Depuis les élections européennes qui ont vu le Rassemblement National arriver en tête, nombreuses sont les références au climat politique des années 1930. Le nom même de la coalition de gauche, le Nouveau Front Populaire, est une référence au Front Populaire de 1936, qui apparaissait comme un barrage à la montée de l’extrême-droite et à l’arrivée des mouvements fascistes partout en Europe. Nous avons demandé à l’historien Pierre Salmon, ancien membre de la Casa de Velázquez et maître de conférences à l’École normale supérieure (rue d’Ulm) de nous parler de ce moment si particulier de l’histoire française qu’étaient les années 1930. Dans ce premier volet, il nous parle de la montée de l’extrême-droite et des mouvements fascistes.
Quels sont les facteurs qui ont entraîné la montée de l’extrême droite dans les années 1930 ? Est-ce que vous voyez des points communs avec la séquence politique actuelle ?
La montée de l’extrême droite durant les années 30 doit se placer plutôt sur la très longue durée. Il y a en France comme ailleurs plusieurs facteurs qui tiennent d’abord au rejet du socialisme, de la république et des valeurs de liberté associées à l’esprit des Lumières. À plus court terme, il faut souligner le poids joué par la Première Guerre mondiale et du fascisme italien, qui a évidemment eu une influence dans l’émergence de nouvelles droites d’inspiration totalitaire. L’antisémitisme, la xénophobie ou l’anticommunisme sont aussi des facteurs déterminants, même s’ils n’existent pas seulement à l’extrême droite. À très court terme, il faut enfin insister sur la crise économique et les scandales parlementaires, qui ont eux aussi nourri la montée de l’extrême droite. Durant les années 1930, l’extrême droite française opte pour des méthodes de plus en plus violentes, raison pour laquelle certains historiens ont parlé d’une brutalisation des sociétés au sortir de la Grande Guerre : le goût du militarisme partagé par certaines ligues en serait la preuve. Il y a tout un débat sur les facteurs cette brutalisations des sociétés, et certains chercheurs l’expliquent plutôt par une destruction du tissu social sur fond de changement économique et social sous l’effet des révolutions industrielles. De plus, les personnes qui optent pour des actions violentes n’ont pas toujours connu la guerre, même si cette dernière a laissé des traces dans les esprits ; le goût de la chose militaire existait déjà dans la France de la « revanche », celle qui voulait laver l’affront de la perte de l’Alsace et de la Lorraine. Voilà pour l’extrême droite des années 1930.
En histoire, on évite généralement les comparaisons et on tâche de situer les événements dans leur contexte. Il n’empêche : le jeu des comparaisons est inévitable et nourrit même la réflexion ; certaines continuités existent par ailleurs dans la généalogie des extrêmes droites françaises. Parmi elle, le rejet de l’étranger, l’antisémitisme, et la version pour la défense des libertés individuelles. Un parallèle qui peut être fait est la dénonciation du danger que la gauche ferait peser sur « l’identité française », danger que l’extrême droite entend combattre avec l’assentiment d’une partie des droites classiques et du centre, qui se trouvent séduites voire promeuvent cette idée. On peut enfin s’inquiéter du retour de violence politique d’extrême droite qui, si elle n’en avait pas tout à fait abandonné l’idée, préférait jusqu’ici mener un combat sur le terrain culturel et non plus physique. C’est le propre des « Nouvelles Droites » nées au sortir de la guerre d’Algérie.
Est-ce que ce à quoi l’on assiste aujourd’hui est comparable au « danger fasciste » des émeutes des ligues et groupes d’anciens combattants en 1934 qui ont entraîné l’union des gauches ?
Il faut d’abord expliquer ce que pouvait être le 6 février 1934. Sur le fond d’une crise parlementaire et économique, plusieurs ligues et groupes d’anciens combattants de droite et d’extrême droite défilent à Paris. En raison d’une faillite du maintien de l’ordre, les événements ont rapidement tourné à l’émeute. Des échanges les tirs ont lieu, on compte une quinzaine de personnes tuées et plusieurs centaines de blessés. Durant les jours suivants, d’autres manifestations se déroulent dans des conditions similaires, et il n’y a d’ailleurs pas que l’extrême droite qui manifeste, puisque des militants de gauche sont tués. S’il s’agit d’un événement incontestablement violent, mené par des groupes antiparlementaires et antirépublicains, on sait aujourd’hui que cette manifestation n’a pas constitué une tentative de prise de pouvoir fasciste. Cependant, cette journée et les suivantes ont encouragé les gauches à se réunir face à ce qui était perçu comme un danger fasciste similaire à celui de l’Italie ou, plus récemment, de l’Allemagne. Pour les gauches de l’époque, il ne faisait aucun doute qu’il fallait passer outre certaines divisions historiques pour faire « front », on dira rapidement, face aux droites « nationales ». C’est pourquoi les journées du 6 février sont généralement considérées comme l’acte de naissance du Front populaire. Il est cependant important de rappeler que ces initiatives d’union pouvaient exister depuis quelques années, même si celles-ci étaient dispersées et inabouties. Ce tournant du 6 février 1934 est donc à replacer dans la continuité d’autres engagements.
Comment se sont structurés les mouvements d’extrême droite dans la période ? Dans quelle mesure peut-on dire que les formations d’extrême droite actuelles en sont les héritières ?
Les mouvements d’extrême droite durant cette époque se souvent constitués autour de ligue antiparlementaire, même si elle trouve support, soutien et ancrage au sein du parlement. On pense par exemple à Xavier Vallat qui formule une violente diatribe antisémite l’égard de Léon Blum au sein même de la chambre des députés. Si les extrêmes droites françaises ne sont pas comparables aux mouvements nazis ou fascistes, surtout en termes de proportions, elles n’écartent pas les modes d’action violents. C’est le cas avant et après le 6 février 1934. À cet égard, il ne faut pas oublier le mouvement terroriste de « la Cagoule » a organisé plusieurs attentats contre des personnalités antifascistes, capitalistes ou républicaines sous le Front populaire.
De fait, la question de l’héritage entre les extrêmes droites actuelles et celle des années 30 à la fois simple et complexe. Simple, car il y a un héritage idéologique évident entre certaines forces d’extrêmes droites actuelles et celles des années 1930. Pensons là encore au rejet des différences, des étrangers, et à la défense de la France contre de supposés périls extérieurs. Cet héritage repose sur des itinéraires personnels, comme ces anciens avocats, ministres ou écrivains rescapés de l’épuration qui se transforment en défenseurs de la mémoire du maréchal Pétain. Mais cet héritage est complexe, car l’histoire n’est pas linéaire ni cyclique, et beaucoup d’autres événements sont passés par là pour réarticuler le logiciel de pensée des extrêmes droites : l’affront de la collaboration et la participation de la France à la Shoah, la guerre d’Algérie, à l’exode rural, à la désindustrialisation, au contexte de guerre froide ou simplement aux différents conflits qui ont émaillé la scène internationale. La guerre menée par Israël à Gaza on est un exemple récent de réarticulation des discours à l’extrême droite. Et rappelons que rien n’est homogène et que cela dépend beaucoup des acteurs concernés : le vernissage du discours du Rassemblement national ne doit pas faire oublier le racisme et l’antisémitisme bien réels de ce parti.
Aujourd’hui, on voit que les médias ont un rôle important dans la banalisation des thèmes et thèses d’extrême droite. Est-ce qu’on a assisté à une telle propagande au début du XXe siècle ?
Le fait que certains médias constituent des relais politiques – à gauche comme à droite – n’est pas nouveau. Au début des années 1930, la presse joue un rôle fondamental dans la diffusion de la xénophobie, de l’antisémitisme, et de l’anticommunisme chers à l’extrême droite. Il n’était pas rare que certains politiques fassent l’objet d’attaque antisémite extrêmement violente au sein de la presse, parfois dans un registre homophobe.
Durant l’entre-deux-guerres, plusieurs journaux moribonds sont repris par des politiques d’extrême droite qui cherchent ainsi à trouver une tribune de plus grande audience à l’aide de grands titres de presse. Ce mouvement va s’accélérer durant la Seconde Guerre mondiale avec la reprise de certains journaux conjointement à la fermeture de titres marqué à gauche, comme L’Humanité. Voilà qui jette le discrédit sur de nombreuses maisons, ce qui explique que beaucoup des titres de presse dont nous disposons aujourd’hui soient nés à la libération.