Ils aiment une langue morte.
Ils aiment un système, un réseau de règles complexes qui laisse les moins savant·es sur le carreau. Ils aiment l’enchevêtrement, les fioritures absurdes qui contraignent et intimident.
Ils n’ont aucun amour pour les erreurs, aucune pitié pour les écarts, aucune tendresse pour les taches dans les marges et les ratures. Ils n’ont aucune envie de ressentir l’excitation qu’on vit à l’écoute de sonorités inconnues nées dans des endroits qu’ils ignorent ; sciemment, d’ailleurs. Ce sont des zones d’ombre pour eux, des zones qu’ils préfèrent croire muettes et illettrées.
Ils ne veulent pas savoir quand les mots échappent des mains de ceux qui s’en croient propriétaires, quand ils sont déformés, magnifiés, dénaturés. Voir ces malformations de papier ramper jusqu’à eux, éviter les canaux de diffusion qu’ils ont construits, les plongent dans un effroi terrible, les font paniquer tels des gosses face à des monstres dont ils ne comprennent ni les origines ni les motivations.
Ils ne sont héritiers de rien à part d’un ordre établi fragile, qu’ils renforcent comme ils peuvent là où ils règnent. Ils aiment la langue française comme ils aiment leur domination. De façon superficielle, comme un réflexe, comme une obligation.
Moi j’aime les vers d’écoliers, les fausses rimes, les petits mots bancals qui trébuchent sur les écrans, les phrases trop longues car gorgées d’humeur ou d’amertume, les pirouettes stylistiques pour tenter vainement de représenter la réalité. J’aime les conneries, les choses qui ne veulent rien dire, j’aime la langue française comme elle est, comme elle fut et comme elle sera. Car j’aime les langues qui vivent, y compris celles qui sont mystérieuses à mon oreille. J’en aime les sonorités étrangères et la façon dont elles se sont nourries de leurs congénères. J’aime celles régionales que je connais à peine, moi, gamin parisien et eurasien. J’aime les erreurs de français que ma grand-mère faisait, les inflexions hasardeuses que son accent cambodgien produisait. J’aime les tentatives, parfois brillantes, parfois maladroites, de rendre cette langue plus juste, plus égalitaire. J’aime quand elle s’orne de points, quand elle tente des exploits, quand elle vient foutre le bordel dans leur réalité mensongère. J’aime les mille façons dont elle vit, dont elle évolue selon les chemins si différents qu’elle emprunte.
Nous, nous savons. Le français appartient à celleux qui le pratiquent au quotidien, celleux qui tentent de le changer, de le bouleverser, de le réanimer face aux mises à mort cruelles des conservateurs. Il appartient à celleux qui luttent tous les jours avec pour remplir des papiers administratifs alambiqués, où il faut donner du « cordialement » et des formulations toutes faites qui singent le sérieux car c’est apparemment en répétant comme un perroquet qu’on se fait respecter. Il appartient aux gamins qui ont rempli ces mêmes papiers pour leurs parents, qui ont poncé tous les textes littéraires qu’il fallait, parce qu’ils savaient pertinemment que pour pouvoir enfin se faire entendre, il fallait savoir manier cet équipement bien encombrant. Et encore, si cela suffisait pour celleux qui n’ont pas la gueule qui va avec la langue.
Le français n’est pas « une langue de l’universalité, de la liberté ». Cela ne veut rien dire, c’est même mensonger. Le qualifier d’instrument « décolonial » est une aberration historique et politique. Toutes les bêtises formulées avec emphase, qu’elles viennent du chef de l’État, de moi ou de Maupassant lui-même ne lui retirera jamais sa véritable qualité : Le français est un outil, comme toutes les langues du monde. On n’offre pas à une clé à molette des intentions dont elle n’a même pas idée.
La langue française est à notre service et non l’inverse. Elle appartient à tout le monde et à personne. Quiconque prétend autre chose espère la garder pour soi. Et pas le moindre papelard écrit par des gens qui lisent le français plus qu’ils ne l’entendent ne saura contraindre nos bouches et nos écrits.
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