Faire justice : rencontre avec Elsa Deck Marsault

Il faut l’admettre, le titre du livre écrit par Elsa Deck Marsault nous a forcément fait sursauter. À l’heure où les journalistes d’extrême-droite sont obsédé·e·s par l’épouvantail de la cancel culture, on craint forcément de se frotter au sujet qu’elle met sur la table.  

Et c’est bien là tout le courage et la passion de l’autrice : Elsa Deck Marsault sait de quoi elle parle. En effet, elle est cofondatrice de Fracas, un collectif queer et féministe d’entraide à la prise en charge des conflits et des violences en milieu intracommunautaire. Pour elle, pas question de mettre sous le tapis un problème qui parasite nos communautés militantes depuis déjà plusieurs années. Avec précision, elle dissèque un milieu qui milite pour la justice sociale et l’abolitionnisme pénal mais qui use pourtant d’outils punitifs pour gérer des conflits militants. La lecture de cet ouvrage a été une véritable révélation et pour continuer à creuser le sujet, nous lui avons posé toutes nos questions.  

Pour commencer, peux-tu m’évoquer la raison de ce livre ? Qu’est-ce qui t’as poussé à en commencer l’écriture ?

Elsa Deck Marsault : Ce livre je l’ai écrit d’après le travail que je fais depuis quatre ans sur la justice intracommunautaire avec Fracas, sur les faits de violences et sur les conflits qui traversent nos communautés queers et féministes. Il y a un pan de ce travail qui est autour de la pédagogie et de comment on va transmettre ce qu’on fait et pour l’instant on le faisait sur les réseaux sociaux. Le livre était une manière de sortir de ce truc où on a que dix slides pour expliquer ce qu’on est en train de faire. Je me suis dit que c’était l’opportunité d’expliquer sur cent-cinquante pages une pensée aboutie et finie qui allait être moins une boite à outils qu’une approche de notre philosophie de travail et politique.

Tu évoques une prise en charge lacunaire des victimes d’agressions dans le milieu militant. Tu parles justement d’une focalisation sur les punitions imposées aux coupables. Pourquoi cela empêche parfois un accompagnement adéquat des victimes ?

Je pense qu’on est empreint d’une philosophie punitive et d’un système pénal et carcéral qui aujourd’hui se concentre beaucoup plus sur la punition des agresseurs et des personnes autrices de violences que sur la prise en charge des victimes. On a tendance à répéter les mêmes mécanismes… Enfin dans une certaine mesure car dans les milieux féministes, on essaye justement de contrebalancer cette incapacité à prendre en charge les victimes en leur donnant plus de place. Pour moi, cette prise en charge est parfois lacunaire car on ne peut pas prendre en charge les victimes sans réfléchir à ce qu’on va mettre en place pour sortir de ce système de punition parce que la punition se concentre plus sur l’auteur que sur les besoins des victimes.

Plus que le constat qu’on prend mal en charge les victimes, c’est plutôt : quel système on est en train de porter collectivement qui fait qu’on se retrouve à reproduire autant de violence au sein de nos espaces, notamment en voulant bien faire ? Comment on se retrouve à créer plus de violence que la violence initiale, à produire un système qui nous enferme et nous traumatise collectivement ?

Dans le livre, il y a donc cette analyse de la lutte contre les violences sexistes d’une part et la gestion de conflit militant d’une autre. Peux-tu nous parler de ce terme de « moralisme progressiste » et comment cette notion influe sur les conflits militants ?

Le moralisme progressiste est une tendance que les milieux militants ont aujourd’hui à se concentrer plus sur ce qui va être de l’ordre symbolique, des mots, que sur une lutte avec des actions concrètes qui vont être, par exemple, des manifestations ou aller s’attaquer au CAC 40, à l’État, au G20. Ça va être une lutte qui se recentre plus sur qu’est-ce qu’il se passe dans nos micro-espaces et comment on va pouvoir sanctionner chaque mot, chaque fait, chaque action qui va sortir un peu des sentiers battus et qui ne serait pas en accord avec nos valeurs. Et ça va être une lutte qui se concentre plus sur l’entre-soi, le communautaire et comment on va pouvoir condamner certains actes ou paroles plutôt qu’une lutte qui va se concentrer sur l’extériorité et sur comment on va pouvoir changer les rapports de force dans leur ensemble.

J’ai fait le constat qu’on n’arrive plus à militer ensemble, qu’on se retrouve à militer chacun·e de notre côté, qu’on se retrouve à militer derrière nos petits étendards, nos identités, derrière chaque souffrance individuelle. On se retrouve à militer sur nos ressentis personnels plutôt que réussir à dépasser ça pour aller vers une lutte commune où on arrive à se parler et à militer ensemble au-delà de nos désaccords politiques. Et c’est ça le constat que je fais aujourd’hui, chacun·e milite dans son pré carré, une sorte de partialisation infinie de nos luttes où on va pouvoir juste se retrouver entre pairs avec les personnes qui nous ressemblent le plus et on va avoir du mal à discuter des désaccords, à aller dans des débats de fond. Je pense que ça c’est rendu impossible parce qu’on a très peur des uns et des autres et de passer pour le ou la mauvaise militante qui aurait des idées problématiques et du coup on essayerait de se conformer le plus possible à une sorte d’idéal politique qui est une sorte de consensus dogmatique à travers notre commu de « qu’est ce qui est la bonne pensée, la bonne parole ? ». Et ce alors que beaucoup de gens ne comprennent pas cette bonne parole mais qui vont y coller car socialement c’est ça qui est acceptable dans nos espaces. Il faut arriver à laisser plus de marge à l’erreur, à l’apprentissage et au fait d’être en désaccord car sinon on arrivera pas à militer ensemble. Et de fait, on perd énormément de puissance collective avec tout ces mécanismes-là.  

Il y a déjà toutes ces polémiques de « cancel culture » de la part des réacs et cela nous pousse parfois à choisir de fermer les yeux sur ce moralisme que tu qualifies. J’ai l’impression que pour toi, choisir tout de même d’en parler, de refuser ce tabou, vise justement à nous donner de la puissance.  

Je me suis beaucoup questionnée en écrivant le livre parce que les premiers mois j’avais quatre voix différentes dans ma tête qui me disait : « Ah non mais tu peux pas dire ça, là faut que t’ailles par là… ». Il y avait une sorte de pression à contenter à la fois mon éditrice, moi et la pureté militante que j’entendais tout le temps dans mon oreille. Et il y a un moment je me suis dit que c’était tellement caractéristique de ce qu’on vit dans ces espaces-là, où beaucoup de personnes s’empêchent de prendre la parole, s’empêchent de dire ce qu’elles pensent car elles ont peur de ce qui va leur tomber dessus derrière. Je me disais « si j’étale ça dans un bouquin qui va sortir en plus dans une maison d’édition qui parle à beaucoup de monde, qui n’est pas juste adressée au milieu queer féministe parisien, qu’est-ce que je porte comme trahison d’étaler notre merde sur ces pages ? »

Et je me suis dit qu’il fallait que j’abandonne cette pensée car ce sont des disfonctionnements qui nous ralentissent, nous traumatisent et qui font que nous ne sommes plus capables de lutter ensemble. Au moins si les gens ne sont pas d’accord, ça va pouvoir créer des discussions sur ce livre et pourquoi les gens sont en désaccord. Je ne donne pas une parole finie et aboutie, je veux juste que les prennent ce livre là pour commencer à débattre ensemble de ce qu’on s’impose collectivement, quel climat de militantisme s’est installé et comment on peut en sortir.

Tu écris : « les militant·e·s pour la justice sociale et pour l’abolitionisme punitif en sont parfois venu·e·s à faire pire que la police en termes de violence à l’intérieur de leurs communautés. » Ce sont des mots très durs, quelle est la cause de cette comparaison ?

Ce livre il vient d’un endroit de colère. J’ai énormément lissé le discours pour essayer de le rendre plus accessible mais je reste très en colère car j’ai vu et entendu des histoires absurdes et horribles depuis ces quatre ans passées chez Fracas. La problématique centrale de ce livre c’est ce constat : « comment on en est arrivé à faire ça alors même qu’on se dit militant·es pour la justice sociale, alors qu’on se dit vouloir faire mieux que les tribunaux en les mettant à bas ? » C’est cette question-là qui m’a taraudé pendant tout le livre. Je pense qu’on ne se rend pas compte quand on n’a pas fait cette activité comme chez Fracas. Je voulais choquer les gens pour leur faire comprendre qu’aujourd’hui il y a des personnes qui se font harceler collectivement dans nos propres espaces, parce qu’ils ont dit ou fait quelque chose qui n’est pas considéré comme acceptable socialement, qui sont harcelés sur des années, des personnes qui se font exclure pendant vingt ans de nos milieux, qui peuvent plus mettre le pied dans un lieu sans que le bébé gouine qui a entendu une fois en soirée que cette personne a fait quelque chose de mal vienne lui dire « tu devrais pas être là ! »

Il y a quand même peu de lieux où se rassembler parce qu’on est des communautés minorisées. Si on commence à se virer de nos propres commus, de nos propres endroits, ces gens-là ont aucun endroit où aller. Si on parle d’une personne minorisée qui n’a pas l’autorisation de retourner dans la société cis-hétéro-patriarcale parce qu’elle a, par exemple, pas de passing. Si nous on leur ferme les portes, devant qui elles se retrouvent ? Ça c’est même pas les pires cas car j’ai déjà entendu parler de personnes qui ont fini par se suicider à la suite de ce qu’elles avaient vécus. Des gars chez qui des groupes de féministes avaient débarqué pour saccager son appartement, lui faire écrire des lettres d’excuses, appeler ses parents… Et les gens se retrouvent à sauter par la fenêtre après. Et moi, je trouve que ça c’est pas acceptable et on peut faire mieux collectivement. Je comprends que ça vienne d’un endroit de colère, qu’on a besoin de se venger et de reprendre du pouvoir mais ça ne peut pas se faire de cette manière.

Tu parles également beaucoup de « justice transformatrice », pourrais-tu nous expliquer en quoi cela consiste ?

J’ai l’habitude de faire la typologie de trois types de justice différente :

La justice punitive, c’est la philosophie selon laquelle punir une personne pour un acte répréhensible est juste et nécessaire.

D’un autre côté on a la justice restaurative. C’est une justice qui va réparer un lien qui a été brisée à un moment et essayer de revenir à une situation qui était antérieur. C’est une définition-valise mais très synthétiquement c’est ça. La justice restaurative, actuellement en France, elle n’est pas abolitionniste, c’est-à-dire qu’elle repose sur les appareils institutionnels pénaux et judiciaires. C’est ça qui fait la différence, je dirais, avec la justice transformatrice.

La justice transformatrice et restaurative ne sont pas du tout antithétiques et peuvent se compléter à certains endroits. La justice transformatrice ne repose pas sur les appareils d’Etat, elle est abolitionniste. Elle vise à redonner du pouvoir aux personnes directement concernées par des faits de violence. C’est les communautés qui vont prendre en charge elles-mêmes les conflits qui les traverse. Ce terme de « justice transformatrice » a été inventée dans les années 90 par une militante américaine, Ruth Moris, et une pratique qui a été portée par des communautés queers, féministes, anti-racistes, anti-validistes. Elle part de personnes qui n’avaient pas le choix, ne voulaient pas faire appel à la police car elles savaient que ça allait reproduire plus de violence que l’endiguer.

Contrairement à la justice punitive, la justice transformatrice va traiter le fait de violence mais aussi travailler avec la communauté qui est autour comme une actrice majeure du fait de violence. Car la justice transformatrice va considérer que le conflit et le fait de violence ne va pas commencer avec le moment où il y a de la violence en elle-même mais plutôt en amont par le contexte social-économique et politique qui a permit au phénomène de violence d’advenir. Ça va être un travail beaucoup plus complet à mes yeux car on va travailler davantage sur le contexte en développant des assos qui vont aider les gens sur le logement, sur les papiers, sur la nourriture, sur l’éducation… Ça va être autant ça que de travailler sur le conflit en lui-même. C’est pas tant comment on va réagir à un fait inter-individuel mais comment on va prendre cette opportunité de fait de violence pour changer et transformer la communauté puis la société au long cours.

Quels outils on peut mettre en place en tant que militant·es comme en tant qu’individus pour essayer de progresser vers cette idée de justice transformatrice ?

C’est moins qu’une question d’outil que de se familiariser avec cette philosophie et cette manière de voir le conflit et le fait de violence. Aujourd’hui on est complètement empreint·es de la manière dont on fait justice au niveau pénal. Rien que le fait d’imaginer que punir une personne n’est pas juste et nécessaire et qu’on peut passer par d’autres biais, rien que ça c’est un changement de paradigme énorme. Le bouquin, ça serait ça pour moi, comment on va essayer de faire un pas de côté pour voir qu’on est en train de marcher dans les pas d’un système qu’on condamne et comment on pourrait faire les choses autrement.

Faire justice : Moralisme progressiste et pratiques punitives dans la lutte contre les violences sexistes est publié aux éditions La Fabrique.