Whole 2025 jour 1 : comme une boule à facettes

L’été dernier, Leslie avait découvert le Whole Festival et vous avait raconté ses trois jours passés au sein du plus gros festival queer du monde. Cette année encore, elle a décidé vous confier ses impressions et tous les détails de ses nuits interminables. Pour ce premier jour, elle profite de son arrivée pour faire un point sur son année, ses attentes et les effets du Whole précédent sur sa vie.

C’est drôle, les premières fois. L’an dernier, c’était mon premier Whole. J’avais dit « life changing experience ». Je n’avais pas menti. Trois jours avaient suffi à bousculer ce que je pensais être, ce que je voulais être, ce que j’allais être. L’an dernier j’ai redécouvert mon corps, je me suis dit que je l’aimais, j’ai puisé dans trois jours de festival la force d’être à nouveau la bad bitch que j’ai toujours été.

Sur les mêmes gradins, sensiblement dans le même état, je peux regarder dans le rétro.

Je suis arrivée au Whole en 2024 comme une boule à facettes explosée au sol et trois petits jours de rien du tout m’ont permis de recoller tous les morceaux. Le Whole et – j’insiste – les pédales du Whole m’ont reconciliée avec moi-même, tout en ouvrant une brèche dans certaines des convictions que j’avais le plus étroitement chevillées à mon corps. Ferropolis 2024 : moins de certitudes et plus de confiance en soi.

Alors ce n’était pas facile, de ne pas appréhender un peu ce retour. Tout en mettant soigneusement au point les outfits que je vais porter cette année, j’ai essayé de ne pas trop attendre de cette deuxième fois. Après tout, on ne peut pas mettre sa vie cul par dessus tête tous les étés. Si je m’étais sentie belle pour la première fois depuis de longues années à Ferropolis l’été dernier, j’y suis arrivée ce matin avec une force dont j’avais oublié qu’elle vivait au fond de moi.

Il s’est passé beaucoup de choses en un an, et si j’ai chéri, cultivé et nourri toutes les graines qui ont germé au bord de ce lac, j’ai souvent aussi eu l’impression d’être une sorte de circassienne, jonglant sans cesse avec des envies, des désirs et des identités que j’assume tous mais pas nécessairement en même temps.

Been there done that, alors ? Je ne sais pas si j’attendais quoi que ce soit de cette nouvelle édition. Peut-être même que j’appréhendais un peu. On ne peut pas indéfiniment chambouler sa vie, si ?

Il y a eu le trajet, l’arrivée sur le site, l’attente, la préparation. Et puis…

Et puis ce moment où tu foules les dancefloors avec ce corps que tu as réappris à connaître, avec ce port de tête que tu ne te connaissais pas. Et les milliards d’éclats se réagrègent enfin et tu es à nouveau la boule à facettes qui tournoyait au creux de ton ventre.

Peut-être que ma vie sera chamboulée demain ou après-demain. Pour l’heure, ce que je sais c’est que je suis parfaitement à l’endroit où je dois être, dans l’état que je dois être, entourée des gens que je veux avec moi.

Je peux respirer, plus besoin de faire le grand écart, plus besoin de porter le poids des débris de ce que je suis : il n’y a plus de débris. Cette sensation d’être juste tout pile poil au bon endroit au bon moment, c’est déjà un chamboulement. Aucune part de moi ne manque. Je les rassemble et leur fais battre la mesure en 4 temps.

Ce qui m’amène à deux constats. Le premier d’ailleurs est moins un constat qu’un sentiment : je suis extrêmement reconnaissante à la vie de m’avoir permis enfin de m’entourer de personnes avec qui je peux être totalement et entièrement moi, avec toutes mes contradictions et mes paradoxes. Le deuxième n’est pas totalement un constat non plus. Plutôt une interrogation née de tous ces jeux d’équilibriste du quotidien. Cette liberté d’être moi, d’être soi, ce moment épiphanique où les morceaux trouvent leur place, tout le monde devrait y avoir droit. Il y a une force qui naît dans les tréfonds de la marge qui peut emporter tout. Moi, c’est la sortie de l’hétéropatriarcat et des injonctions genrées – que je dois, que l’on doit, en grande partie aux pédés – qui m’a permis de réinvestir mes identités, d’entrer dans ma bad bitch era, sans jamais craindre de me contredire ou de me tromper. Parce que je me contredis et me trompe chaque jour mais rien n’est proscrit. Je peux à la fois être une pétasse superficielle et une intello indépendante inarrêtable. Cette infinité de possible, je la dois aux communautés queer, et à des expériences comme le Whole où finalement je m’éloigne peut-être de l’idée de la meuf queer que je devrais être. Cette idée que la vie pourrait être une infinité de possibles et de portes ouvertes que l’on peut décider de pousser ou non, voilà la vraie émancipation. Celle que méritent tous ceux et toutes celles qui ne sont pas des hommes cisgenres blancs riches et âgés. En somme, les minorités qui sommes majorité. Cette joie brute d’être, je la souhaite à tous et toutes. Mais peut-on expérimenter ce pas de côté au-delà des questions d’identité ou d’orientation sexuelle ?

Parfois je pense à la définition kantienne des Lumières : AUFKLÄRUNG ist der Ausgang des Menschen aus seiner selbstverschuldeten Unmündigkeit. Les Lumières comme sortie de l’état de minorité. Quelques penseurs au XVIIIe. siècle avaient le luxe d’appeler de leurs vœux cette révolution de l’esprit. Il y aurait de belles choses à dire sur le fait que la langue allemande dise mille fois mieux le processus, le mouvement, la dynamique que n’importe laquelle de nos traductions. Je sais que dans la nuit et les néons, dans les volutes de fumée, au milieu des lasers, ich wurde aufgeklärt. Peut-être que ça devrait être ça, au fond, la vraie magie de ce genre d’espace : que ce qu’on y trouve ne reste jamais vraiment entre les murs, entre les corps, entre les beats. Qu’on arrive à tout faire déborder, diffuser, que ça prenne feu doucement et que ça reparte avec nous.

Parce que ma liberté n’a de sens que si elle embrase tout ce qui nous retient. S’émanciper, c’est allumer des foyers au creux des marges capables de faire fondre les fondations d’un vieux monde qui tarde à mourir.