Mélie Boltz Nasr a assisté pour Friction à une représentation de Que sur toi se lamente le Tigre au théâtre de la Tempête, le 14 janvier dernier. La pièce, mise en scène par Alexandre Zeff, est une adaptation du Goncourt du premier roman 2021 d’Émilienne Malfatto du même titre et raconte comment doit être mise à mort une jeune femme qui attend un enfant hors mariage en Irak. La représentation a été l’occasion de sombrer dans l’orientalisme et le racisme, on vous explique.
C’était cette pièce, ce texte. Ça aurait pu en être cent autres.
Un pitch simple. Dès les premières secondes, on lit que la pièce se passe « quelque part en Irak. » Rapidement nous comprenons qu’une femme va être assassinée par son frère parce qu’elle est enceinte hors mariage. Au plateau, trois personnages féminins, dont deux sont nommées par leur fonction (la jeune fille, la mère), quatre personnages masculins, les trois frères et l’amant, dotés de prénoms pour leur part. De la musique « orientale », quelques chants en arabe (non sur-titrés), on mentionne du sable.
Chaque personnage vient s’exprimer au travers de monologues. Par exemple, la mère raconte qu’elle est vieille avant l’heure à cause de sa vie difficile, qu’elle ne fera rien pour sauver sa fille, et au fil de ses chants et lamentations, on a l’impression qu’elle n’a jamais connu un moment de joie de toute sa vie. La fille expose comment elle s’est découverte enceinte et pourquoi elle ne s’enfuit pas. La belle-sœur, enceinte elle aussi, mais mariée, est complice du meurtre à venir. Ensuite les trois frères. L’aîné explique, mâchoires serrées, qu’il doit tuer sa sœur même si, ni lui, ni nous, ne comprenons bien pourquoi, mais c’est une question d’ « honneur » alors d’accord. Le second, sortant de boite de nuit, nous soutient, hilare, qu’il est contre ce meurtre mais trop « lâche » pour faire quoi que ce soit. Le plus jeune, également contre le meurtre, est en colère, il cri en taguant des slogans en arabe.
Reste l’amant, qui danse. Il parle peu, si ce n’est pour dire qu’il est mort bêtement et sans gloire dans cette guerre. Car oui, tout ceci se passe dans un vague contexte de guerre : le père de la famille est mort violemment dans un attentat, le frère aîné et l’amant vont « au front ».
Côté costumes et décors, on note que le frère aîné porte un kaftan noir suggérant un habit porté pour se rendre à la prière, le frère « lâche », lui, porte une chemise multicolore, il fume et se tient avec les articulations laxes. Le fleuve du Tigre est présent sur scène, à la fois comme masse d’eau, et par des images projetées ainsi qu’une voix off.
Enfin, et je dis bien enfin, la pièce se clôture avec une phrase de la poétesse et activiste lesbienne afro-feministe Audrey Lorde : « Je ne suis pas libre tant que n’importe quelle autre femme est privée de sa liberté, même si ses chaînes sont très différentes des miennes. »
Par ailleurs, cette pièce a été écrite et mise en scène par des personnes sans lien visible avec les cultures arabophones à part le fait d’avoir, pour l’autrice, travaillée comme journaliste en Irak.
Je résume. Des personnages de femmes soumises, victimes, violentées ou complices, des personnages d’hommes assassins, ou queer codé gay, ou impuissants et en colère. Une guerre en toile de fond, dépolitisée et sans évocation de troupes ou d’ingérences étrangères. Une ambiance « orientale » servie par des morceaux de langue non traduites, de la musique parfois, la présence du fleuve et la mention du désert. Des propos caricaturaux dans la bouche de personnages racisé·es localisé·es quelque part dans un pays lointain.
Cela a un nom : l’orientalisme. Et si c’est orientaliste, c’est raciste.
Cette pièce est un ramassis d’orientalismes par des personnes blanches pour des personnes blanches. Du pseudo-féminisme qui entretient des stéréotypes racistes et misogynes. Une œuvre sans courage, sans nuance, déshumanisante.
Voilà ce que j’ai ressenti en sortant de cette pièce. Dès les premières minutes pour tout dire.
Qui suis-je pour écrire de cette manière sur l’œuvre des autres ? Pour la juger de la sorte ? Alors qu’à l’époque où j’écrivais des critiques de pièces de théâtre pour feu le blog Rhinocéros, je préférais ne pas publier de critiques négatives, et me concentrais sur la mise en avant de pièces et spectacles qui m’avaient plu ? De quel droit et pourquoi écrire sur ce spectacle ?
J’ai hésité avant de proposer ce texte. Mais l’émotion était trop forte.
Je suis issue de l’une des diasporas du « moyen orient ». Je suis porteuse d’une histoire familiale marquée par des violences et des tragédies. Mes proches ont vécu la guerre, des guerres, les armes et les bombardements. Et je me suis senti trahie, humilié et atteinte dans ma dignité par ce texte. Pourtant, ce sont des sujets qui me tiennent à cœur. Sur lesquels, en tant qu’auteurice, j’écris. Car cette matière me semble importante à traiter. Et ce, malgré le coût très élevé de cette démarche.
C’est ce que vous ne comprenez pas. Que vous n’entendez pas. Oui, il y a des familles des diasporas dites « arabes » dans lesquelles la violence a été dramatique. Cela existe, assurément. Lorsqu’on nait dans une telle famille, même un siècle après les faits, on hérite de ce poids, de ce silence, d’un mélange d’amour et de honte qui rend la parole impossible. Nos récits doivent composer avec la complexité de ces ancêtres qui font partie de nous, dont nous portons les patronymes et parfois même les prénoms, dont la mémoire est protéiforme, insaisissable, transmise quels que soient les efforts de nos parents. Malgré les ruptures. En dépit des déplacements géographiques et des transitions de classe.
Et le regard que nous avons dû construire dépasse de loin les hurlements que j’ai vu sur scène à la Tempête. Parce que ces figures, qui sont des personnages pour vous, sont des aîné·es pour nous. Nous les abordons avec l’amour que nous essayons de porter à nos aïeul·es. Il en va de l’amour que nous sommes capables de porter à nous-mêmes.
Et lorsque nous parlons, lorsque nous écrivons, nous perdons des membres de nos familles, des ami·es et des proches qui ne supportent pas que ces récits fassent surface. Nous devons constamment nous demander si nous ne sommes pas en train de participer à renforcer des stéréotypes qui stigmatisent les hommes de nos communautés et victimisent les femmes. Nous avons honte de ce que nos ancêtres ont vécu et peur d’être jugé·es par la société dans laquelle nous évoluons aujourd’hui. Nous vivons avec la crainte irrationnelle de répéter ces cycles de violence.
Ces histoires ne sont pas des faire-valoir, elles ne nous ouvrent aucunes portes, en tout cas pas lorsque nous les racontons en essayant de nous défaire des discours simplificateurs. Elles peuvent à tout moment se retourner contre nous et les nôtres. Et nous en avons d’autant plus conscience que nous vivons déjà dans un système où le racisme est omniprésent.
Si vous voulez raconter nos histoires, prenez aussi notre trauma. Prenez le racisme qui pollue nos vies. Accrochez-vous à ces lignées colonisées, bafouées et opprimées dans un système mondial qui les méprise encore. Remerciez chaque membre de chaque branche d’avoir réussi l’exploit de vous faire naitre et advenir. Excusez-vous après d’elleux d’être incapable de parler leur langue, ou de la parler avec l’accent des colons. Laissez-vous bercer par ces incconu·es qui ont vos yeux, vos mains, vos lèvres, vos mimiques et vos terreurs. Prenez tout le package.
Et si vous ne le pouvez pas, c’est que ce ne sont pas vos histoires à raconter.
Mais n’ayez crainte. Des mortes, des femmes assassinées parce que femmes, des femmes qui sont abimées et détruites, vous en trouverez dans vos arbres généalogiques européens aussi. Des hommes violents également. Je le sais, car j’ai une famille européenne. Et je la regarde avec les mêmes yeux que ma famille « arabe ». Je le sais parce que je suis le décompte des féminicides en France. Des femmes continuent de mourir chaque année, tous les quelques jours, sur le territoire français.
Il est temps que les « féministes » et autre bien-pensant·es blanc·hes laissent la place aux diasporas pour raconter leurs histoires. Plurielles. Multiples. Joyeuses et festives comme tragiques et dramatiques.
Et qu’iels s’intéressent aux mortes d’ici. Celles d’hier et celles de maintenant. En 2023, au moins 134 femmes sont mortes sous les coups d’hommes. Ce n’est pas parce qu’ici on n’utilise pas le terme « crime d’honneur », que ce n’est pas une expression ultime de la violence patriarcale au sein de notre société.
Le courage artistique, c’est de traiter de ces féminicides. C’est de se questionner sur comment des hommes en Europe, par exemple de classe moyenne ou supérieure, peuvent commettre ces crimes. Sur la banalité des coups et du meurtre. C’est de s’interroger sur la société dominante à laquelle nous appartenons. Ce qui nous a été transmis et comment. Ce n’est pas facile.
Je crois même que c’est beaucoup plus difficile. Parce que c’est plus proche de nous et donc invisible et inarticulable. Et parce que le danger n’est pas le même. Nous voyons bien ce qui se passe lorsque des personnes influentes ou dominantes sont pointées du doigt. Lorsque nous réclamons plus de moyens pour enrayer le fléau des violences sexistes et sexuelles. Ou que nous dénonçons les défaillances des forces de l’ordre et de la justice sur ces crimes et délits. Les rangs du pouvoir se resserrent autour des hommes violents et nous craignons d’être broyé·es.
Mais c’est un courage nécessaire. Et nous pouvons vous aider.
Il est temps que les « féministes » et autre bien-pensant·es blanc·hes racontent avec nous les histoires de la violence patriarcale. Sans s’appuyer sur le racisme ou les autres formes de domination. Sinon ce n’est pas du féminisme. C’est de la paresse et une autre forme de violence. Même lorsque les mots d’Audrey Lorde sont appelés à la rescousse.
Il est temps aussi que le monde de la culture en France accepte d’entendre et d’écouter nos voix. Celles des diasporas qui ont tant à dire, celles des femmes, celles des personnes queer, toutes les voix minorisées, toutes ces poésies et ces histoires qui cherchent la lumière.
Écrivons sur comment les hommes dominants d’ici nous brisent. Si nous en avons le courage.