Circus of Books : sous le chapiteau insoupçonné de Karen et Barry

Avec Circus of Books, la cinéaste Rachel Mason retrace l’histoire de ses géniteurices, Karen et Barry. Un film intime et émouvant sur le parcours de deux septuagénaires sympathiques, parents et grands-parents aimants, engagé·e·s auprès de leur synagogue et propriétaires d’une librairie mythique de Los Angeles : Circus of Books, l’un des plus grands distributeurs historiques de porno gay hardcore des États-Unis. Action !

Le remarquable documentaire, disponible depuis quelques jours sur Netflix, repose sur une quantité de paradoxes, de faux-semblants, de pièges tendus par les clichés dans lesquels on s’est étonné·e·s, nous-mêmes, de tomber. 1982, Circus of Books ouvre ses portes pour devenir « l’épicentre de la vie gay ». 2019, les Mason baissent le rideau. Pour les deux retraité·e·s : le porno, c’est terminé ! C’est ce moment qu’a choisi Rachel, leur fille, pour prendre la caméra et raconter le lieu et ses propriétaires que les normes ne laissaient pas présager.

Good cop, bad cop

Dans les 60’s, Karen ne rêve que d’une chose : être journaliste. Premières armes dans divers canards où elle couvre meurtres, accidents en tous genres et même des descentes de flics dans des établissements refourgant illégalement du « contenu pour adultes » (tiens, tiens). Quant à Barry, il étudie le ciné à la prestigieuse University of California Los Angeles (UCLA), bricole des films avec son camarade de classe Jim Morrison (si, si, véridique) et trouve ses premiers jobs à Hollywood où il officie dans les effets spéciaux.

Rencontre dans une soirée de célib’ organisée par la communauté juive de L.A., coup de foudre et mariage. Les trois enfants arrivent au fur et à mesure et les galères de fric aussi. Il faut vite trouver une solution après une petite incursion dans le biz des machines de dialyse (si, si, véridique aussi). En feuilletant un journal, Karen tombe sur une pub de l’éditeur et producteur Larry Flynt, qu’elle avait interviewé par le passé (décidément…). Le magnat du porno recherche des distributeurs pour ses magazines coquins. Les Mason se lancent et récupèrent une librairie sur le déclin pour écouler la marchandise. On est en 1982 : la retraite à 60 ans est votée en France, Kate Middleton naît et Circus of Books ouvre ses portes. Pendant trente-sept ans, le duo va mener sa petite entreprise hardcore sur le mode good cop, bad cop.

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Barry & Karen Mason – DR Netflix

Un lieu de drague

Au-delà de Barry et Karen, le documentaire raconte aussi tout un moment de l’Histoire LGBTQIA+ transatlantique. Une époque où l’on appelait West Hollywood (quartier de la boutique et équivalent du Marais parisien) Boys Town. Rachel Mason jalonne sa pellicule de vieux films de famille, de rares images d’archives donnant à voir la nightlife gay de jadis et d’interviews menées face caméra. Celleux qui ont un jour poussé la porte du sex shop partagent souvenirs d’un âge révolu, anecdotes cocasses et émotion encore vive.

Anciens clients et salariés parle d’un lieu safe où rencontrer des partenaires ou tout simplement découvrir sa sexualité. Des paroles touchantes qui replongent dans un temps où l’on ne pouvait pas nommer ce que l’on était. Les quatre murs du Circus of Books ont été salvateurs : ils ont abrité la fierté de toute une communauté gay qui a pu se représenter et rayonner dans un contexte de reaganisme bigot. Une ambiance politique qui mettra d’ailleurs de rudes bâtons dans les roues de nos protagonistes.

Parmi les confidences récoltées par la documentariste, celles de l’activiste Alexei Romanoff, l’un des derniers témoins vivants des manifestations du Black Cat et Larry Flynt himself. Ou encore celles de la célèbre drag Alaska révélée par RuPaul, qui croyait, avant d’y être embauchée, qu’il s’agissait « juste d’une librairie… avec une thématique cirque… ».

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Alaska – DR Netflix

Puis le sida. Le documentaire replonge dans les années de la pandémie : la peur et les angoisses de la communauté gay, le doute ambiant mais aussi l’ignorance de l’époque et le mépris à l’égard des victimes. Par un montage subtil de photos d’archives, la réalisatrice illustre pudiquement les nombreuses disparitions. Une tragédie dont Karen et Barry ont été des témoins directs et sur laquelle ils reviennent avec retenue. Beaucoup d’employés du Circus of Books ont été emportés par la maladie ; des proches qu’ils ont accompagné dans les derniers moments ou pour lesquels ils ont dû annoncer le décès aux familles.

Pied de nez aux a priori

Rachel Mason porte un regard fin sur la complexité des individus sociaux que nous sommes, dans et derrière l’écran. Son film est un pied de nez, format 16/9, aux a priori. Ceux qui nous font nous étonner nous-mêmes de voir papi et mamie vendre du porno hardcore. Ceux qui nous font sourire lorsqu’à un salon professionnel, Karen achète du lubrifiant anal en masse pour remplir ses stocks. Et gare à celleux qui veulent lui refiler n’importe quoi : « Si ce n’est pas pour les gays, ça ne m’intéresse pas ». 

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La librairie Circus of Books – DR Netflix

Il y a également les paradoxes plus ténus, parce que plus intimes. La religion a une place de choix chez les Mason et la matriarche, élevée dans une famille juive tradi, fréquente une synagogue conservatrice. D’où la nécessité de cultiver le strict secret sur les activités professionnelles. Auprès de leur entourage et… de leurs enfants. Mais là aussi, cinq balles de plus dans la machine de la chialade garantie. Parce que Karen nous bouleverse par la sincérité de sa quête personnelle pour concilier de nombreuses injonctions contraires tenaces. Parfois au risque de clasher sa vie de famille.

La conclusion est simple. Pendant une heure trente, la réalisatrice raconte une épopée rainbow qui aura duré trente-sept ans. Elle nous donne la possibilité d’assister aux derniers jours d’un lieu qui aura percuté des imaginaires et rencontrer des trajectoires de vie.  De l’humanité brute dans une Histoire gay et une lutte queer collective. Pas besoin d’être si étonné·e·s. Juste touché·e·s. On ne s’en cachera pas, notre petit cœur a pris son shot d’amour. À un moment du film, Karen dit à sa fille : « Je ne sais pas pourquoi tu veux en faire un documentaire ». Vous connaissez l’adage : ne jamais écouter ses parents.

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