Repolitiser l’identité gay. Vaste projet autour duquel semblent s’être rassemblés, par hasard, plusieurs œuvres parues en 2023 dans nos librairies, créant ainsi, pages après pages, un bel édifice qui redonne du souffle à une littérature gay parfois trop douillette. De la poésie à la BD, en passant par les essais ou les fictions, florilège de ces œuvres qui ont participé cette année à combler ce manque de hargne auquel la littérature pédé, à savoir écrite par et sur eux, nous a souvent habitué.
Se déprendre de la honte
Pour n’importe quel gay, se détacher de la honte revient souvent à se réapproprier le stigmat pour l’arborer avec fierté. Se dire haut et fort pédé, pédale, folle ou efféminé, constitue ainsi un premier pas vers l’affirmation. Une initiative essentielle donc, à laquelle le journaliste Florian Bardou donne corps dès les premiers vers de Je vis pédé, poème qui ouvre son recueil Les garçons, la nuit, s’envolent (Éditions Lunatique) :
je dis pédé
parce que c’est ma vie
parce que ça salit
mais qu’on s’en fout
que ça suinte
que ça sente
et qu’on brille
comme des lucioles
des astres en feu
dans la nuit
Un premier poème qui donne le ton d’une œuvre transpirante et sensuelle où nos récits pédés et leurs spécificités sont mises à l’honneur, de nos ébats éphémères à nos amours révolutionnaires, de nos soirées humides à nos solitudes profondes… Par ce simple geste poétiquement irrésistible, sans grand discours politiques ni envolées théoriques, Florian Bardou s’abandonne totalement au lecteur et exalte une énergie débordante, participant à son échelle à une petite révolution lyrique. Son expérience personnelle retranscrite dans ces vers finit par s’arroger de toutes frontières et parcours les sens, transcende les corps et se hisse avec frénésie là où nos frissons s’élancent. Preuve s’il en fallait qu’une fois racontée, la vie d’un pédé devient celle de milliers.
De nos particularités il était aussi question dans Pédés (Éditions Points), essai collectif coordonné par Florent Manelli réunissant les voix de 7 artistes et militants gays. Il s’agit ici plus que jamais d’amorcer un élan collectif, communautaire, et d’inverser le stigmat induit par ces quatre lettres qui forment l’insulte : « À travers nos voix, en nous nommant ‘pédés’, nous transformons sa charge pour en faire un outil politique, historique et militant, qui façonne notre rapport au monde, à notre corps, à l’espace public, au sexe, au couple, à la famille, au travail, à la santé physique et mentale, à la religion… », peut-on lire dans la préface du livre. Même ambition de réappropriation donc, traduite ici par des témoignages qui font la part belle aux homosexualités masculines dans leur pluralité la plus totale. S’y expriment ainsi les voix des trans, racisés, séropo, migrants, ruraux, transfuges de classes, toutes rassemblées au carrefour de leur sexualité commune. Tout y est : se déprendre de l’envie irrépressible d’être « comme tout le monde », accepter l’individualité de nos vécus pour mieux s’unifier, s’affranchir de la honte pour en faire une fierté, et le besoin de se mobiliser pour avancer. C’est là que se loge la force d’une telle ambition : avec Pédés, le je devient nous et la parole de l’un, celle de tous.
Plus surprenant peut-être mais pas moins salvateur, l’insulte tant redoutée s’est frayée un chemin jusque dans la littérature jeunesse avec Toutes les princesses meurent après minuit (Le Lombard) de Quentin Zuitton, récit chorale où une famille s’ouvre et se refuse à tour de rôle à l’amour. « T’es un pédé ? » demande Yoyo à Lulu, le héros de l’histoire, après que ce dernier l’a embrassé à l’abri de tous. Dans cette bande dessinée qui déborde de tendresse et d’humanité, Quentin Zuitton croque le début des questionnements profonds qui façonneront sur le long terme son petit garçon wanna-be sirène. Un fabuleux rappel tout en subtilité qu’avant de la porter sur soi avec superbe, l’insulte se vit d’abord comme un lourd boulet attaché à notre mollet.
Faire face, faire communauté
L’année 2023 s’est aussi conjuguée au passé, avec les rééditions de deux œuvres majeures du paysage littéraire gay : Les pédales et leurs ami·es entres les révolutions (Éditions du commun) de Larry Mitchell et Un manifeste gay (Éditions du commun) de Carl Wittman. Dans le premier, le militant du Gay Liberation Front réinvente de fond en comble le système à l’aide d’un imaginaire lexical propre aux contes pour enfants : les hommes hétéros deviennent les « hommes sans couleurs », les femmes sont à la fois « les femmes qui aiment les femmes », « les reines » et « les fées », les gays qui se cachent des « hommes tordus » tandis que les pédales restent quant à elles….des pédales. Avec cette nouvelle façon poétique et fantaisiste de voir les différents groupes qui constituent le monde, Larry Mitchell s’autorise tout : réenchanter les émeutes de Stonewall, référencer les différents mouvements écolo-queer dont il faisait partie… Mais derrière l’utopie féerique et l’invention de tout un vocabulaire réconfortant, se racontent en creux les discriminations, les strates de pouvoirs et les crimes de haine. Magnifiquement illustré par les dessins aériens de Ned Asta, Les pédales et leurs ami·es entres les révolutions est une géniale invitation à repartir de zéro, entre nous et sans les autres.
De manière moins poétique mais toute aussi radicale, le Manifeste gay (Éditions du commun) de Carl Wittman, figure incontournable et avertie du militantisme gay, applique un programme similaire. Que pouvons-nous faire, en tant que communauté, pour se sortir de ce événements de Stonewall, à établir des stratégies et plans d’attaque. Action directe, alliances avec d’autres mouvement militants (féministes et anti-racistes), auto-gestion des problématiques intra communautaire… L’auteur prend d’assaut tous les sujets, tous les terrains, pour parvenir à une conclusion simple mais galvanisante : « Nous avons fait semblant pendant longtemps, donc nous sommes des acteurs accomplis. Maintenant nous pouvons commencer à être, et ça va être un sacré spectacle ! ».
Que ces deux œuvres, inédites en France, reviennent dans nos librairies n’est ni un hasard, ni le fruit d’une mode de la nostalgie ou d’un passéisme mal placé. Bien au contraire, puisque ces ouvrages visionnaires ont leur focale rivée sur le futur et ce qui reste à faire. Ces rééditions se retrouvent au carrefour des époques, bénéficiant toutes deux des préfaces éclairantes de Cy Lecerf Maulpoix, journaliste indépendant et traducteur qui n’hésite pas a les confronter à leurs limites tout en soulignant ce qu’elles avaient (et ont) de révolutionnaire.
Se souvenir
Ce dialogue avec le passé s’est aussi vu dans des œuvres contemporaines, avides de rendre compte de nos existences d’antan. Le très remarqué Quatre-vingt quinze (Grasset) de Philippe Joanny, sur l’hécatombe du VIH au sein d’un groupe d’amis, ou le monolithique premier tome du Dernier Sergent (Delcourt) de Fabrice Neaud, après la quadrilogie Journal, sur sa vie d’homosexuel marginal à l’aube d’un nouveau siècle, s’affairent activement à cela : rendre compte d’une Histoire commune, à la fois tragique et banale.
La Shéhérazade des pauvres (Actes Sud), dernier roman de l’écrivain québécois Michel Tremblay, n’est finalement que cela : un jeune journaliste est envoyé par sa rédaction interviewer le septuagénaire Claude Lemieux, ancienne travestie (elle fait la différence avec le drag) qui répondait jadis au nom d’Hosanna.
Débute alors une conversation passionnante s’étirant de manière inopinée sur neuf jours. De la plume sensible de Tremblay renait toute une époque, celle des années 70, où elle fut une reine éphémère. Elle raconte les clubs, les idoles, la renaissance dans les paillettes, la communauté qui se rassemble, sa joyeuse bande d’excentriques mais aussi les hiérarchies de pouvoir et les désillusions de ce monde parfois superficiel et cruel. Mais, in fine, tout n’est que souvenir. Les rides remplacent le maquillage, le fauteuil mal fagoté se substitue au trône et les fêtes endiablées se changent en soirées baignées de solitude. Avec ce beau livre d’une grande force immersive, Michel Tremblay nous rappelle que les luttes et victoires d’hier peuvent nous être arrachées à tout moment, et que la transmission est notre arme la plus féroce face à une Histoire que le monde préfère oublier.