À l’occasion de son spectacle Portraits Détaillés programmé dans le Jerk Off Festival, Lucien Fradin s’est livré à nous concernant son parcours et travail artistique. Avec beaucoup de joie, il nous a raconté quel avait été le processus de création de son spectacle et la nécessité de montrer une pluralité d’identités pédées sur scène. Et surtout, il nous a confié vouloir faire ressurgir d’un spectacle militant, la joie et la fête d’être pédé·e !
Peux-tu te présenter et nous raconter ton parcours ?
Je m’appelle Lucien Fradin. Je co-dirige aujourd’hui une compagnie, La Ponctuelle, avec Aurore Magnier. On est basé·es à Lille. On travaille sur des spectacles à partir de grilles de lecture féministes et queer – je dirais même trans-pédé-gouine. Je viens du Nord-Pas-de-Calais. J’étais à l’université de Lille. Et j’ai rapidement travaillé avec des gens sur l’autofiction. Quand je les écoutais, j’entendais des récits de personnes qui racontaient des choses plus proches de mon vécu que ce qu’on pouvait travailler au conservatoire et dans les textes classiques. J’avais moi aussi envie de raconter nos propres récits et discours sur scène. J’ai commencé un compagnonnage avec HVDZ, qui est une compagnie du Pas-de-Calais. Guy Alloucherie, son directeur, parlait des questions ouvrières dans ses spectacles : il mélangeait des discours savants avec des récits de vie. J’ai aussi voulu mélanger ça dans mes spectacles, notamment avec ce que j’apprenais à la fac dans des cours sur le genre avec le militantisme que je faisais avec l’asso LGBT+ de Lille, Les Flamands Roses.
Dans le spectacle, il y a un dialogue entre l’archive et le présent, entre les vies gays des années 80 et les vies intimes de l’équipe artistique. Quel a été le processus de travail pour en arriver à cette forme assez hybride et à vos trois présences au plateau ?
Jusque-là, je n’avais presque fait que des solos autour de ma famille en regard des problématiques queer. Portraits Détaillés, à la base, c’était aussi un nouveau solo mais j’avais envie d’y chanter des chansons et de montrer des vidéos. C’est comme ça que j’ai rencontré Mia pour lui faire composer de la musique (son projet solo s’appelle Claustinto) et Pablo pour réaliser avec lui les clips des chansons et des portraits d’ami·es. Et je voulais, pour ce spectacle, former une équipe plutôt pédée autour de moi alors je leur ai proposé de venir travailler en résidence avec moi. Mais l’idée restait que je puisse être seul au plateau. En parallèle de ça, je me suis dit que ça serait intéressant de parler d’autres pédés que moi : des personnes plus jeunes ou plus âgées, des personnes racisées. Et j’avais déjà trouvé le titre, Portraits Détaillés. Et c’est là où on m’a donné ce carton : des lettres qui répondaient à une annonce parue dans un magazine gay des années 80. On a fait une résidence ensemble, moi, Mia et Pablo autour de tout ça. À chaque sortie de résidence, je demande toujours à celles·ceux qui étaient avec moi de rester pour présenter le fruit de notre travail. Et à l’occasion de celle-ci, toute la compagnie était là et on s’est dit : « à trois, c’est mieux que tout seul ! » Et je leur ai proposé de rester avec moi pour l’ensemble du projet. C’est pour ça que je ne les mettrais pas à l’endroit de comédien·nes. Je dirais que ce sont des collaborateur·ices. Avec ces personnes-là, on a réussi à créer un groupe de luttes et résistances face à nos peurs intérieures. Rester à trois, c’était la meilleure idée du monde.
On a également la possibilité d’entendre des discours minoritaires pédés dans cette proposition artistique, notamment des témoignages de personnes trans. Pourquoi est-ce important pour toi de montrer cette pluralité du monde pédé ?
C’est mon filleul, que l’on voit dans le spectacle en puppy, qui a été un gros déclencheur. C’est quelqu’un que j’ai rencontré par le biais militant. Il luttait surtout seul, notamment pour faire respecter son changement de prénom sur sa carte étudiante. On a bu un verre et je lui ai dit : « est-ce que tu veux que je sois ta marraine ? » comme dans Peau d’Âne. À cette époque, il cherchait aussi des modèles pédés pour se construire. Il essayait de s’inscrire dans cette histoire pédé. Mais il se faisait aussi rejeter par les pédés. Il a rencontré des gens violents, qui refusant sa transidentité, lui ont dit : « nous, on aime les bites ». Et pour moi, pédé, ce n’est pas une question d’aimer les bites. Quand j’ai commencé à militer, c’était avec des gouines. On se disait souvent : « la différence entre les gays et les lesbiennes et les gouines et les pédés, c’est que les gouines et les pédés peuvent baiser ensemble ». On voulait sortir d’un truc d’orientations sexuelles mais plutôt questionner nos rapports à la sexualité, au désir, à la masculinité, à la féminité. On voulait se retrouver par rapport à nos kinks plutôt que par nos corps. Et concernant l’autre témoignage qu’on entend, celui de Léo, la costumière du spectacle, je voulais qu’elle s’exprime au même titre que Pablo et Mia. Ce sont des gens que j’appelais en présumant qu’iels étaient pédés. Et elle est arrivée avec un discours fort : elle refusait ce mot-là car elle le trouvait trop violent. Et aujourd’hui on doit réenregistrer cette capsule car elle donne son deadname dedans par exemple et que sa vision a peut-être changé. Mais, ce qui est beau, c’est que pédé, ça bouge tout le temps : ce n’est pas une identité figée.
Est-ce que tu rencontres des réticences sur un spectacle comme ça, notamment à l’égard des professionnels ? Par quel biais as-tu pu montrer ton travail ?
J’ai commencé avec un premier spectacle, Eperlecques, qui abordait l’homophobie dans ma campagne du Pas-de-Calais. On a fait plus de cent dates, ça a beaucoup tourné. Cet été, on a présenté Portraits Détaillés à Avignon au Train Bleu. Ça n’a pas pris : on a eu trois dates pour cette saison 2023-2024. J’ai l’impression que c’est plus facile de se dire « alala les pauvres homos, ça doit pas être facile » que de dire « être pédé, c’est super ». Car le spectacle, il pose la question aux spectateur·ices : et vous pourquoi vous n’êtes pas pédé·es ? Il y a une question de professionnel·les qui est beaucoup revenue : « est-ce que vous avez des gens, bon je sais que c’est pas le bon mot, mais normaux ? » Ils cherchaient le mot hétérosexuels… Et on a aussi eu un professionnel qui nous a dit : « moi je vais jamais remplir ma salle avec ça ». Je n’y crois pas ! S’il y avait une bonne communication, on pourrait rapidement remplir six cents places dans une grande ville. Et même, grâce à des ateliers de médiations, on pourrait y inviter des adolescents. Ils ont déjà accès au porno et à la sexualité. C’est peut-être bien de leur montrer un univers épanouissant où l’on parle de sexualité(s) consentie(s).
Portraits Détaillés est un spectacle très joyeux à la différence du militantisme politique, qui est souvent plus sombre et en colère. Comment ce concept de la joie est apparu dans le spectacle ? Et comment en arriver à se dire « être pédé, c’est une fête tous les jours » ?
J’ai fait un spectacle avant sur ma grand-mère catho, qui aime bien son petit-fils pédé, et c’était pendant la Manif pour Tous. J’avais écrit un texte qui disait : « Vous savez pas ce que c’était d’être dans la rue face à tous ces cathos… » Et ça m’allait pas, alors j’ai remplacé par : « Je ne sais pas si vous savez… ». C’est un peu comme ça que je travaille. Déjà, j’ai le luxe de pouvoir parler une heure et que les gens se taisent en face de moi. Je ne sais pas qui est le public : je ne peux pas être en colère ou triste. Je trouve ça génial que les militants soient en colère. Je trouve que c’est carrément utile. Mais je trouve ça beau que ces colères-là créent des débuts de solutions, des alternatives pour retrouver la joie et le fête. Je veux aussi montrer comment on peut s’organiser collectivement pour faire rejaillir la joie dans nos existences. On a pas trop le choix entre le VIH, la Manif pour tous, les LGBTphobies, toutes les copaines qui meurent, etc. Si j’ai le privilège de prendre la parole une heure, j’ai envie de proposer, dans Portraits Détaillés, des solutions auxquelles j’ai eu accès de manière individuelle, grâce à toutes ces merveilleuses folles, ces personnes trans incroyables et ces gouines géniales et radicales qui m’ont rendu heureux, pour les partager au public afin lui donner de la joie !
Le festival Jerk Off continue encore ce week-end. Pour en savoir plus, c’est par ici : https://www.festivaljerkoff.com
Pour retrouver les créations de Lucien Fradin, voilà un petit agenda de la saison 2023-2024 :
FILLEULS
> Festival Marmaille à Rennes, du 18 au 20 Octobre 23
> à la Passerelle de Saint-Brieuc, les 1er et 2 février 24
PORTRAITS DÉTAILLÉS
> aux Bains Douches au Havre, les 23 et 24 Novembre 23
PORTRAITS DÉTAILLÉS (en dyptique avec Je Suis Une Sirène d’Aurore Magnier),
> à la Sorbonne Nouvelle, le 7 décembre 23
> au Cabaret des Curiosités à Maubeuge, le 14 mars 24