La troisième saison de Drag Race France sur France TV s’est achevée au début de l’été, mettant en lumière l’art du drag et le rendant accessible au plus grand nombre. Cette exposition s’est vue également dans la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques lors de laquelle on a pu voir plusieurs figures de l’émission, parmi lesquelles Nicki Doll, l’animatrice de l’émission. Chez Friction, nous avons toujours suivi le travail de drags qui font partie de notre quotidien, notamment parce qu’iels s’engagent dans des initiatives militantes et festives à Paris. Nous avons voulu savoir si la popularité de l’émission avait changé leur rapport au drag. Nous avons donc interrogé plusieurs d’entre elleux, à savoir Minima Gesté, qui a subi un violent harcèlement lorsqu’elle a été amenée à porter la flamme olympique, mais aussi, Angelica Stratrice, Victoria Sucrette, Clémence Trü, Calypso Overkill et Miroslav Toi Les Mains : nos drags à nous, en somme.
Drag Race : une émission suivie, qu’on l’adore ou non
Elles reconnaissent toutes avoir suivi l’émission, notamment les premières saisons US. La multiplication des franchises rend difficile de tout suivre mais certaines essaient quand même, c’est le cas de Victoria Sucrette qui suit les franchises internationales même si elle reconnaît que c’est parfois du hate watch. « J’aime découvrir les nouvelles licences hors US, mais je concède une certaine fatigue quant au programme tant il y a de saisons à suivre en même temps… (Qui a le temps de tout regarder, déjà ?) » nous explique Clémence Trü. Angelica Stratrice va dans le même sens : « Alors à partir de la saison 11 ou 12 US j’ai commencé à lâcher, mais je regardais quand même un peu UK et Canada au début. Aujourd’hui je regarde uniquement FR et Belgique (ou quand il y a désormais des DR-Girls françaises dans UK VS World etc.) ». Calypso Overkill quant à elle reconnaît avoir arrêté de regarder les autres franchises de l’émission mais participer à Drag Race France est un rêve, pas nécessairement une finalité mais un tremplin. Toutefois, elle ne cache pas son amertume quant au fait de ne pas participer à l’émission tout en soutenant évidemment les queens qui y participent. Elles reconnaissent que c’est toujours un plaisir de voir les copines ou connaissances montrer à la France entière la beauté et l’unicité de leur art.
Du drag mais surtout de la bonne télé
Pour toutes, l’émission a fait évoluer leur rapport au drag en leur permettant d’affiner ce qu’elles aiment ou pas dans l’art du drag. Miroslav Toi Les Mains nous raconte qu’avec l’émission il a appris pas mal de termes anglais du milieu et quelques références phares comme Paris is burning : « mais elle n’a pas changé mon rapport au drag puisque j’ai découvert cet art là où il se pratique : sur scène.» Pour Clémence Trü, Drag Race France montre un aspect très glamour et très scintillant du drag : « Parfois, c’est difficile de se comparer à ça et je pense qu’on le fait tous-tes, qu’on le veuille ou non. Mais le sujet est le même avec Instagram, les réseaux sociaux, etc. Il y a des moments où je me dis : oh wow, c’est si beau et ce que je fais est si moche… Et d’autres moments où je me souviens que c’est la TV et que la scène, ce n’est pas pareil. » Toutefois, Minima par exemple considère que son rapport au drag n’a pas évolué : « tout mon drag a été a été quand même vachement. conditionné par Drag race et Drag Race France reprend quand même beaucoup de codes de drag de façon générale. » De la même façon, Calypso, lorsqu’elle a commencé le drag en 2014, s’imaginait déjà dans Drag Race US, donc elle a toujours mis en place des stratégies par rapport à l’émission et ses exigences donc ça n’a pas nécessairement changé sa façon de travailler.
Mais Drag Race France peut aussi servir de contre-modèle, c’est par exemple le cas pour Victoria Sucrette : « Au début de mon drag ça avait tendance à m’influencer à penser, à me diriger vers ce style de drag très « conventionnel » et très rapidement c’est devenu un contre exemple à suivre et j’ai décidé de rester shlag et de faire ce que j’ai envie de faire, Drag Race montre qu’une infime partie de ce que le drag peut-être à travers un prisme où on dépense beaucoup trop d’argent »
Dans tous les cas, nos drags ne perdent pas de vue qu’il s’agit avant tout d’une émission de TV, il s’agit donc… de faire de la bonne TV. Ce n’est pas nécessairement la même chose lorsqu’il s’agit de performer pour des événements communautaires, sur scène, etc.
Drag Race France, ça a permis de montrer entre autres qu’on peut vivre du drag, et par conséquent ça force les artistes drag qui veulent en vivre à se professionnaliser, avoir la rigueur et l’attitude pro nécessaire qui va avec.
Angelica Stratrice
C’est aussi quelque chose qui a changé leur façon à tou·tes d’envisager leur « carrière » en tant que drag. Minima par exemple, nous explique que l’émission rythme l’année, entre les castings, les périodes d’enregistrement, etc. toutefois sans forcément changer sa façon de travailler puisqu’elle fait partie d’une agence de booking qui compte aussi plusieurs queens de la franchise. En revanche, elle reconnaît que ça lui a donné des opportunités en lui permettant de se produire sur d’autres scènes. C’est aussi ce que constate Calypso, cette visibilité accrue lui a permis d’avoir plus de bookings, et ce partout en France. Ça l’a aidée à voyager. « Je me rappelle, il y a un an, j’ai décidé de faire une tournée drag solo et j’ai contacté des bookers partout en France et j’ai pu énormément voyager. » Elle rit en évoquant son côté delusional qui envisageait depuis longtemps la version française de l’émission en basant tout son drag sur une éventuelle franchise française. L’émission offre des perspectives non négligeables à celles qui veulent vivre totalement du drag. « Drag Race France, ça a permis de montrer entre autres qu’on peut vivre du drag, et par conséquent ça force les artistes drag qui veulent en vivre à se professionnaliser, avoir la rigueur et l’attitude pro nécessaire qui va avec. » complète Angelica Stratrice.
Pour les drag kings et les drag queers, c’est encore différent, comme l’explique encore Miroslav : « Bien sûr, je rêve du jour où Mama Ru cédera à la pression d’une partie du public et fera entrer des kings dans la compétition, s’attribuant le mérite de cette avancée à contre coeur puis permettant aux autres franchises de le faire ensuite ! Et l’idée me tente, ce serait mentir que de dire le contraire. Après, je me suis mis des bâtons dans les roues pour que ça arrive un jour ces dernières semaines, en ouvrant trop ma gueule. Mais aucun regret ! Et je salue, en vrai, le travail de la prod de DRF pour la visibilité des kings. Certains ont beau dire qu’on les utilise comme accessoires… rien que ça, ça fait chier la maison mère américaine, qui verrouille et valide tout pour les autres franchises. Je vois vraiment ce travail-là comme les premières pierres posées pour une vraie présence des kings un jour dans l’émission. À terme, le format va s’essouffler, ça commence déjà, et on viendra nous chercher à genoux ! Bref, pour les kings, on peut dire coco-cocorico et merci à Drag Race France ! En attendant, je continue juste mon petit bonhomme de chemin en tant que king et spectateur de l’émission. »
Des changements concrets pour les artistes
Par ailleurs, la popularité du drag lié à l’émission a également changé des choses très concrètes pour nos drags. Angelica Stratrice nous raconte par exemple qu’en 2020, quand elle était encore salariée (à l’époque ingénieure en agence de datamarketing), sa PDG avait complètement refusé sa proposition de booker des drags dans la boîte, alors qu’en en 2023 elle l’a bookée pour un bingo devant plus d’une centaine de personnes. Minima aussi a vu ses bookings en entreprise exploser. Cette notoriété a donc créé de nombreuses opportunités, mais si on doit reposer sur un principe très capitaliste d’offre et de la demande : il y a quand même toujours bien plus de drags que de bookings à portée. Cela a aussi créé une forme de concurrence accrue et donné un aspect plus entrepreneurial au métier, qui est avant tout celui d’artistes, comme nous l’explique Clémence.
Un bémol toutefois, l’émission n’a mis un coup de projecteur que sur les drag queens, les drag kings et queers restent encore très minoritaires : « l’émission n’a pas fait avancer les choses de mon côté, bien que mon personnage, très androgyne, tienne pas mal de la queen à barbe aussi. La scène king est en pleine ébullition — suivez le compte instagram @kings.france — mais ça se fait de part le travail acharné des kings, de leur organisation, de leur solidarité, de leur sens de la communauté et de leur volonté de s’imposer aussi (et réussir) sur les scènes où l’on ne voit habituellement que des drag queens. » Par ailleurs, on peut déplorer que l’émission ait aussi contribuer à hausser le niveau d’exigence du public quant à ce qu’il est en droit d’attendre des drags : « Il faut savoir se maquiller, se coiffer, s’habiller, coudre, créer des costumes, chanter, danser, faire des splits, des saltos, être drôle, jouer des rôles, imiter des personnalités, cracher du feu… Où est-ce qu’on va s’arrêter ?! Haha ! Comme si faire du drag ne suffisait pas… Et je pense que le public qui nous découvre via Drag Race tend à avoir ce genre d’attentes très élevées, désormais. » nous dit Clémence Trü.
Est-ce que Drag Race France présente l’excellence du drag français ? En partie. L’émission nous montre ce que des artistes ont souhaité nous proposer de mieux dans un contexte précis, avec des contraintes importantes (temps, moyens, thématiques…). Il serait plus juste de dire que Drag Race France montre l’excellence de certaines drags françaises. (Et c’est déjà énorme !)
Clémence Trü
Par ailleurs, nos drags sont un peu fatiguées de toute la rhétorique de l’émission autour de « l’excellence du drag français ». Angelica développe d’ailleurs cette idée en comparant Drag Race à Top Chef, l’émission de cuisine : « parce que c’est exactement ça qui se joue :
Est-ce qu’il y a d’excellents cuisiniers dans Top Chef ? Oui ! Est-ce que ça nous montre une certaine vision de la cuisine ? Oui. Est-ce qu’il y a de meilleurs chefs en dehors de l’émission ? Oui aussi. Est-ce que Top Chef représente toutes les facettes de la cuisine française ? Absolument pas. Mais est-ce que malgré tout ça c’est chouette et divertissant à regarder ? Grave ! Et pour moi, Drag Race, c’est pareil. » Pour Minima, cette rhétorique-là, c’est du full bullshit, mais ça tient au fait qu’il s’agit, encore une fois, d’une émission de TV avant tout : « Tu peux pas dire, ‘oui c’est Drag Race France, euh de 10 drag queens qui ont une histoire à raconter et qui fitent dans la narrative qu’on veut dans la saison.’ Forcément tu es obligé de dire que c’est la plus grande compétition de drag, il faut que ce soit le plus trop, le plus grand, le mieux… les meilleures tout ça, mais c’est faux. Drag Race France, ça reste une émission de télé. Attention, ça ne veut pas dire que ce sont des mauvaises drag queens, mais ce ne sont pas les 10 meilleures drag queens, ce sont dix drag queens qui ont quelque chose à raconter et qui passent bien à la télé. »
C’est aussi quelque chose à déplorer, qui tend à figer ce qu’on attend de cet art par essence transgressif. C’est aussi l’avis de Clémence : « Il y a une vision de l’excellence qui est très entreprise, très marketing. Une forme d’excellence absolue à laquelle il faudrait tous-tes se conformer, une définition très carrée et dictée de ce que doit ou devrait être le drag… Cet aspect-là, je le trouve mortifère. Je pense que le drag est un art de soi, qui doit jouer avec les codes et les définitions. Forcément, c’est difficilement compatible avec une vision de l’excellence très figée.
Est-ce que Drag Race France présente l’excellence du drag français ? En partie. L’émission nous montre ce que des artistes ont souhaité nous proposer de mieux dans un contexte précis, avec des contraintes importantes (temps, moyens, thématiques…). Il serait plus juste de dire que Drag Race France montre l’excellence de certaines drags françaises. (Et c’est déjà énorme !) » Victoria, elle, est carrément saoulée et veut représenter « le ventre mou du drag français » : « Certaines sont vraiment excellentes mais d’autres ne le sont pas, elles ont juste des excellent·es designers qu’elle paient. Ce sont des cintres. Et au final ça a un impact même quand tu fais un show à entrée libre dans la cave d’un bar où certaines personnes, bien que minoritaires, ont comme attente que tu débarques avec une tenue haute couture, sans en avoir rien a foutre de ta réelle proposition artistique. » Est-ce que le drag, finalement, est soluble dans cette rhétorique capitaliste ? Est-ce que ce ne serait pas le revers de la médaille finalement ?
Un art plus mainstream et plus accessible ?
Parce que Drag Race a également eu comme effet de sortir le drag des caves de bar justement, pour l’amener sur des scènes dans des grosses productions, ce qui a pour conséquence des tarifs plus élevés et donc une moindre accessibilité pour un public plus précaire. C’est le cas notamment de Drag Race Live, mais Minima Gesté, par exemple, ne considère pas le prix délirant si l’on prend en compte ce qui est proposé en terme de production, il faut aussi prendre en compte la rémunération des artistes « On s’est beaucoup trop habitué·es au show en entrée libre ou à 5 balles où après les artistes derrière sont pas payés quoi? Enfin le nombre de fois où du coup effectivement quand tu le proposes, un show drag avec 5 drags et que l’entrée elle est à 5 euros… ? » Clémence va dans ce sens aussi : « J’ai envie de répondre qu’il en faut pour tout le monde ! On peut très bien avoir des shows super produits dans des grandes salles avec des prix élevés et des shows plus modestes qui restent accessibles pour notre communauté, souvent précaire. On ne peut malheureusement pas exiger des grands shows qu’ils proposent des places à tarif inclusif, même si ce serait l’idéal. Il y a tout de même la question de la rémunération des artistes et des équipes techniques derrière. Quand on voit que certains cachets sont très bas quand on a des places aux tarifs élevés, on a le droit de s’interroger sur où va l’argent. » Calypso, quant à elle, considère qu’elle a pu augmenter le tarif de ses bookings, notamment lorsqu’elle travaille pour des particuliers, même si l’anticapitaliste en elle se sent toujours mal à l’aise à l’idée de demander des tarifs exorbitants.
Miroslav nous explique qu’il y a aussi des différences entre Paris et d’autres villes, comme Lyon, « Après c’est chouette aussi de payer un toit au-dessus de sa tête, les croquettes et éventuellement de la bouffe pour soi. Donc oui il faut aller chercher l’argent là où il est… Mais ne pas oublier d’où l’on vient et pourquoi on fait du drag. À mon sens c’est une question d’équilibre dans les dates que l’on organise ou que l’on accepte, pour rester proche du coeur de la communauté, aussi bien dans le propos que dans le soutien. Après — et ça ne va pas être une take populaire — un public, même avec peu de moyens, ça s’éduque. Et si tout le monde respectait vraiment notre travail, même un petit show à prix libre/au chapeau pourrait ne pas être à perte pour les artistes. J’ai constaté par exemple une différence impressionnante à ce niveau entre Paris et Lyon, où se trouve une grosse partie de ma famille drag (de gauche, paniquez pas). À la fin de la soirée, là-bas, chaque drag avait de quoi se payer correctement alors qu’à Paris, souvent, la moitié des tips va passer dans le carrosse du retour (pas toujours évitable hélas) ou simplement ne pas amortir les investissements de maquillage, costumes etc. J’entends hein, à Paris on n’a pas les mêmes loyers à payer. Mais faire respecter l’art du drag, faire comprendre sa valeur, ça se passe aussi bien dans la commu qu’en dehors. »
La visibilité mais aussi les inconvénients qui vont avec
Là encore, la médaille de la visibilité a son revers et Minima en a fait particulièrement les frais cette année lorsqu’elle a subi une violente vague de cyberharcèlement. Clémence nous explique que ce n’est pas forcément le regard qui a changé que le nombre de gens qui découvrent l’existence du drag. Clémence, elle aussi, a vécu ça lorsque le portrait fait d’elle par Gaëlle Matata à la soirée Friction pour le Planning Familial s’est vu plusieurs fois arraché du parvis de la BNF : « Les Jean-Marcel Gros Con qui viennent nous lâcher leur haine en commentaires, aujourd’hui, ils sont légion, malheureusement. Et les médias de droite (donc, la majorité des gros médias) y sont pour beaucoup ! Pourquoi Minima s’est pris une campagne de cyber-harcèlement ? C’est parce que TF1 a demandé son avis à Marion Maréchal Pétain sur le drag, que les militants-es d’extrême-droite se sont jetés-es en pâture dessus, ont relayé son Insta sur leurs groupes privés et ont appelé à des actions de masse en ligne contre elle ! Ce n’est pas le regard sur le drag qui a changé. C’est les personnes qui nous voient et voudraient surtout ne plus nous voir. J’en tiens pour preuve le portrait de moi réalisé par Gaëlle Matata, affiché sur le mur de la BNF pendant 2 mois et arraché plus 5 fois ! » Angelica est très proche de Minima dans la vie et voir sa meilleure amie être prise pour cible de violentes attaques depuis deux mois l’a beaucoup affectée : « Sur les réseaux tout le monde pense avoir la liberté de dire ce qu’iel pense, même le pire. Mais si ça gêne autant, c’est aussi et sûrement parce qu’on prend enfin une place qu’on ne nous a pas laissé avoir auparavant en tant que personnes queer. Nous sommes du bon côté de l’histoire. »
Par ailleurs Miroslav déplore le peu de soutien qu’a reçu Minima de certaines queens de la franchise, notamment relayeuse de la flamme et participante à la Cérémonie d’ouverture : « on reste à la marge et un chiffon rouge bien pratique à agiter pour les droitard·e·s. La visibilité est un outil important sur le moyen à long terme mais sur le court, elle nous met une grosse cible dans le dos. » Minima, elle, nous explique que ça montre aussi que l’exercice du drag et plus précisément l’exercice qu’elle fait de son drag est toujours aussi nécessaire et important et « fait chier les gens ». En revanche, ça a changé son utilisation des réseaux sociaux, notamment d’Instagram, devenu un simple outil de travail : « Mon onglet notification maintenant, il ne me sert plus à rien parce que j’ai de plus en plus de followers donc c’est assez exponentiel donc je vois beaucoup ça et ça m’intéresse pas parce que c’est des gens que je connais pas et dans mon onglet notification c’est aussi beaucoup de commentaires négatifs donc j’avoue que c’est le genre de choses que je regarde plus trop et du coup ça m’éloigne. Ça n’a pas changé mon regard sur le drag mais plutôt sur l’utilisation des différentes plateformes. »
« Le drag est un art politique » : et alors ?
Alors ? Le drag peut-il rester politique dans une période de médiatisation sans précédent auprès du grand public ? Calypso essaie toujours de conserver cette essence revendicatrice dans son drag : « Je ne fais pas ça pour l’argent, je fais ça pour le plaisir d’être sur scène et partager l’art du drag. On est les porte paroles de la communauté qu’on le veuille ou pas. » Pour Angelica Stratrice, la question est plus complexe : « Se contenter de dire “Le Drag c’est politique” sans aller plus loin dans le propos, ça m’a toujours énervée. C’est trop une tagline facile et qui ne raconte rien, surtout quand on vient dire ça à un public qui ne connaît pas bien le drag. Alors oui, le drag est politique par essence mais pourquoi ? Entre autre parce qu’on vient défendre un art marginalisé, performé essentiellement par la commu LGBTI+, parce qu’on vient bousculer les normes établies de ce qui est acceptable de la part d’un homme ou d’une femme, de ce qui fait un homme ou une femme (alors même qu’on ne fait que jouer de ces codes).» Calypso nous explique que cette visibilité a changé car elle permet d’utiliser les plateformes pour prendre position. Elle nous parle de son collectif de Rice Queens, constitué de drag pour la plupart immigrées qui se sont impliquées dans les élections législatives. « On a la chance de pouvoir être écoutées et c’est génial. » Les queens de Drag Race, pour Calypso, ont tendance à rester entre elles : « C’est un peu un exclusive club ‘on est les bitches qui ont fait de la télé’ et je comprends tout à fait car elles ont raison d’être fières de leur parcours. Mais ça peut faire perdre cette dimension politique » Certaines drags restent très impliquées dans la vie politique communautaire, à l’instar de Sara Forever qui a pris la parole à République lors des rassemblements pour les élections législatives, Paloma aussi a utilisé sa notoriété pour impulser l’écriture d’une tribune essentielle dans Libération au début de l’été ou de Kitty Space qui a très à coeur son travail dans Rice Queens, comme nous le rappelle Calypso. Miroslav évoque aussi l’écriture de cette tribune : « En ce qui concerne cette tribune — que j’ai eu l’honneur de co-rédiger avec Paloma, Aaliyah Xpress, Soa de Muse, La Briochée, Minima Gesté, Moon et Mami Watta avant qu’elle soit signée par plus de 1000 drags en France et à l’international — je suis content qu’on l’ait gardée 100% drag. Ça a permis de voir où se trouvaient nos allié·e·s politiques. Et… après avoir fait campagne pour le NFP pendant des semaines, notamment grâce au Drag Front Populaire à l’initiative des drags de Strasbourg, force est de constater qu’un seul élu l’a relayée sur ses réseaux sociaux. Il faut croire qu’on reste un sujet clivant, pas vendeur pour l’électorat, même à gauche. Bref, plus politique que ça, j’vois pas.»
Victoria Sucrette regrette quant à elle qu’on ait pas vu de queens de l’émission lors des maraudes du Sidragtion cette année, mais elle explique : « les drags qui se disent apolitiques ne sont pas en conflit avec le pouvoir actuel. Il faut arrêter de croire que toutes les drags sont des Miss Woke, il y a aussi des macronistes, des sexistes et des racistes. » Par ailleurs, pour Calypso, le public de gauche met aussi une certaine pression sur les queens qui ne peuvent pas non plus totalement s’éloigner de cette dimension politique parce que désormais on les a à l’œil mais il faut rappeler que tout le monde n’a pas la liberté de parler mais derrière le rideau on entend ce qu’elles pensent. Miroslav salue le fait que certaines queens arrivent à jongler entre leurs engagements communautaires et leur emploi du temps de stars : « La Briochée, Soa de Muse, Sara Forever, Moon, Paloma, Kitty Space, Cookie Kunty… Mais il y en a d’autres qui semblent avoir oublié d’où elles viennent. Leur silence était lourd pendant les semaines post-dissolution, par exemple. »
Lors de la finale de Drag Race France, Norma Bell a dit « On emmerde les fachos », phrase qui a été coupée au montage, sous prétexte de neutralité. « Si France TV décide que les chaînes publiques doivent être neutres, France TV ne mérite pas les drags. En tant qu’étranger, c’est quelque chose qui me choque, il y a quelques années, on ne serrait pas la main au RN. Aujourd’hui, on a des fascistes à l’Assemblée. Comme disait Le Filip, c’est quelque chose de dangereux et on joue avec le feu. Si France TV enlève ça, elle est complice de la montée du fascisme.» s’insurge Calypso. C’est quelque chose qui l’inquiète sur le futur des immigré·es et le futur de la France en général. Mais pour Minima Gesté, c’est entendable, bien qu’elle soit, évidemment totalement en accord avec les propos. Pour Minima, conserver cette essence politique du drag avec une audience large doit passer par des attitudes positives. « Mais dans tous les cas, la neutralité politique, je pense que ça n’existe pas. On choisit d’avoir une posture politique ou de ne pas l’avoir, mais ne pas l’avoir ça ne veut pas dire être neutre. Comme l’avait si bien dit Adèle Haenel : ‘Dépolitiser le réel c’est le repolitiser au profit de l’oppresseur.’» rajoute Angelica Stratrice.
Clémence, elle, pour finir, jette un pavé dans la mare : « Juste pour faire hurler : oui, le drag peut ne pas être politique. Le drag n’est pas politique pour les personnes qui ne veulent pas voir sa nature revendicatrice. Le drag n’est pas politique pour les personnes qui considèrent que l’art ne devrait pas porter de messages partisans ou militants. Le drag n’est pas politique pour les personnes qui ne comprennent pas sa nature subversive ou qui n’entendent pas les questionnements sur le genre ou l’identité. Ce sont les mêmes personnes qui pensent que les JO, l’Eurovision, les terrains de foot, les César ne devraient pas donner lieu à des tribunes ou des discours ou même des gestes symboliques. Ce sont les mêmes qui pensent qu’on peut véritablement être neutre. Mais la neutralité, ça n’existe pas. La neutralité, c’est toujours le parti du plus fort, le côté de l’oppresseur. Bien souvent, la neutralité, c’est l’apanage des gens privilégiés. Et quand on vient bousculer leur neutralité confortable, forcément, ça les dérange et ils ne veulent pas de ces messages politiques, de ces revendications… Tant que le drag dérangera, il sera politique. Quand ce ne sera plus le cas, on n’en fera peut-être même plus… »