En raison de l’ambiance délétère dans l’Éducation nationale, notre rédactrice a fait le choix de ne nommer ni ses collègues ni son établissement et de rester anonyme. Ce choix est aussi légitimé par l’idée que ce que vivent les enseignant·es dans le lycée dont elle parle n’a malheureusement rien d’unique et les violences dont il est question sont le fait d’un système.
Depuis 15 jours, les médias mainstream se sont emparés de la question du recrutement et des postes dans l’Éducation Nationale. Ce problème n’est pas nouveau, il a été de longue date annoncé par les syndicats de la profession et il est bien connu des enseignant·es qui dénombrent à chaque rentrée le nombre de postes non pourvus dans leurs établissements. Mais le scandale des job dating dont se vante l’institution a fini de donner de la visibilité à l’incurie de l’Éducation Nationale. Parce qu’au fond, qu’est-ce que ça veut dire ? Que personne ne veut faire ce métier.
Des conditions de travail qui ne cessent de se déteriorer
En douze ans dans l’Éducation nationale, j’ai vu le délitement de nos conditions de travail. Le Café pédagogique a fait cet été un article évoquant le cas de trois enseignantes très suivies sur les réseaux qui décidaient de quitter le métier. Levée de bouclier chez les défenseurs·ses du service public. Mais cette indignation a quelque chose d’hypocrite : quel·les sont les enseignant·es qui pensent encore pouvoir rester dans ce métier jusqu’à la retraite ? Le mythe du prof planqué qui refait les mêmes cours pendant 42 ans a bien vécu.
J’en veux pour preuve la situation au sein de mon propre établissement. Septembre 2021, une nouvelle proviseure est nommée, la situation au lycée est complexe. Ancienne ZEP, le bahut accueille des publics aux situations sociales parfois compliquées, beaucoup d’élèves racisé·es, des élèves sans papiers aussi.
D’entrée de jeu, des postes manquent : un pôle médico-social décimé, des postes d’enseignant·es non pourvus, pas d’aide de labo pour les enseignements scientifiques. Et une hiérarchie qui ne semble pas saisir la gravité de la situation. À une gestion des difficultés personnelles des élèves comme des personnels manquant parfois cruellement d’humanité va petit à petit s’ajouter une volonté de casser tous les dispositifs d’accompagnement des élèves en difficulté. On rogne sur l’aide aux devoirs, pourtant pleine à craquer chaque soir, on rechigne à financer l’organisation de devoirs surveillés le samedi matin. La hiérarchie fait du zèle, et là où certaines directions prennent des libertés dans l’application des textes qui régissent le fonctionnement de l’établissement, elle fait le choix de les prendre au pied de la lettre pour toujours plus d’économie.
Une institution maltraitante pour les personnels et les élèves
L’établissement a une réputation sulfureuse et une tradition de lutte acharnée. Des enseignant·es se mobilisent et peu à peu la situation entre la hiérarchie et les prof·fes se tend. Les chef·fes en mal d’autorité se cherchent des boucs-émissaires. Des collègues fragiles sont visé·es et des incidents sont traités sans jugeote. Un point de non-retour sera ensuite atteint lorsque la direction laissera s’envenimer les tensions et les incompréhensions entre les équipes enseignantes et les élèves autour de questions en lien avec le port du voile. Manifestation des élèves dénonçant l’islamophobie des enseignant·es mais pas que.
Les revendications des élèves sont parfois confuses mélangeant le sentiment d’être méprisé·es pour ce qu’iels sont et des difficultés réelles à suivre le rythme effréné qu’on leur impose du fait des exigences du nouveau bac. La cellule laïcité du rectorat est sollicitée. L’idée se répand que l’établissement serait gangréné par des réseaux intégristes qu’on agite comme des épouvantails. Nouvelles tensions. Il faudra aux enseignant·es des trésors de pédagogie pour maintenir le dialogue avec les élèves qui ne comprennent pas (ou peut-être qui comprennent trop bien) les crispations autour des questions religieuses. Des rappels sont faits régulièrement sur « l’interdiction du couvre-chef » dans l’établissement.
En fin d’année, une obscure Mission 360 intervient dans l’établissement – dont les conclusions ne seront jamais connues des personnels, d’ailleurs. Il apparaît clairement de certaines réunions que la hiérarchie tente de faire des enseignant·es de dangereux·ses islamo-gauchistes qui tolèrent le développement d’un islam radical dans l’établissement. On se retrouve à parler de la tenue des jeunes filles, de la taille des bandeaux dans les cheveux. Les prof·fes sont accusé·es de banaliser des vêtements connotant une pratique religieuse intégriste. Une seule religion est visée. Toujours. Le terme d’abaya, probablement inconnu de la plupart des personnels jusque-là, est répété à l’envi. Il devient le symbole de manquements graves à la laïcité. Sous couvert de régler les tensions et permettre un regain d’efficacité dans l’organisation du travail, cette mission d’observation semble avoir pour but d’évaluer la compréhension et l’application de la loi de 2004 dont l’interprétation semble particulièrement biaisée.
À cela s’ajoutent encore d’autres crispations. Les tensions dans certaines équipes sont traitées en dépit du bon sens et la gestion catastrophique aboutira à trois mutations pour intérêt de service – un moyen de ne pas dire que ce sont des mutations forcées pour résoudre un problème qu’on ne veut pas voir.
Des cas de plus en plus nombreux de répression syndicale
Rentrée 2022. Nous n’avons toujours aucune nouvelle des conclusions de la fameuse Mission 360 et la réunion plénière de pré-rentrée annonce le rapport de force à venir. Bras de fer avec les représentant·es syndicaux·ales et infantilisation des personnels. L’accent est mis sur le contrôle des tenues et des « couvre-chefs ». Le terme d’abaya revient. La loi de 2004 est à nouveau brandie par le bras vengeur de l’institution.
La dernière et ultime violence surviendra lorsque l’un des enseignant·es de mathématiques se verra notifié par courrier en date du 30 aout une suspension de 4 mois prenant effet à réception de l’arrêté. Aucun motif n’est donné. Rien. Le plus terrible ? Comme il conserve son traitement, on ne peut considérer qu’il s’agisse d’une sanction disciplinaire. Quelle faute ce collègue aurait-il commise qui justifierait qu’il soit éloigné de ses classes ? Aucune sinon celle d’être un militant syndical actif. Pourtant, il ne fait même pas partie de celleux qui se sont opposé·es de façon virulente à la hiérarchie. C’est incompréhensible. Et honteux.
Cette suspension s’inscrit dans un fort mouvement de répression syndicale ces dernières années. Pantin, Bobigny, Melle, Clermont-Ferrand, Bordeaux… L’institution s’en prend violemment à celles et ceux qui ont pourtant à cœur de défendre le système public d’éducation. Elle dirige par la peur avec toujours plus d’autoritarisme. Quel·le salarié·e accepterait d’être traité·e ainsi par son employeur ? Au nom de quoi devrait-on tolérer cette énième violence ? C’est la raison pour laquelle des enseignant·es se sont mobilisé·es pour défendre leur collègue et sont en grève depuis le 4 septembre et poursuivront les actions pour médiatiser la situation et soutenir leur collègue.
Cette situation n’est malheureusement pas inédite et les violences de l’institution à l’encontre de ses personnels et de ses usagers·ères se multiplient. Elles participent d’un choix de société qui organise la casse des services publics. Dans ces conditions, les problèmes de recrutement et les départs d’enseignant·es pourtant investi·es dans leurs missions d’éducation se comprennent. À cela s’ajoute l’image désastreuse qu’a parfois la profession dans les médias. Enseigner n’est pas un sacerdoce mais ne nous y trompons pas : les premières victimes de cette politique mortifère en matière d’éducation sont encore et toujours les mêmes, les jeunes des quartiers populaires : les pauvres et les racisé·es. Jean-Eude qui est né avec une cuillère d’argent dans la bouche pourra toujours se payer de bonnes études. Laisser les enseignant·es se battre seul·es pour le service public d’éducation est une erreur, c’est croire qu’il ne s’agit que d’une histoire de conditions de travail alors qu’il s’agit de questions éminemment politiques : il s’agit de la société que nous voulons construire. L’action ne doit pas être celle d’une corporation : c’est à nous tous·tes de nous battre.