Fondée en 2016, Gang of Witches est une communauté artistique qui développe un projet protéiforme amené à se développer durant 9 années consécutives. La troisième édition, baptisée “Patriarchy is burning”, prend la forme d’un festival pluridisciplinaire du 15 et 16 juin 2019 au YOYO, Palais de Tokyo, faisant la part belle au spectacle vivant – on y croisera notamment Rébecca Chaillon, qu’on a interviewée récemment. J’ai rencontré les fondatrices de cette communauté, Sophie Rokh et Paola Hivelin, pour parler sorcières, patriarcat et utopies communautaires.
Comment vos parcours vous ont amené à créer ce projet, Gang of Witches ?
Sophie Rokh : Anciennement Sophie Noëlle, je suis écrivaine et musicienne. J’ai eu l’idée avec Paola, il y a maintenant 4 ans, de créer une revue car je suis une ancienne journaliste. J’ai donc une culture de l’écrit, du livre, du matériau papier. En discutant, c’est en premier lieu l’idée de cette revue artistique qui a germé, puis ça a dévié sur un groupement de personnes.
Paola Hivelin : J’ai organisé une grosse exposition en 2012 sur la thématique du corps des femmes. Je l’ai organisé seule, avec 40 artistes : n’ayant jamais organisé d’événement, ça m’a traumatisé mais ça m’a formé. Quand on a discuté de la communauté Gang of Witches, on a donc voulu prendre en charge la diffusion de notre travail.
C’est une grosse charge mentale d’être à la fois artiste, productrice, organisatrice, mc [master of ceremony, ndlr]. Cela peut être frustrant d’avoir moins de temps pour la création. Mais cela valait le coup car il fallait que l’on fasse quelque chose de grand pour rencontrer notre communauté.
Comment votre féminisme s’est-il construit vis-à-vis de ce projet ?
Paola : La construction du projet, des valeurs qui y sont associées, la réflexion nécessaire que cela amène ont fait évoluer mon rapport au féminisme. Je ne me considérais pas comme particulièrement féministe auparavant. Je l’étais un peu, mais je n’avais pas fais mes devoirs. J’avais lu Simone de Beauvoir mais j’avais lu Mémoire d’une jeune fille rangée, ce n’est pas son livre le plus radical.
Avant ça, ma problématique principale, c’était la survie. Mais j’étais révoltée vis-à-vis de la notion de pouvoir, dans le couple de mes parents par exemple, où mon père avait le pouvoir. J’ai donc eu beaucoup de rage contre mon père. C’est quand ça allait mieux que j’ai commencé à regarder vers l’extérieur, et voir que c’était la même merde ailleurs.
Je n’ai pas arrêté de lire, notamment sur des questions anticapitalistes, ce qui m’a rapidement amené à des problématiques liées au patriarcat. C’est une forme de travail d’introspection que l’on fait quand on décide de dire quelque chose au monde, aux autres. J’ai ressenti un sentiment de responsabilité, qui nécessitait une réflexion positive et documentée.
Sophie : Je suis féministe depuis longtemps, si ce n’est depuis toujours. Mon père m’a toujours exhorté à faire toujours mieux que les mecs. Je pense qu’il voulait un garçon. Son truc c’était “tu vas courir plus vite que les mecs, tu vas être meilleure en maths”, toutes les choses soit disant réservées aux garçons. Et le fait est que cela s’est réalisé.
Je suis également batteuse de punk depuis mes 15 ans. Quand je faisais des concerts, dans les années 1990, les mecs demandaient qui était le batteur du groupe, et ne croyaient pas que cela puisse être une femme… jusqu’à ce que je me mette à jouer. Ils étaient persuadés que j’étais choriste ou bassiste ou chanteuse.
Quel est le sens des termes “gang” et “witches” ?
Paola : On souhaitait initialement appeler le collectif W.I.T.C.H, en hommage au groupe féministe des années 1970. Mais ici cela signifiait Women Interdisciplinary Transcendental Creative Heaven. C’était compliqué et ça existait déjà. Je crois que ce nom, Gang of Witches, s’est créé assez spontanément, en écrivant un mail.
Le gang c’est avant tout une famille. On a un rapport particulier avec nos familles, on est donc content·e·s de pouvoir en choisir une autre.
Sophie : Le gang c’est avant tout une famille. On a un rapport particulier avec nos familles, on est donc content·e·s de pouvoir en choisir une autre. Il y aussi cette idée d’organisation interne, les valeurs de loyauté, de protection mutuelle, et le côté guerrier.
L’organisation verticale, et pas horizontale, est importante aussi. Ce n’est pas un collectif. Pour avancer, la verticalité est intéressante. Dans le format collectif, mettre 13 personnes d’accord, c’est toujours compliqué. Donc on définit collectivement la stratégie, on réfléchit puis on s’occupe de la mise en oeuvre avec un effectif réduit.
Notre groupe est organisé en quatre cercles d’implications et de tâches : le noyau est celui du cercle exécutif, dont nous faisons partie Sophie et moi. Ensuite, ce sont des cercles d’artistes ou d’activistes qui ont une implication plus ou moins forte et régulière.
Comment définissez-vous la figure de la sorcière ?
Sophie : La sorcière, c’est la femme savante, crainte, marginale, mystérieuse, puissante et maîtresse de son image. Elle ne dépend pas d’un homme, elle est même plus puissante qu’un homme. Les sorcières détiennent le pouvoir sur l’utérus, car elles accouchaient les enfants, s’occupaient des avortements, de la contraception…
Paola : J’ai toujours adoré les contes, la mythologie. La sorcière est le seul personnage auquel je pouvais m’identifier quand j’étais enfant. Je m’identifiais soit à des hommes, soit à des sorcières de contes de fée.
Avez-vous une sorcière préférée ?
Sophie : Quand j’y ai réfléchi, j’ai eu envie de répondre par le nom de personnes que je connais. Mais c’est très difficile de choisir, il y a vraiment beaucoup de sorcières, des sorcières qui ne disent pas forcément leur nom.
Paola : J’aurais envie de répondre par des figures comme Hécate, la sainte patronne des sorcières et déesse de la Lune, ou Isis, reine mythique et déesse funéraire de l’Égypte antique. Ce sont des archétypes mythiques qui nous inspirent plus que des personnages réels. Je pense qu’une sorcière, c’est une femme libre, qui a payé sa liberté, a fait des choix.
Vous mentionnez la présence d’hommes dans votre collectif. Un homme peut-il être une sorcière ?
Sophie : Un homme peut être une sorcière mais il y a parfois quelques ajustements à faire. Quand on leur parle des concepts, ils sont d’accord, mais la mise en oeuvre n’est pas forcément évidente, car ils ne vivent pas ces situations de domination.
Une sorcière, c’est une femme libre, qui a payé sa liberté, a fait des choix.
Paola : Nous ne somme pas du tout opposé à l’idée d’intégrer des hommes à ce groupe s’ils sont doués, qu’ils ont les même valeurs que nous, qu’ils sont capables d’entendre la critique. On ne veut pas se priver de talents. Mais on souhaite tout de même rester en majorité des femmes, pour créer un (ré)équilibre.
Sophie : On cherche aussi des alliés. Nous nous sentons investies d’un travail d’éducation des hommes. Ce n’est pas évident pour eux non plus de se positionner en tant qu’homme aujourd’hui, après la vague #metoo.
Paola : L’idée d’une communauté exclusivement féminine ne nous dérange pas et on le comprend tout à fait, on a seulement fait un choix différent.
Comment avez-vous construit ce projet artistique ?
Sophie : On s’est inspirées des planètes et des archétypes. On a gardé l’idée des planètes du système solaire, une planète incarne une thématique chaque année. Mais on n’a pas déterminé dans quel ordre on les traiterait.
Paola : L’année prochaine ce sera la Terre : cette thématique sera en lien avec notre changement de vie [la création d’une communauté en autonomie à la campagne, ndlr], l’envie de documenter ce travail-là. Il y a quelque chose d’assez instinctif dans nos choix, qui coïncide souvent avec l’actualité : on a traité Vénus juste avant #metoo, cette année c’est Mars juste après l’incendie de Notre-Dame de Paris. Il y a des hasard qui interrogent.
On a découpé ce projet titanesque en trois cycles de trois ans, pour nous alléger. Chaque cycle a un format différent. Le premier se construisait sur un événement puis un livre. On aimerait par la suite que les évènement se multiplient tout au long de l’année, quelque chose de plus organique et spontané. Ce sera une façon différente de diffuser et communiquer. La série documentaire que l’on prévoit rentrera dans ce nouveau format.
Le premier cycle se déroule dans la cité, le second dans la nature, et le troisième serait plus en mouvement, une forme de tournée sur trois ans.
D’où vient le choix de la thématique de cette année, Patriarchy is Burning ?
Sophie : Ces choix sont un peu mystiques. On organise souvent des choses à la pleine lune sans forcément en être conscient·e·s, et ça amène à des décisions comme le choix de cette thématique.
Paola : Notre rapport à la spiritualité est pour nous de l’ordre de l’intime, car ce n’est pas facile d’en parler et d’être compris·e·s. La sorcière c’est notre identité, notre image, bien sûr, mais il y a d’autres choses derrière.
Cette année la thématique pourrait se résumer par ces trois termes : Masculinité. Guerre. Mars. La notion de guerre, c’est plutôt celle d’une guerre intime que géopolitique, celle des violences faites aux femmes.
Vous semblez développer de nombreux médiums de communication et de diffusion de vos projets, comment faites vous ce travail d’articulation ?
Sophie : Le format magazine prévu au départ était trop lourd, car on voulait produire un format trimestriel. On a donc préféré faire quelque chose de plus dense et plus libre : une publication annuelle. Et cette année, cela ne suffisait pas, on a fait un disque aussi. Comme nous avons pu le mentionner, on s’intéresse à différents canaux de diffusion : par exemple, on va se lancer dans une série documentaire pour l’année prochaine, et peut-être un podcast. Ça mijote. On se pose la question de savoir comment diffuser au maximum notre philosophie et élargir notre communauté, avoir des agent·e·s infiltré·e·s, comme Valérie qui a fait de la radio et a proposé le podcast ou Miikka Lommi qui est réalisateur et nous a aidé à faire le clip.
Vous évoquez, dans vos projets, la création d’un coven. Comment ce projet s’incarne-t-il ?
Paola : Paris nous tue physiquement, Paris est violente et agressive. On s’étouffe. On a donc pour projet de partir de la capitale, dès cet été, pour aller s’installer sur une colline de pins en Méditerranée.
Paris nous tue physiquement, Paris est violente et agressive. On s’étouffe.
On aspire à une autonomie alimentaire et énergétique. Nous voulons installer des panneaux solaires, un verger, un potager en permaculture. C’est le désir de mettre en oeuvre, de créer la vie qu’on voudrait voir se développer partout. Se rapprocher de la terre, être en circularité, dépenser son argent dans des circuits locaux … Nous avons besoin de pousser notre activisme, d’être cohérent.e.s avec nos idées. C’est un projet à long terme, ON SE CASSE. On voudrait aussi faire de ce lieu une résidence artistique, y organiser des week-end activistes, en faire un “heaven”, un coin de paradis, pour nos soeurs citadines qui veulent se reposer. C’est aussi pour cela que l’on s’intéresse à beaucoup de moyens de diffusion différents : on se demande comment rester visibles, connecté·e·s en dehors de la cité ?
Quel objet représente le mieux le patriarcat aujourd’hui ?
Une bûche de bois carbonisé dans une cheminée. C’est évidemment en lien avec le thème de cette année, mais c’est surtout un horizon que l’on aimerait voir advenir.