Anna Breton expose du 3 juillet au 3 août à la librairie Violette and Co une série photos (argentique et numérique) autour de la tendresse pédé-gouine. En même temps que le vernissage le mercredi 3 juillet a eu lieu le lancement d’un fanzine, DYKEFAG 4 FAGDYKE, qui articule photos et lettre d’amour entre gouine et pédé.s. Ce projet photographique est une proposition de réinvestir l’espace des toilettes comme un sas communautaire et un point de rencontre de nos amour pédés et saphiques. Nous avons échangé avec Anna Breton.
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Est-ce que tu peux te présenter et présenter ton travail ?
Je m’appelle Anna Breton. Je suis militante féministe et queer. J’ai suivi une formation de curation aux Beaux-Arts de Paris et une formation universitaire en sciences politiques et sociales, et je développe une pratique de photographie à côté. Les thèmes qui m’intéressent sont l’archive communautaire, le désir, le deuil et le retour.
J’ai commencé la photographie car j’avais envie, comme beaucoup de personnes queers, d’avoir des images dans lesquelles me retrouver, car nous en avons encore beaucoup trop peu. Nos archives personnelles et communautaires sont très précieuses. C’est aussi une façon de garder mes souvenirs contre moi.
Qu’est-ce qui t’a inspiré pour cette exposition ?
C’est d’abord la lecture de l’ouvrage collectif Pédés, sorti aux Editions Points en 2023, dans lequel se trouvent les merveilleux textes de Jacques Boualem, Camille Desombre, Adrien Naselli, Julien Ribeiro, Ruben Tayupo, Nanténé Traoré et Anthony Vincent. C’est un livre qui parle de la communauté pédé et de sa complexité, ainsi que d’une solidarité gay.
Je pense que comme beaucoup de lesbiennes, j’ai été construite par des discours assez critiques de la communauté gay, qui « restaient des hommes malgré tout », coupaient la parole, invisibilisaient les personnes lesbiennes. Historiquement, les luttes communes entre lesbiennes et pédés ont pu être compliquées : j’avais cette impression que certaines personnes lesbiennes reprochaient aux gays de ne pas être assez politisés et certaines personnes gays reprochaient aux lesbiennes de l’être trop. Il y avait et il y a toujours des frictions. Ce livre m’a permise de sortir de ce narratif réducteur, pour ancrer la lutte pédé dans nos luttes féministes. Ça a été un grand moment de joie pour moi que d’avoir ce déclic.
Peux-tu nous parler des lieux où seront exposées les photos ? Pourquoi ces lieux ?
Le lancement du fanzine et le vernissage de l’exposition a lieu chez Violette and Co, qui est un lieu que j’affectionne particulièrement, qui est géré par des personnes formidables. Il s’agit de la librairie lesbienne de Paris, créée en 2004 par Catherine Florian et Christine Lemoine. Après sa fermeture en 2022, elle vient de rouvrir, en octobre 2023. Ce lieu est un endroit de partage de savoirs, de rencontres, et de diffusion de la culture lesbienne, queer, féministe et antiraciste. C’est un espace nécessaire et précieux pour la communauté. Je suis ravie que ce projet puisse exister là-bas, parce que j’ai un rapport très familial avec cette librairie.
Des cartes postales et des fanzines seront également déposés à la librairie Les Mots à la Bouche, la librairie spécialisée dans les cultures LGBTQI+ à Paris et notamment dans la culture gay. Il est important pour moi que ce projet puisse circuler entre ces deux espaces et qu’il dialogue avec eux, à la fois avec un public lesbien, et avec un public pédé.
Comment as-tu préparé cette exposition ?
A l’origine, je comptais uniquement faire une série photos (argentiques et numériques), du couple de Gabriel et Yaël, dans des toilettes : cet espace, à la fois propre à la culture pédé et lesbienne pour des raisons différentes, me paraissait rassembler nos cultures et communautés autour d’un dénominateur commun. Celui de la surveillance, de violence d’état et celui de la déviance sexuelle. L’idée de cette série photo est donc d’envisager les toilettes (ici d’un bar queer à Lyon) comme un potentiel sas communautaire à réinvestir et un point de rencontre de nos amours pédés et saphiques.
Pour les pédés, les vespatiennes (toilettes publiques construite à partir de 1805 à Paris) ont un rôle historique social, politique et sexuel fondamental. C’est un espace de liberté.
Pour les lesbiennes, il s’agit plutôt de la queue des toilettes dans laquelle s’organisait une résistance, dans les bars lesbiens prolétaires clandestins des années 60 aux Etats-Unis.
Cette série est aussi une volonté d’archiver nos amours queers et de mêler nos archives communautaires. Prendre en photo Gabriel, partie intégrante de ma famille choisie, avec son amour Yaël, depuis mon regard lesbien m’a posé de nombreuses questions : comment mon appareil photo peut-il devenir un témoin, très loin de ce rapport historique à la surveillance, en prenant soin et en rendant honneur à cet amour ? Comment accompagner et témoigner de leur tendresse et de leur douceur, tant à l’échelle de la vie intime de Gabriel, qu’à une échelle communautaire ?
Qu’est-ce que mon regard lesbien produit sur une représentation d’amour pédé? Est-ce que cela peut déplacer une culture visuelle de représentation homosexuels depuis ma culture visuelle lesbienne à moi?
Sans mettre à distance l’héritage historique et militant laissé par les anciennes générations vis-à-vis de ces espaces, comment les réinvestir d’une douceur et d’une plus grande légèreté?
Les violettes m’ont ensuite proposé d’exposer les photos dans le lieu, et j’ai beaucoup aimé cette proposition, qui est symboliquement forte je crois : un lieu lesbien qui acceuille sur ses murs des représentations de personnes pédés, c’est très important.
Il y a une fragilité et une précarité communes dans nos corps, qui sont à la fois historiques et matérielles (évidemment certain.e.s plus que d’autres, en fonction de la classe, la race, les violences intra-familiales…) face à l’hétéro-patriarcat
Comment envisages-tu la question des solidarités gouines/pédés ?
J’ai toujours été dans un binôme avec un pédé, depuis ma jeune adolescence. Avant même d’avoir conscience d’être lesbienne et que l’autre était gay, il y avait une sorte de reconnaissance silencieuse et souvent un trouble : un débordement d’amour un peu inqualifiable. Preciado écrit dans Testo Junkie que les corps des « femmes et [des] gays sont seuls considérés comme potentiellement pénétrables ». Cette citation m’a beaucoup marquée, il y a une fragilité et une précarité communes dans nos corps, qui sont à la fois historiques et matérielles (évidemment certain.e.s plus que d’autres, en fonction de la classe, la race, les violences intra-familiales…) face à l’hétéro-patriarcat. Je pense l’avoir toujours senti, avant de le conceptualiser.
Sans être traversé.e.s par les mêmes enjeux, nos communautés se comprennent profondément à certains égards.
Preciado écrit encore dans Mutitudes Queer : « des gouines qui ne sont pas des femmes, des pédés qui ne sont pas des hommes ». Ce parallélisme est très important : l’identité politique lesbienne ou pédé incarne une trangression du rôle social du genre, et un refus d’assimilation au monde hétéro-patriarcal et c’est d’abord cela qui nous rassemble. Je suis convaincue que la lutte politique ne peut se penser que par l’alliance intime et politique trans-pédés-gouines. La solidarité entre les communautés trans, gouines et pédés est fondamentale et vitale dans certains contexte.
Je ressens une profonde tendresse pour les personnes queers, très spontanément, comme s’ il y avait une reconnaissance presque familiale en elleux. Je me sens portée à les aimer. Je me pose souvent la question de si nous n’avons pas une mémoire transgénérationnelle dans nos communautés, pourtant sans liens du sang.
Tu parles de tendresse : dans quelle mesure cette idée est-elle importante pour toi ?
Au fil de la préparation des photos, nous avions de nombreuses discussions avec Gabriel, Yaël et Félix et j’ai réalisé que j’avais de merveilleuses conversations avec tout mes ami.e.s pédés et que cela se cantonnait à la sphère de l’intime. Il n’y avait peu de véritables espaces de discussions politiques ouverts entre gouines et pédés, autour de nos enjeux communautaires communs mais aussi différents.
Il me semble que trouver un langage de l’amour entre nous, pour prendre soin les un.e.s des autres est capital pour réussir à se battre encore. Je suis certaine que la question de la tendresse est fondamentale pour la lutte politique queer. Elle est présente avec nos amours queer, dans nos cercles proches, parfois avec nos ex amours mais souvent plus compliqué à trouver à une échelle communautaire. Il y en a eu des manifestations bouleversantes au cours de l’histoire comme pendant l’épidémie du VIH où les gouines ont été très présent.e.s pour les pédés, ou dans certains collectifs actuels comme les Inverti.e.s, que j’ai récemment rejoint.
Décloisonner et déplacer cette tendresse dont nous sommes capables dans l’intimité, pour la faire circuler entre nos communautés me semble radical. On nous apprend trop peu ce sentiment et il faut le nourrir, le chérir et le cultiver. Trouver cette tendresse c’est désapprendre une construction individualiste et capitaliste violente.
La tendresse est un sentiment qui n’existe pas sans amour, qui est doux, profond et sincère. C’est un sentiment qui prend soin. Il donne du sens à la lutte. Ensuite, tout force à croire et encore plus aujourd’hui (votez front populaire!) que si nous ne sommes pas tendres entre nous, il est peu probable que cela vienne de l’extérieur.
Peux-tu nous présenter DYKEFAG 4 FAGDYKE ? Quel est le sens de ce titre ? Quel est le contenu du fanzine ?
Pour la réalisation de ce fanzine, je dois tout à Yaël Lucenet, qui est graphiste aux Beaux-Arts de Lyon et à Feryel Kaabeche, artiste aux Beaux-Arts de Paris, pour l’impression. Yaël a beaucoup réfléchi avec moi à la mise en forme de ce projet. Il a fait un travail graphique et de mise en page formidable.
Le titre vient d’une photo d’un tag dans des toillettes, qui illustre l’alliance politique et intime entre pédés et gouines et ce que j’interprète également comme une porosité aussi entre ces deux identités: je suis lesbienne et j’ai parfois des codes de fags et certain.e.s de mes ami.e.s pédés ont parfois des codes de dykes.
Dans ce fanzine il y a plusieurs photos de la série, une explication théorique du projet mais surtout des poèmes signés par Gabriel et Yaël, des lettre d’amour écrites entre pédé et gouine et un cours entretien sur la pédéité. Le fanzine se conclut sur un texte de Félix Richefeu, qui travaille sur la sociologie du genre et qui m’a accompagné pour penser ce projet. Ce travail d’écriture est collectif : c’est une co-réflexion, qui me paraît nécessaire pour traiter de ce sujet.
C’est un fanzine avec de premières réflexions que l’on se formulait autour de cette tendresse pédé-gouine. Je me dis souvent que je pense que les lesbiennes gagneraient beaucoup à s’inspirer des pédés pour ne pas se dire je t’aime au bout de 48h et que les pédés auraient aussi besoin des lesbiennes pour apprendre à se regarder avec plus de douceur. Poser nos regards les un.e.s sur les autres, que ce soit au sens figuré comme plus littéral avec cette série photo est fondamental pour se construire ensemble et avec un recul dont nous manquons parfois dans nos propres communautés.
Je reprends dans le fanzine la culture épistolaire lesbienne à laquelle je suis très attachée (Virginia Wolf et Vita Sackville-West par exemple). À mon avis il y peu d’archives aussi belles et intimes que les lettres d’amour. Partager cela entre pédés et gouines, c’est réinvestir des codes de l’amour romantiques pour s’aimer de façon familiale.
Pendant toute la durée de l’exposition, qui durera 1 mois, je veux laisser une « boîte à correspondance », afin de constituer un fond d’archive de lettres d’amour à des pédés et à des gouines, et qui donnera lieu à un deuxième fanzine, uniquement épisotaire.
« Explorer la tendresse pédé-gouine » : une exposition à voir à la librairie Violette and co jusqu’au 3 août