J’ai mis du temps à me défaire de l’image de l’adulte que je devais être. Entre ma première amoureuse et le moment où j’ai compris qu’il me fallait renoncer à la famille nucléaire hétérosexuelle bourgeoise, il s’est passé près de dix ans. C’est fou, comme les représentations que la famille, la culture et la société nous imposent limitent notre imagination. Au point de devoir lutter contre soi. J’ai résisté longtemps et j’ai fait souffrir mes premiers vrais amours, parce que je ne parvenais pas à renoncer à l’idée que je devais fonder une famille, un papa, une maman, on ment tellement aux enfants. Je me demande parfois si les jeunes générations réussissent à s’extirper de tous ces schémas gangrenés par l’hétérosexualité monotone et pantouflarde : et si la propagande woke fonctionnait ? Au fond de moi, je l’espère.
J’y suis arrivée à l’idée d’être lesbienne, d’abord comme une honte ou une tare, un défaut puis enfin comme une joie et une chance. Il y a bien plus de vie de notre côté de la société. Une fois que la petite fille renonce au prince charmant, il peut se produire une mue inattendue : on s’extrait bien plus facilement des codes et normes sexistes quand on ne doit plus plaire aux hommes.
D’abord, j’ai tout voulu envoyer valser. Mais je n’étais pas adulte encore, à 25 ans, j’étais une lesbienne adolescente. En perpétuelle rébellion. Et ça résistait au fond de moi : l’épilation, le maquillage, les robes, les talons, les régimes… J’étais scindée en deux, celle que j’avais appris à être et celle que je voulais être. Alors, pour garder quelques repères, et être pleinement adulte, je me suis dit que peut-être, éventuellement, je pourrais adopter ce schéma, la famille, le mariage, les enfants. Je me suis trouvée une autre prison, c’était une chrysalide. Comme s’il fallait pour être en paix avec moi-même que je garde ces rêves d’enfant, que je puisse dire « voilà où je me rêvais, voilà où je suis ». Ce qui m’a construite m’a aussi enfermée. Ce monde n’est pas fait pour nous et nous luttons pour tenir dans les bornes d’un univers étriqué. Grandir est une violence, et je n’étais pas prête à ça. Courir après moi-même, courir après des rêves qui n’étaient peut-être au fond même pas les miens. Qu’est-ce qu’il reste de nous quand on brise la cage ?
Quelle est dure la haine de soi, de ses désirs, de son bonheur ! Je me suis abîmée dans ce que des siècles de culture et de littérature dominantes avaient écrits pour moi. Je n’étais pas adulte encore, à l’âge où mes pairs entraient dans le moule. Et petit à petit dans cette lutte j’ai trouvé de la beauté, de la force et d’autres pairs. Des amis, des sœurs. J’ai résisté encore et j’ai aussi fait la paix avec les rêves de petite fille, je suis passée au-dessus de la faille qui m’ouvrait en deux. Petit à petit, je suis devenue, non pas celle que j’avais longtemps voulu être mais celle que j’étais enfin. Je vois les années défiler, j’ai atteint depuis longtemps cet horizon du « quand je serai grande ». Et pourtant.
Et pourtant je ne suis pas sûre d’y être arrivée. Je panse mes blessures qui puisent en partie leur source dans ces images éthérées dont on ne sait même pas qu’elles sont là. Et si je regarde ce cheminement, celui qui a été si dur que j’en garde les stigmates dans ma chair, si je regarde en arrière, je vois que je n’ai jamais avancé seule. J’ai pris des voies qui étaient en fait des impasses, j’ai payé cher le prix de mes errements. Mais j’ai rencontré des êtres que la norme a broyés, à chaque fois d’une manière différente, mais toujours violemment. J’ai tâtonné longtemps mais ce chemin n’est pas solitaire. Je crois que je suis adulte aujourd’hui, j’ai renoncé à celle que j’avais cru devoir être mais j’y ai trouvé une communauté. Des gens qui ont construit des parcours, à leur rythme, face à l’adversité, toujours la norme, toujours les codes.
Chacun·e à notre manière nous nous sommes extirpé·es de ce que l’on aurait dû être. Nous sommes mieux. Et il y a dans la solidarité qui nous unit une force bien plus grande, une puissance qui ne peut être contenue. Nous avons goûté à la liberté du dehors, du bizarre, de l’anormalité. Et nous y sommes bien. Alors vous ne prendrez pas notre bonheur en nous forçant à revenir en arrière. Vous pouvez brandir des valeurs éculées : votre monde est trop fade, trop étroit pour nous. Nous sommes innombrables et nous connaissons le vrai goût de la vie.
Mettez-nous à la marge : on y dansera sur des barricades. Je suis l’adulte que je devais être, le poing levé et des convictions qui coulent dans mes veines. Vous n’arrêterez pas le bonheur qui s’avance. Le chemin est sinueux mais nous arrivons à peine. Nous chauffons nos voix pour crier nos colères et nous écraserons vos dogmes mortifères.