Le sommeil précieux des pédales

Je pense que je peux les compter sur les doigts de mes mains.

Le nombre d’hommes qui ont partagé mes nuits.

Ne soyez pas naïves, je parle de ceux avec qui j’ai dormi. Pour le reste des activités nocturnes qui exigent la présence d’un lit (baiser, mater Drag Race) ça, il en faudrait pas mal, des paires de mains.

Non, je vous parle du sommeil, de passer la nuit avec quelqu’un dans cet état à la fois immonde (je sue à la moindre sieste) et magique (j’adore dormir, je suis humain).

Pourtant, dans la culture que nous qualifierons d’hétérosexuelle, on a du mal à dissocier les deux. Qui dit baiser dit dormir ensemble derrière. Souvent, il y a même un petit cocktail avant et de la conversation. Je sais, follement cocasse.  

D’après les lesbiennes qui m’entourent, il en va de même chez elles, bien que beaucoup me témoignent de leur souhait de voir une sorte de Grindr lesbien arriver enfin. Moi, j’ai quand même l’impression que beaucoup de pédales préfèrent se barrer à 3h plutôt que de supporter la présence inerte d’un inconnu pendant une nuit entière. J’aimerais éviter de tomber entièrement dans cette manie de faire d’une expérience personnelle un fait communautaire mais désolé, je crois que c’est vrai : les pédés ne restent pas toujours dormir. Un détail qui fait sourire quand tant d’entre nous se tapent le premier venu mais n’imaginent pas pour autant s’assoupir avec la moitié des mecs rencontrés dans leurs vies.  

Est-ce qu’il n’y a pas, dans le fait de dormir ensemble, une intimité physique bien plus précieuse que celle sexuelle ?  

Dans le sommeil, impossible d’invoquer cette personna de dom top ou de soumis que vous avez vendue. Dans le sommeil, votre personnalité, sans fard et sans kinks, ressort automatiquement. Vous avez besoin de serrer ce coussin contre vous afin de ne pas vous sentir seul… Vous avez ce ronflement immonde hérité de votre père ou encore cette insomnie si fréquente depuis que votre ex vous a plaqué. Bref, une perte de contrôle totale là où beaucoup de pédales ont appris à se rassurer sexuellement à l’aide de scripts parfois très établis, où les rôles sont distribués dès les premières communications. Pour dormir avec quelqu’un, il faut accepter d’être soi auprès d’un quasi inconnu. 

Le sommeil nous extirpe des façades arrangeantes et que nous avons appris à construire en tant que pédés, que ce soit sur Grindr ou dans n’importe quel lieu de rencontre. Car oui, mon constat reste absolument indissociable de la « hook-up culture ». J’ai bien remarqué que lorsque je rentrais avec quelqu’un le samedi soir, le fait dormir ensemble allait un peu plus de soi, même lorsque je n’en avais pas vraiment envie.

Je ne souhaites pas non plus dire que tous les pédés sont factices au lit et que partager sa nuit signifie enfin accéder à une véritable intimité. Il est juste amusant et certainement parlant sur nos habitudes de voir que l’on demande parfois bien plus timidement « est-ce que tu veux rester dormir ? » que « jouis-moi sur la gueule ! ». 

Alors est-ce que le sommeil pédé est devenue cette denrée si précieuse avec l’arrivée des applis de cul ? Je laisserais mes pairs plus âgés nous renseigner. On pourrait aussi relier tout ça à un historique de nos rencontres nocturnes, lorsque elles étaient encore criminalisées. J’imagine que peu de messieurs qui se tiraient la nouille dans les vespasiennes rentraient gentiment bras-dessus bras-dessous chez l’un des d’eux sous l’œil attendri de la police. Peut-être aussi que cette histoire de la répression et des rapports sexuels commis « sur place » s’est infusée jusqu’aux plans culs d’aujourd’hui, même lorsqu’ils ont lieu au coeur de chambres. 

Peu importe les raisons, dormir avec l’autre reste une limite pour beaucoup, dont pour moi. Partager mon sommeil reste spécial, bien plus intime que le sexe à mes yeux… Pour briser cette règle, il m’a parfois suffi d’une évidence, d’un sentiment de confiance, d’une baise particulièrement tendre ou puissante. Une sorte de coup de foudre sans engagement. Quelque chose qui me faisait dire : « oui, je crois que j’aimerais rester ici plus longtemps ».

D’autres fois encore, ce sentiment a conduit à des histoires d’amour. Car une nuit partagée a parfois symbolisé mon envie d’offrir mes jours. Le sommeil est devenu si spécial pour moi que je pouvais imaginer l’homme que j’aime se taper tout ce qui bougeait, l’idée qu’il partage son sommeil avec un amant me peinait. Cette intimité, si brute, si peu filtrée, je ne désirais la partager qu’avec ceux qui comptaient profondément. 

Je vais malheureusement revenir à eux : et ils en pensent quoi les hétéros de tout ça ? De ce que j’en ai relevé, ça choque. On baise, comme ça, déjà parfois sans connaître le prénom de l’autre et ensuite on ne dort pas ensemble ? Quelle bande d’animaux.

Certes. J’ai également beaucoup d’anecdotes d’hétéros qui se réveillent et regrettent de s’être assoupi auprès de ladite personne. Moi aussi, au début de ma vie sexuelle, je me suis forcé à dormir avec l’autre, comme une sorte d’étape obligatoire, une façon de lui montrer mon respect. Je garde en mémoire ces nuits si longues à fixer le plafond car je savais que je n’appréciais pas assez l’homme à côté de moi pour m’assoupir près de lui. Car il en faut, de l’affection et de la confiance, pour dormir paisiblement auprès d’un homme. 

Nos nuits sont faciles ; faciles comme beaucoup d’entre nous d’ailleurs. Pourtant, nos sommeils sont précieux. Un de ces nombreux paradoxes qui me font tant aimer les pédales et leurs petites habitudes si mystérieuses pour celleux qui ne sont pas pédés.