« Chercher sous la rature ce que Violette Leduc a dit » comprendre l’histoire du texte de « Ravages » avec Alexandre Antolin

De Violette Leduc, on connaît souvent Thérèse et Isabelle mais on connaît un peu moins le reste de l’œuvre. Et ce qu’on sait moins souvent c’est que Thérèse et Isabelle figurait initialement dans Ravages, le troisième ouvrage de l’autrice. Ravages a été l’objet d’une féroce censure lors de sa parution en 1955. Docteur en lettres modernes et histoire du genre, Alexandre Antolin publie Une censure éditoriale : Ravages de Violette Leduc aux Presses Universitaires de Lyon. Si ce travail de thèse est un pavé qui peut sembler aride au premier abord, le chercheur s’est arrangé pour y intégrer des transcriptions du manuscrit qui permettent de saisir au mieux les enjeux éditoriaux derrière la censure. Ce n’est pas seulement le chercheur qui vient avec son bâton de pèlerin expliquer la censure de Ravages mais les sources de l’intime sont également au cœur de son travail. Dans cet ouvrage dense, on peut donc retrouver correspondances et journaux intimes qui permettent de réincarner la recherche.

Est-ce que tu peux commencer par nous faire une présentation rapide de Violette Leduc ? 

Violette Leduc est une autrice française du XXe siècle, elle est née en 1907 et elle meurt en 1972 et elle est connue parce qu’elle est la première protégée de Simone de Beauvoir qui va faire une oeuvre de mentorat tout au long de sa vie. Elle est aussi connue parce qu’elle frôle le prix Goncourt en 1964 avec La Bâtarde. Son oeuvre va être essentiellement autour d’elle. Elle va se raconter dans une autobiographie, dans des autofictions.  Elle va avoir pour projet d’être au plus près de la réalité, de ne pas faire de ronds de jambes, c’est-à-dire qu’au niveau de l’érotisme, elle va renouveler le genre en étant très précise dans ses descriptions. Elle va parler librement de ses amours lesbiennes comme hétérosexuelles. Elle n’était pas militante comme on pourrait le croire parce qu’elle était proche de Simone de Beauvoir mais elle ne va jamais adhérer ni à un mouvement féministe ni à un mouvement lesbien – comme elle meurt en 1972, il y avait peu de chance mis à part avec le FHAR – mais c’est vraiment pas quelque chose qui va l’intéresser. Il faut savoir aussi que même si elle parle librement de ses amours, autant hétérosexuelles que lesbiennes, elle ne se définit jamais ni en tant qu’hétéro ni en tant que lesbienne ni en tant que bisexuelle. 

Tu disais qu’elle avait une écriture proche du réel. Si tu devais qualifier son écriture pour donner envie de la lire, qu’est-ce que tu dirais ? 

C’est un réalisme poétique. On n’est pas dans des descriptions juste pour dire « là je vais lécher un clitoris de telle manière », elle va vraiment utiliser des métaphores poétiques, soit autour des fleurs soit par exemple tout ce qui est poulpes et pieuvres pour décrire la sexualité. C’est par ces images là qu’elle va réussir à retranscrire les sensations éprouvées au moment des orgasmes et des choses comme ça. Pour parler de l’orgasme, elle a une formule qui est « Je tombais de félicité en félicité » et jusqu’ici ça me semble être la meilleure formule pour décrire un orgasme. 

Est-ce que tu peux nous expliquer pourquoi tu t’es intéressé à Ravages en particulier ? 

Je voulais travailler dans l’édition et ça me paraissait intéressant de travailler sur un cas pratique dans le cadre de mon master en lettres. J’avais découvert grâce au film de Martin Provost [Violette paru en 2013, ndlr] l’existence de Violette Leduc et j’avais aussi croisé son nom dans les Mémoires de Beauvoir. Il se trouve que son troisième roman, Ravages a été censuré par les éditions Gallimard. (Il y avait aussi un esprit fouille-merde de vouloir savoir pourquoi ça avait été interdit…) Et à partir de là je me suis dit que j’allais fouiller dedans. Chez Violette Leduc, il y a un côté loseuse mais fière de l’être tandis que chez Beauvoir il y a vraiment les vainqueurs et les vainqueuses. On peut vraiment s’identifier à Violette Leduc. Lorsqu’on n’a pas eu des réussites en permanence, lorsqu’on est en partie névrosé·e, que ça ne va pas toujours très bien dans la vie, Leduc permet de s’identifier, d’avancer et au final de se dire « on n’est pas seul·e ». C’est pour ça que je me suis intéressé à Leduc puis à Ravages dans le cadre de l’édition. Quand on plonge dans le manuscrit de Ravages… Pour moi, c’est vraiment une oeuvre merveilleuse de bout en bout donc on peut y passer des années. Je continue d’y passer du temps, d’ailleurs ! C’est un travail de génie au niveau de l’architecture narrative. C’est vraiment un texte à découvrir et à lire ! 

Parle nous de méthode. Quelle est ton approche en tant que chercheur ? 

Je fais de la génétique, et la génétique en lettres c’est quand on va s’intéresser à tout ce qui existe avant le roman publié. Dans le cas de Ravages, il y a deux séries de cahiers, une seule est déposée en centre d’archives, ça va être aussi des dactylographies. Les épreuves, on ne les a pas malheureusement. Ça va être de chercher sous la rature ce que Violette Leduc a dit, de voir quelles sont les modifications entre le manuscrit et le livre publié et c’est en étudiant les différentes étapes qu’on peut comprendre les effets de la censure. Lorsqu’on regarde la version qui est dans les cahiers, c’est très différent de la version qui a été publiée en 1955. 

Qu’est-ce que la censure vient dire de la société dans laquelle l’oeuvre paraît ? 

Ça dit que la société des années 1950 était puritaine. Mais le gros problème de Violette Leduc, ce n’est pas qu’elle mette en scène des amours lesbiennes, d’autres romancières l’avaient fait auparavant, comme Colette, Jeanne Galzy ou Radclyffe Hall avec Les Puits de Solitude aussi chez Gallimard. La particularité de Leduc, c’est qu’elle ne va pas faire d’ellipse, elle va raconter ces scènes de sexualité et elle va surtout le faire sans male gaze. Là où Colette pouvait en mettre un dans les Claudine par exemple. Leduc veut vraiment décrire la sexualité du point de vue d’une concernée sans satisfaire un point de vue masculin. Chez Leduc, il n’y a pas de description masturbatoire. Quand elle découvre la sexualité avec sa première compagne Isabelle, il y a les tâtonnements, il y a les hésitations. Quand il y a les scènes de sexe avec Marc… Elle a jamais tenu une bite dans la main donc forcément elle branle mal au début, elle fait mal à son partenaire. Il y a donc le fait d’avoir la représentation de cette sexualité où l’homme n’est pas au centre et où l’on ne décrit pas pour lui. Mais il y a aussi une autre particularité qui est que dans la période de l’après-guerre Leduc décrit un vécu hors de l’hétérosexualité et à la fin de Ravages initialement, il n’y avait pas de condamnation. Même s’il y a des choses très dures qui ont été vécues (les différentes ruptures, un viol, un avortement tardif), à la fin Leduc disait « OK, ma vie n’a pas été un long fleuve tranquille mais les lendemains seront chantants ». Mais la règle, jusqu’à L’Oppoponax, c’est « Tu n’as pas respecté les règles de la société hétérosexuelle, tu as décidé de vivre hors de l’hétérosexualité, eh bien maintenant, tu vas souffrir ». 

Comment est-ce que Ravages s’inscrit dans la bibliographie de Leduc ? 

C’est son troisième ouvrage mais c’est le premier dans lequel elle décide de retracer ses amours et de faire une proto-autobiographie. Pour contextualiser par rapport aux deux premiers : L’Asphyxie, ce sont des souvenirs d’enfance et L’Affamée, c’est le journal de sa passion pour Simone de Beauvoir dont elle était éperdument amoureuse jusqu’à la fin. Dans Ravages, elle décrit la sexualité et les ressentis au moment des scènes de sexe du point de vue d’une femme – sans pour autant avoir un point de vue essentialiste – et elle fait en sorte d’en faire un roman initiatique où l’héroïne évolue au fur et à mesure de ses différentes amours et qui n’est pas la même à la fin et qui au contraire va de l’avant et va pouvoir s’épanouir. Ravages va surtout avoir une importance dans l’œuvre de Leduc au moment de la censure puisque ça transforme ce livre en martyr et Violette Leduc est aussi une grande drama queen et ça va avoir des répercussions sur toute son œuvre. La première partie, Thérèse et Isabelle est enlevé de Ravages et c’est une désolidarisation de son roman dont elle ne se remettra jamais. On retrouve Thérèse et Isabelle dans La Bâtarde, qui est le premier tome de son autobiographie, dans le deuxième tome de son autobiographie, elle parle de la rédaction de Ravages et dans le troisième tome de son autobiographie qui est posthume, elle revient sur la censure de Ravages. Vraiment, c’est quelque chose qui va jalonner toute son œuvre. 

Dans quelle mesure était-ce important de publier cet ouvrage qui est ta thèse ? 

L’important c’était de rendre justice à Leduc. Cette censure était connue, elle était mentionnée partout dans son oeuvre. Mais je voulais savoir pourquoi la censure avait eu lieu et aussi montrer aux gens à quoi Ravages aurait dû ressembler tel que Leduc l’avait imaginé. Ce travail avait pour but de mettre en valeur tout le travail de Leduc et d’expliquer ce que ça voulait dire de publier Ravages en 1955. Dans la plupart des textes on dit : « Violette Leduc a été censurée en 1950 parce qu’elle était sulfureuse pour l’époque » mais sans expliciter pourquoi. Je me disais qu’il y avait forcément une explication autre que « la société des années 50 n’aime pas la sexualité » parce qu’on voit des auteurs qui publiaient de la sexualité ou « la société des années 50 n’aime pas les lesbiennes » mais il y avait des lesbiennes qui étaient publiées. Donc pourquoi Leduc ça bloquait ? 

C’est toujours le problème de comment on peut accéder aux sphères de la publication lorsqu’on ne vient pas du sérail…

Est-ce que les mécanismes de censure éditoriale sur lesquels tu as travaillé peuvent toujours être à l’œuvre aujourd’hui ? 

Je pense que oui. Pour Leduc, il y a la classe sociale qui joue. Elle est fille d’une fille-mère, elle a été élevée seule par sa mère qui était domestique dans une maison bourgeoise. Le fils de bonne famille a couché avec la bonne qui est tombée enceinte et à qui on a dit d’aller élever son enfant plus loin. La question de la classe sociale joue donc pour Leduc, bien qu’elle ait eu l’appui de Simone de Beauvoir mais ça n’a pas toujours été suffisant, la preuve en est la censure de Ravages. Et ce sont des choses qui se retrouvent encore aujourd’hui. On a la chance d’avoir aujourd’hui des maisons d’édition militantes qui peuvent permettre aux personnes qui ne sont pas issues des classes supérieures ou qui n’ont pas les réseaux d’être publiées. Je pense par exemple aux éditions blast mais qui sont actuellement en difficulté et qui ont lancé d’ailleurs un appel à dons. Il y a bien ces petites maisons d’édition indépendantes qui œuvrent sauf qu’on constate que ça repose sur beaucoup de travail bénévole, avec des personnes qui finissent épuisées. C’est toujours le problème de comment on peut accéder aux sphères de la publication lorsqu’on ne vient pas du sérail. En cela, je pense que c’est assez moderne. Quand on voit du Bruno Le Maire, ou je ne sais pas si tu as eu l’occasion de lire du Valéry Giscard D’Estaing, c’est navrant. Si tu veux t’amuser une soirée avec des ami·es, c’est génial mais on voit que juste le fait de bien écrire n’est pas suffisant. Il faut avoir aussi le capital social et ça c’est quelque chose qui reste présent encore aujourd’hui. Il y a aussi la publication de zines, je pense à Anthologie Douteuses de Marguerin Le Louvier et Élodie Petit mais encore une fois, il faut prendre des chemins de traverse. 

Et sur quoi portent tes travaux en ce moment ? Toujours sur Leduc ? 

Non, Leduc, je suis en train de passer un peu à autre chose, à la suite. Avec Aurore Turbiau, Alex Lachkar, Camille Islert, Manon Berthier, on a travaillé sur les littératures lesbiennes avec Écrire à l’encre violette. J’ai travaillé sur la période de l’après-guerre jusqu’au milieu des années 1960 et désormais des masterantes, Manon Bochet-Marquis et Juliette Deman, travaillent dessus donc je peux transmettre le bébé à des concernées, c’est fabuleux. Là je commence à travailler sur Béatrix Beck qui a eu le prix Goncourt en 1952 et elle a une écriture assez fun. Son père était un poète belge mais elle a grandi dans la misère parce que son père est mort très tôt. Militante communiste, un peu mystique par certains aspects et un maniement de la langue… On voit vraiment que c’est de la glaise. Je dois rencontrer sa petite-fille début juin pour voir si elle m’autorise à faire une biographie sur elle ou pas. Je croise les doigts. 

Une censure éditoriale : Ravages de Violette Leduc, Alexandre Antolin, Presses Universitaires de Lyon