Voilà un mois que La Mutinerie a tiré la sonnette d’alarme : le bar, refuge historique des queers de la Capitale, connaît de grosses difficultés financières et risque d’être vendu pour éponger les dettes accumulées depuis ses travaux d’insonorisation en 2018, pour lequel le collectif avait déjà fait appel au soutien de la communauté. En ce début du mois d’octobre, nous avons discuté avec Ju qui fait partie du collectif qui a monté la Mut en 2012 et il fait le point, au nom du collectif, sur la situation.
La Mutinerie : état des lieux
Depuis 2012, le collectif a fait des choix de gestion qui pourraient ne pas paraître forcément rentables mais qui relèvent d’une volonté de faire fonctionner le lieu en accord avec des valeurs politiques et éthiques chères au collectif. « Ce sont des choix qui nous ont toujours permis d’être à l’équilibre mais pas de faire de bénéfices, ce qui fonctionne un temps mais pas lorsqu’on est confronté·es à des catastrophes », au nombre desquelles il faut compter les fermetures pendant la crise sanitaire mais également la baisse de la fréquentation durant les Jeux Olympiques. Parmi ces choix, il y a la volonté de maintenir des prix relativement bas par rapport à ceux du quartier et ce tout en payant un loyer de 7000€ par mois, en raison même du quartier où le bar est implanté, les salarié·es sont payé·es correctement et sont déclaré·es : « dans ce secteur-là, les gens sont souvent sous-payés voire pas déclarés, et c’est ce qui fait fonctionner cette économie aussi. Dans cette économie-là, c’est effectivement pas rentable de déclarer les gens et de les payer correctement mais c’est quelque chose pour nous d’inenvisageable car c’est un lieu qui porte beaucoup de valeurs politiques et ça fait l’identité même de la Mutinerie ». Par ailleurs, Ju nous rappelle aussi que la Mutinerie fait régulièrement le choix de donner un pourcentage de ses recettes à des collectifs ou associations ou encore pratique l’entrée libre sur ses événements. Autant de choix qui contribuent à rendre le lieu moins rentable si l’on considère les choses du point de vue d’une logique capitalistique.
La Mutinerie face aux crises successives
Toutefois, la Mutinerie n’est pas suffisamment solide dans ces conditions lorsque des obstacles se présentent. Ainsi, la première embûche a été l’injonction émise par la Préfecture de faire des travaux d’insonorisation qui ont coûté de l’argent au collectif malgré le soutien communautaire incroyable dont il a bénéficié. La Mutinerie se retrouve aujourd’hui à faire de nouveau appel à la communauté mais ne compte pas devenir un lieu qui doit régulièrement solliciter son public pour rester la tête hors de l’eau. C’est une des raisons pour lesquelles, le collectif ne fait pas appel aux dons, bien qu’il soit, comme c’est le cas tout au long de l’année, possible d’alimenter la cagnotte accessible sur le site du collectif. Pour payer les travaux d’insonorisation et malgré la levée de fonds de 20 000€ auprès de la communauté, la Mutinerie a dû emprunter et sans bénéfices, le collectif court après ses dettes pour tenter de rembourser : « Ce n’était pas si catastrophique que ça, jusqu’à la période des fermetures en raison du covid, malgré les aides de l’État, ça a été un énorme coup sur la tête. On en parle un peu tard mais il faut aussi se rendre compte que pour beaucoup de lieu, l’impact sur l’économie n’a pas été immédiat. De nombreux lieux ferment deux ou trois ans après cette période parce que ça met du temps avant d’être réellement en cessation de paiement. » La Mutinerie était déjà très affaiblie en sortant du covid et s’est mise à accumuler les dettes et la situation économique s’est encore dégradée. En mars 2024, le collectif a demandé un redressement judiciaire pour stopper les intérêts des dettes publiques.
Le bar a beaucoup de fréquentation, l’objectif était ainsi de montrer qu’un plan de remboursement sur le long terme est possible. Sans les dettes, le bar parvient très bien à payer toutes ses charges. Jusqu’en juillet dernier, le bar parvient à montrer qu’il est capable d’assumer son fonctionnement. Mais la période des Jeux Olympiques a entraîné un chiffre catastrophique pour la Mutinerie. « On n’a pas de preuve mais on attribue ça aux JO. On s’attendait à ce qu’il y ait du monde parce qu’on a pas mal de clientèle de touristes mais le bar était vide, c’était catastrophique. Ce qui tombe très mal quand tu dois présenter des chiffres à une audience qui arrive trois semaines plus tard. » C’est à ce moment-là que le Tribunal a décidé d’entamer une procédure de vente : il fallait faire des chiffres hors norme pour les mois suivants sans quoi le bar serait vendu au plus offrant. « C’est à ce moment-là qu’on a lancé notre appel sur les réseaux sociaux. »
Une vague de soutiens communautaires
« Les gens sont incroyables, on a reçu une vague de soutien extraordinaire, c’est dingue parce qu’on se sent à la fois stressé·es et désespéré·es et en même temps hyper soutenu·es : ça nous rappelle à quel point le lieu est important pour les gens.» Cette vague de soutien mais aussi les relais dans la presse, y compris dans des médias généralistes nationaux, permet de faire pression dans ce processus de vente. Par ailleurs, si la Mairie de Paris apporte son soutien, c’est aussi un point positif. Le Tribunal va étudier l’ensemble des éléments. S’il y a bien la possibilité de donner directement au collectif par le biais de la cagnotte accessible sur le site de La Mutinerie, le collectif refuse d’y toucher : « Il y a beaucoup de personnes précaires dans la commu, on sait qu’il y a des gens qui vont avoir du mal à boucler les fins de mois mais qui vont quand même faire un don pour nous soutenir, pour soutenir un lieu qui, ne l’oublions pas, est quand même un lieu commercial, qui paie nos salaires, etc. Le fait de dire aux gens de venir, c’est aussi nous permettre de faire notre travail en échange. Ça nous semble plus juste. Ce n’est pas normal qu’un lieu comme le nôtre qui a une telle fréquentation soit en si grande difficulté pour survivre. »
La Mutinerie a non seulement reçu une immense vague de soutien mais a bien fait un mois de septembre extraordinaire, deux choses qui ont contribué à faire changer les rapports avec l’administrateur judiciaire : « Grâce aux chiffres et à la médiatisation, le mandataire et l’administrateur judiciaire nous considèrent maintenant comme des acteurs et actrices avec plus de valeur que ce qui était le cas jusque là où on pouvait avoir l’impression d’une forme de mépris ou au moins d’incompréhension pour ce qu’on faisait. » Cela a d’ailleurs eu pour conséquence de bloquer toute vente jusqu’à fin novembre, mais il faut que la mobilisation se maintienne jusque là, ce qui pourrait contribuer à arrêter totalement la procédure.
« On ne peut pas demander aux gens de sortir dans notre bar tous les jours pendant trois mois » continue Ju qui sait bien qu’il y a de nombreuses causes à soutenir. Il y a eu une énorme vague au début du mois de septembre qui a même posé des problèmes en termes de sécurité ou de stocks. La fréquentation reste élevée et s’est stabilisée mais doit se maintenir à ce niveau-là. « On va essayer d’avoir une super programmation sur les mois d’octobre et novembre pour que les gens reçoivent quelque chose en échange ».
Réinventer La Mutinerie
Ju met aussi en avant la partie de l’action du collectif qui est purement d’ordre social et solidaire et qui a été fait sur le seul chiffre d’affaires du bar et sans argent public. Le collectif envisage un système fait de mécénat et d’argent public qui pourrait permettre de continuer à mener à bien ces projets philanthropiques et à dimension sociale et solidaire qui ne devraient pas reposer sur les bourses d’individus. Ces discussions ne sont pas sans rappeler la période où la librairie Violette and co, autre lieu emblématique, a dû évoluer à la suite du départ à la retraite de ces deux fondatrices Catherine Florian et Christine Lemoine. Cette reprise a entraîné un changement de structure, justement pour pouvoir exister au sein d’un système capitaliste qui ne permet pas aux initiatives communautaires – pourtant essentielles pour les personnes marginalisées, en raison du genre ou de l’orientation notamment – de survivre. « Ne pas fonctionner selon les codes de ce système-là, c’est ne pas être compétitif, ne pas être rentable. Pour qu’un bar soit rentable, c’est souvent sur des concessions éthiques qui sont cachées au public. On refuse de faire ces concessions et on refuse de fermer mais ça implique de trouver des solutions pour fonctionner quand même malgré ce système-là.» Il est encore tôt pour envisager la suite pour La Mutinerie qui pourtant sait qu’il faudra aussi repenser le lieu d’une part pour qu’il puisse fonctionner dans la durée, ce qui passe par un changement de structure et la création d’une SCOP (Société coopérative et participative) par exemple mais d’autre part pour qu’il corresponde aussi à ce que veut son public.
Le collectif veut également développer une structure associative qui pourrait développer la partie sociale et solidaire de l’action de La Mutinerie mais également qui pourrait contribuer à la programmation culturelle car la situation économique du bar a aussi entraîné des choix de ce côté-là : « On ne pouvait plus se permettre de faire venir des gens avec des cachets plus importants ou des frais de déplacement plus élevés, mais parfois aussi des événements politiques qui rassemble une dizaine de personnes et est moins rentable qu’un DJ set. » Les contraintes économiques ont aussi un impact sur la programmation qui pourrait, avec du mécénat et de l’argent public, à nouveau faire des choix « moins rentables ». Pour le moment, le collectif ne veut pas faire de promesses mais prépare aussi le futur du bar : « le soutien qu’on reçoit nous fait chaud au coeur mais nous donne aussi un sentiment de responsabilité très fort et on veut que les gens soient pas déçu·es et sachent qu’on fait le maximum pour sauver le bar et que le bar qu’iels arriveraient à sauver soit à la hauteur. »
Aux États-Unis, un projet appelé le Lesbian Bar Project pointait le fait qu’il y avait plus de 200 bars lesbiens aux États-Unis dans les années 1980 et qu’il n’en restait qu’une vingtaine en 2020 : avec la fermeture des 3G à Marseille, on peut constater la disparition progressive des lieux fixes au profit de soirées itinérantes. Il est essentiel de soutenir les lieux communautaires qui constituent des repères et des refuges. Aujourd’hui, c’est La Mutinerie qui est menacée et c’est à nous de prendre notre part pour défendre ce lieu qui nous tient tant à coeur.
La Mutinerie, 176-178 Rue Saint-Martin, 75003 Paris – Photos : © Gaëlle Matata