Je suis une grosse lectrice, dans les périodes de vacance, au singulier donc, les périodes d’oisiveté, je lis facilement un livre par jour. Je me penche toujours sur les ouvrages qui sont des succès d’édition, ou sur ceux qui remportent de nombreux prix. Triste tigre, de Neige Sinno n’a pas pu échapper à mon œil de lectrice compulsive. Prix littéraire Le Monde 2023. Prix Blù Jean-Marc Roberts 2023. Prix Les Inrockuptibles 2023. Prix Femina 2023. Choix Goncourt de la Suisse 2023. Prix Goncourt des lycéens 2023. Dès septembre, Libé faisait une court papier dans lequel Thomas Stelandre le présentait comme le roman chouchou de la rentrée littéraire. 47 000 ouvrages vendus et 6 réimpressions avant même les prix. Triste tigre est un phénomène. Et je me suis sincèrement demandé pourquoi.
Auréolé de son succès critique et commercial, Triste tigre de Neige Sinno était donc un livre auquel je ne pouvais pas échapper. Ou plutôt, il ne pouvait pas échapper à ma soif inextinguible de lecture. Il n’y a pas réellement d’intrigue dans ce roman que l’on encense. L’autrice, confrontée au resassement infini du traumatisme de l’inceste, violée par son père pendant son enfance et le début de son adolescence le raconte moins qu’elle ne le pense dans les rapports aux ouvrages que son vécu entretient avec d’autres oeuvres sur le viol et d’autres réflexions sur la violence. L’ouvrage a des qualités certaines, l’écriture est fluide, prend les lecteurs·trices à témoin, à partie souvent. Elle nous engage à prendre notre part dans son cheminement interne, ses souvenirs, son analyse. Il y a quelque chose de psychanalytique bien que la narratrice ait renoncé à la thérapie comme travail sur le trauma.
Ce qu’il y a de beau, dans Triste tigre, c’est cette navigation, comme par association d’idées, avec des ouvrages qui nous sont plus ou moins familiers. On sent que la littérature, si elle ne sauve pas, l’autrice insiste sur ce point, permet tout de même de donner des cadres à la réflexion, d’appréhender le monde en étant un peu moins seule. Dans l’ouvrage, Neige Sinno écrit qu’elle ne voudrait pas être connue pour ce livre, pour ce récit où elle parle de viol et d’inceste, que ce serait encore une fois être définie par ces abus sexuels. Alors pourquoi ce succès ?
On ne peut pas dire que la lecture est désagréable, quand elle l’est, c’est un choix littéraire, c’est parce qu’on est soumis à des visions, des images dont la violence est insoutenable. Neige Sinno nous embarque dans les bas-fonds du souvenir, nous dit qu’elle n’est pas sauvée, que personne ne peut l’être. Elle déploie une rhétorique paradoxale dans laquelle elle parle de sa vie après le viol, de sa vie après le procès, après la peine de prison. Elle parle du regard que la société porte sur l’inceste, sur le silence, sur le fait que certain·es courageux·ses brisent ce silence et fassent voler en éclat la sérénité d’un monde qui a des oeillères sur les violences incestueuses et les abus sexuels sur mineurs.
Quelque chose me gêne fondamentalement dans le succès de cet ouvrage. Je sais qu’une fois publié, un livre n’appartient plus totalement à son auteur·trice, mais ici, c’est comme si ce succès allait à l’encontre de la volonté de Neige Sinno. Le livre, par son succès, poursuit cette conversation avec d’autres livres, d’autres succès. Le Consentement, La Familia Grande par exemple. C’est un objet littéraire étonnant, certes, parce que c’est aussi un livre sur la littérature, ses pouvoirs et ses limites. Sur sa capacité à informer nos idées à travers la fiction. C’est peut-être ce que j’ai préféré dans Triste tigre.
C’est aussi un livre qui bouscule les frontières des cadres littéraires, ce n’est ni une autobiographie, ni un roman à proprement parler, ni véritablement un essai. C’est aussi cela qui décontenance le lectorat et qui peut expliquer le succès de l’ouvrage. C’est un livre qui décontenance à tel point que, bien que dans la short list pour le Goncourt, il n’a finalement pas remporté le prix et l’académie justifie son refus avec, entre autres, deux raisons : ce n’est pas vraiment un roman et « les gens ne vont pas s’offrir à Noël un livre sur l’inceste ». C’est donc que l’ouvrage déroute, du point de vue littéraire, et gêne par son sujet.
Mais soyons claire : au-delà de son sujet, Triste tigre serait-il un grand livre ? Neige Sinno le reconnaît, elle n’a pas lu de théorie féministe, c’est la fiction qui a façonné sa représentation de la violence sexuelle. Peut-être justement que c’est ce qu’il manque à l’ouvrage. De se référer aussi aux travaux de celles et ceux qui ont pensé le viol et l’inceste comme des manifestations d’un système de domination patriarcal. Dans sa critique pour La Vie, Marie Chaudey écrit : « Elle s’efforce de parvenir d’abord à une éclairante justesse, en affirmant que le viol est plus “une question de pouvoir que de sexe” » mais est-ce que cet apprentissage serait aussi parlant si les thèses féministes innervaient davantage les réflexions sur les violences sexuelles.
Peut-être que mon jugement de l’ouvrage est dû au fait que j’aie lu ce livre à travers les grilles de lecture qui me façonnent à la fois en tant que militante féministe et queer et en tant que professeure de lettres qui aspirent à un certain degré d’expertise dans mon approche de la chose littéraire. En refermant le livre, je me suis demandé : qu’aurait-on pensé d’un livre qui ne soit pas totalement et intégralement inscrit dans le soufre de l’inceste que l’on nous oblige à regarder en face ? Neige Sinno nous force à regarder, nous force à traverser ces 270 pages où elle interroge son propre rapport à ce qu’elle a vécu, où elle expose qui elle était, qui elle est. Où elle s’expose.
Alors, c’est rafraîchissant, cette violence que l’on peut approcher au chaud sous un plaid, allongé·e sur un canapé. C’est nouveau, peut-être, et mon œil expert ne l’est, peut-être, pas tant. Mais est-ce que si l’ouvrage ne traitait pas d’un tel sujet, il aurait rencontré un tel succès ? Faisons un peu de littérature-fiction : s’il avait été question de n’importe quel souvenir, traumatique ou pas, ce livre aurait-il rencontré son lectorat ? Un tel succès ? Permettez-moi d’en douter.
Six jours après avoir obtenu le Prix Nobel de littérature, Annie Ernaux a vu les ventes de ses ouvrages multipliées par dix, nous raconte une article du Figaro : « Trois mois après la remise de sa récompense en 2014, le dernier roman de l’époque de Patrick Modiano «Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier» (Gallimard) s’était à l’époque arraché à 360 000 exemplaires. Alors qu’une nouveauté de Modiano se vendait d’ordinaire autour des 80 000. Six ans avant, l’écrivain franco-mauricien Jean-Marie Gustave Le Clézio connaissait le même succès après avoir remporté la distinction de l’Académie suédoise. Son roman «Ritournelle de la faim» publié chez Folio s’était écoulé à 52 000 exemplaires deux semaines seulement après sa parution. » L’avantage des prix, c’est leur capacité à mettre dans toutes les mains des ouvrages dont la qualité littéraire est indéniable. Et le livre de Neige Sinno n’aura pas un sort différent. Mais alors il y en aura, comme moi, qui se demanderont pourquoi ce succès, ce triomphe, sinon par le statut de victime d’inceste de l’autrice qui évoque ses abus et qui nous entraîne avec elle dans sa propre analyse du mal, de ce qu’elle appelle l’autre lieu, celui de la violence brute, de l’asservissement de l’autre.
Je ressors de cette lecture mitigée, en tant qu’enseignante, un peu gênée même, que ce livre ait été proposé à la sélection du Goncourt des lycéens, dont j’adore les palmarès année après année. Dirais-je que j’ai été déçue ? Peut-être. Je m’attendais à une révélation littéraire, j’en ressors avec le sentiment amer que ce livre rencontre un tel succès quand l’autrice écrit noir sur blanc qu’elle ne veut pas être connue pour les abus qu’elle a subis. Le livre ne lui appartient plus, il appartient à ceux et celles qui le lisent et dont il va changer le regard sur le monde, sur les autres aussi. Et en ce sens, tant mieux. Est-ce qu’il va changer notre façon de lire, de critiquer et de faire de la littérature ? Je n’en suis pas sûre.