c’est tant un rapport de classe sociale que de géographie, même si les deux peuvent être liées. Syd et Tabata vivent dans une petite ville, c’est pas la banlieue d’une grosse ville, ni un village de campagne, on pourrait dire »petite ville de province »‘ même si je n’aime pas particulièrement ce terme. Et elles se font chier. C’est peut-être ça qui joue le plus. D’ailleurs, du côté de Tabata, la famille semble ne pas trop mal s’en sortir. Ils ont trois enfants, une maison, un jardin, c’est presque la famille nucléaire. Du côté de Syd, ça semble plus compliqué. Mais d’une manière générale, les adultes sont exclus du monde où les personnages principaux évoluent. On sait qu’ils sont là, qu’ils existent, mais qu’ils n’ont presque pas d’importance dans l’univers dans lequel les deux filles évoluent. J’aime bien cette idée, c’est un peu ce qu’on vit quand on est ado, on a l’impression que les adultes sont complètement étrangers à notre monde.
La bande son (Culture Club, The Cure, Chris Isaak…) occupe une place importante dans ton oeuvre, une playlist nous est même proposée en conclusion. Aurais-tu d’autres titres à nous recommander afin de nous plonger un peu plus dans ton esprit ?
Pour Bonjour Planète Bizarre, j’ai utilisé des chansons des années 80/90 principalement parce ce que le côté « kitsch » de certaines musiques fonctionnaient particulièrement bien avec l’état d’esprit du gars des Suburb Suicide, et que ça fonctionnait comme ressort comique. C’est des trucs qui sont comme un plaisir coupable et qu’on peut brailler de façon décomplexée en bagnole (en tout cas, c’est ce que moi je fais). J’ai pas trop d’autres titres qui soient en rapport avec la bédé à proposer : (
Peut-être « Nights in White Satin » de The Moody Blues ?
J’ai lu quelque part que Bonjour Planète Bizarre (le magazine dont il est fait référence) existait réellement mais qu’il n’avait encore jamais été édité faute de moyens. Est-ce qu’on peut espérer un jour le voir apparaître en rayons ? Pourrais-tu en dire plus à son sujet ?
Bonjour Planète Bizarr (sans « e » au bout, pas comme le titre de la bédé donc), est le magazine que lisent Syd et Tabata. C’est également un journal dans lequel des copains à moi et moi-même ont fait des trucs dont j’ai actuellement toutes les pages mais qui n’existe nulle part, à part dans mon InDesign, ahah ! Je galère à trouver un imprimeur qui me fasse du A2 recto-verso sans devoir vendre mes organes. Plus sérieusement, ça pourrait être chouette qu’il soit imprimé un jour, mais est-ce que la réalité ne serait pas décevante par rapport à ce qu’on peut imaginer qu’il contient, dans la bédé ? J’avais eu l’idée de la couv en prenant des acides alors bon…
Le journal ‘Bonjour Planète Bizarr devait être un magazine terrifiant pour enfants. En gros, on y parle de disparitions inquiétantes d’enfants, des jeux, des strips, et plusieurs rubriques donnent des trucs et astuces pour se protéger des Monstrochiens. Les Monstrochiens sont des créatures horrifiantes qui peuvent prendre l’apparence de n’importe quoi ou de n’importe qui (votre fauteuil, votre teckel, vos parents). Les adultes semblent ne pas se rendre compte de l’existence des Monstrochiens. On ne peut les distinguer que par leurs regards menaçants et leurs rictus monstrueux. Dans le journal, il y avait tout un truc méta sur le fait que dans les strips, les Monstrochiens apparaissaient au fur et à mesure, comme s’ils contaminaient l’espace même de l’édition. À la fin, il y avait un courrier des lecteurs (tous des enfants) qui demandaient de l’aide au journal car ils avaient été, d’une manière ou d’une autre, en contact avec les Monstrochiens et qu’ils avaient peur. Et on se rendait alors compte que l’équipe de rédaction du journal étaient eux-même des Monstrochiens, comme une sorte de théorie du complot pour enfants. Je sais pas si je suis très claire…
Deux histoires nous sont contées sans qu’à aucun moment les personnages n’interagissent entre eux. D’où t’est venue cette idée ?
Heu…Je sais plus trop, les Suburb Suicide, en réalité, c’est mon perso (enfin, la chanteuse est dessinée de la façon dont moi je me dessine) et son acolyte, c’est un copain à moi. Ou plutôt, des caricatures de nous-mêmes. J’aime bien les récits où les points de vue des personnages se mélangent, comme dans le Roi des Mouches de Mezzo et Pirus, alors peut-être que ça vient de là ? Tout comme Syd et Tab, les Suburb Suicide veulent se barrer de la ville car leur concert à mal tourné. Néanmoins, on peut croire qu’ils sont « maudits » car il ne leur arrive que des merdes. À moins que ce ne soient eux qui amènent le chaos en ville ?
Comment la collaboration avec les édition Flbld s’est faite ?
Bah, en gros, j’ai envoyé un dossier présentant le projet de bédé à plusieurs maisons d’éditions indépendantes. Ce sont les éditions FLBLB qui se sont révélées être intéressées par ce projet. On a beaucoup retravaillé le story-board de la bédé ensemble pour en faire une longue histoire. A l’origine, elle se présentait plutôt sous la forme de strips de quatre cases. On a viré certains trucs, et en discutant, la trame s’est complexifiée pour devenir la bédé qu’on peut lire aujourd’hui. Le dessin, par contre, est à peu près resté le même que ce qu’il était dans la version antérieure.
Tu es membre du collectif d’en face (galerie basée à Rouen), pourrais-tu nous en dire un peu plus à son sujet et ton rôle au sein de ce collectif ?
Le Collectif d’En Face est à la fois un lieu d’exposition et un atelier pour ses membres. Il est situé à Rouen. C’est une asso dont je suis la trésorière. On a désormais un beau site sur le ouèbe qu’on peut cliquer ici : https://www.collectifdenface.com et où il est dit ceci : « Notre créativité est un véritable bijou, capable de vous ensorceler par de mystérieuses recettes plastiques qui raviront le plus bougon des enfants. Chacune de nos œuvres est un tour de force unique en son genre, implacable, subtil et adéquat. Alors fais comme des dizaines de personnes heureuses avant toi et viens vite découvrir les mille et une merveilles artistiques du Collectif d’en Face ! »
Alors franchement, si ça donne pas envie, on ne sait plus quoi y faire !
As-tu d’autres projets ?
Yes. Je bosse sur plusieurs trucs en ce moment. D’abord un projet d’album jeunesse avec un pote à moi qui doit faire le dessin et dont on bosse ensemble le scénario (Quentin Bé, si tu lis ceci, sors-toi les doigts) et dont les deux personnages principaux, Douze et Cinq, sont des sortes de détectives qui sont missionnés par l’association des parents d’élèves de Bourg-en-Brume pour enquêter sur des disparition d’enfants lors des fêtes de Mardi Gras. Ils vivent dans le grenier de chez Mamie. On aimerait bien éventuellement en faire une série, si ça intéresse des éditeurs, mais faut qu’on avance déjà sur le premier et qu’on réussisse à le vendre.
Sinon, j’aimerais faire une suite à Bonjour Planète Bizarre, si ça intéresse mon éditeur, qui serait comme un point final de ce qu’ils advient des personnages. J’ai à peu près une cinquantaine de pages de story-board pour le moment et il reste encore beaucoup de boulot. Je voudrais que l’ambiance soit encore plus sombre que le premier.
Je prépare aussi une expo autour de l’univers de la bédé au Collectif d’En Face pour septembre, et sinon, je suis invitée dans des festivals de bédé à Paris en fin d’année et à Angoulême en 2024. Yaura sûrement d’autres trucs entre-temps mais voilà, c’est à peu près ça.
Extraits de la bédé :
Références :
Serpico (photo), Todd Stephens (Gypsy83) : https://www.youtube.com/watch?v=-A_2oKpOdqk
Kimberly Peirce (Boys don’t cry) : https://www.youtube.com/watch?v=4QVraC5tPB8
Nights in White Satin, The Moody Blues : https://www.youtube.com/watch?v=cs4RG9u8IVU
Le roi des mouches de Mezzo et Pirus :