Lâcher une belle flopée de jurons, ça fait parfois du bien. Par exemple, lorsqu’au détour d’un dimanche soir ramasse on apprend que la présidente du Front National est au second tour de l’élection présidentielle. À côté d’un jeune loup capitaliste ultra-libéral.
P***** DE B***** DE M**** !
Ça, c’est ce qu’on aurait dit si : 1) les résultats avaient été surprenants, 2) on n’avait pas un peu fait attention à notre vocabulaire.
Quelle ne fut pas notre surprise de voir, lundi 24 avril au matin, le vocabulaire fleuri que développent nos contacts sur les réseaux sociaux! Quand les un·e·s appellent la candidate frontiste “Marine La Pute” (sic), d’autres traitent d’enculé (re-sic) le candidat d’En Marche.
VOULEZ VOUS VRAIMENT QUE LA PREMIERE FEMME PRÉSIDENTE SOIT CETTE PUTE DE MARINE LE PEN?
— ammor🌷 (@ammorsasa) 24 avril 2017
#SansMoiLe7Mai Une personne qui vote #Macron aime forcément se faire enculé, je vois que cela. pic.twitter.com/TrCgAhSHiS
— Lucius Plancus (@LuciusPlancus) 24 avril 2017
On adore les gros mots, là n’est pas la question, et l’on partage majoritairement l’avis politique de celles et ceux de nos contacts qui se retrouvent bien embêté-e-s en ce début de semaine quant à savoir ce qu’ils feront le 7 mai prochain.
Mais c’est quoi le problème alors?
Le problème, c’est que la grande majorité des insultes que l’on utilise couramment sont le produit direct des rapports de domination qui régissent la société, sans qu’on le sache forcément d’ailleurs. Mais quand on dit de quelqu’un·e que c’est un·e fils ou fille de pute, on dit implicitement qu’avoir pour mère une travailleuse du sexe est humiliant. Enculé, pédé ou tapette reposent sur l’idée que certaines pratiques ou orientations sexuelles seraient en tant que telles humiliantes (or, je vous assure, je connais un tas de personnes qui aiment beaucoup se faire enculer ! )
Olala si même Océanerosemarie se met à relayer des ~blagues~ du type « on va bien se faire enculer pendant 5 ans » où va le monde sérieux ? 😒
— Matthieu Foucher 👻 (@MatthieuFoucher) 24 avril 2017
En fait, quand on prend le temps d’y réfléchir, la plupart des insultes sont sexistes et/ou homophobes, elles sont parfois aussi racistes ou validistes (c’est-à-dire reposant sur un préjugé défavorable contre les personnes vivant avec un handicap). Or, il nous semble difficile de lutter contre des oppressions en reprenant à notre compte un vocabulaire qui consiste à les perpétuer.
Les insultes non-oppressives existent-elles?
Certain·e·s proposent parfois de remplacer les mots que nous chérissons tant par les insultes du Capitaine Haddock. Mais si “ectoplasme” ça va encore, “Bachi-bouzouk” ou “zouave interplanétaire” ont très clairement un sous-texte raciste, puisque bachi-bouzouk désigne un cavalier de l’armée ottomane, tandis que le mot zouave désigne un “soldat algérien, à l’origine kabyle, appartenant à un corps d’infanterie légère de l’armée française.” Donc, Haddock, c’est pas la panacée non plus.
Un article du webzine Simonæ propose d’aller chercher du côté des comparaisons enfantines ou des jolies interjections un peu datées, comme saperlipopette. (On se méfiera tout de même du tout aussi daté fichtre, qui est en réalité un synonyme de foutre…)
Policer le langage ?
On sait depuis longtemps, grâce à Wittgenstein et de ses gars sûrs, que le langage structure notre relation au monde. Mais de deux choses l’une : une insulte dirigée vers quelqu’un·e n’a pas la même portée qu’un juron. Il faudrait donc distinguer les deux. Le juron a une fonction expressive (pour reprendre la terminologie linguistique héritée de Jakobson), le juron, en lui-même, ne sert à rien, ne véhicule pas de message ni d’information, ou du moins, pas plus qu’un “aïe” ou qu’un “ouille”, il permet de ponctuer le discours pour exprimer une émotion. L’insulte, quant à elle, puisqu’elle est adressée, vise toujours quelqu’un·e et en tant que telle elle repose sur une volonté de rabaisser l’interlocuteur·trice. Et c’est là une première limite de cette volonté de “remplacer” les insultes oppressives par d’autres insultes…
Le deuxième point repose sur le fait que l’insulte s’inscrit dans une relation de communication. Il y a un·e destinateur·trice et un·e destinataire. Pour que l’insulte fonctionne pleinement, encore faut-il que le/la destinataire la perçoive comme telle, en bref qu’elle touche, qu’elle déstabilise et non qu’elle conforte l’autre dans ses croyances. L’insulte existe quand on se sent insulté·e. Et c’est peut-être davantage cela qu’il faut prendre en compte, avant d’envisager de totalement bannir toute insulte de son vocabulaire. Vais-je blesser mon/ma destinataire ? Est-ce que je cours le risque, en utilisant ce mot-là, de véhiculer des valeurs contre lesquelles je m’oppose ? D’humilier ou de rabaisser un groupe? Est-ce la même chose d’utiliser tel ou tel mot sur twitter, facebook et consorts et pendant un apéro avec mes potes ? En somme, jurer pourquoi pas, mais jurer en contexte. Voilà le secret.