Ce jeudi 2 et vendredi 3 Octobre, le Jerk Off Festival s’associe à l’Étoile du Nord pour une soirée haute en couleur. C’est trois propositions que vous pourrez retrouver sur scène : Éjaculats & Capital de Nadège Piton et Estelle Benazet H., La Sainte Randonnée de Romy Alizée et Vivian Allard et Untitled (Some Faggy Gestures) de Andrea Givanovitch…Et ils ont répondu à quelques questions pour Friction Magazine.

(crédit photo : Bernard Bousquet)
Bonjour à vous trois, pouvez-vous vous présenter ? Quel·le artiste êtes vous ?
Estelle Benazet Heugenhauser aka Black Hole : J’écris des textes. La plupart du temps ils sont diffusés sur papier, comme mon roman, Le régime parfait (Rotolux Press), ou dernièrement ma nouvelle, Incontinence Made in Europe, un délire exhibitionniste où on croise Sissi l’Impératrice et Rocco Siffredi, et qui sort début octobre dans la revue Trou Noir #5. J’aime aussi que mes textes soient incarnés sur scène. Écrire, lire à haute voix, sont des manières de mettre les corps à l’épreuve, d’exhorter la dépense libidinale.
Nadège aka Despair, binôme de Black Hole : Et moi, je propose des stratégies scéniques instables, des sabotages, des programmes de transmission d’erreurs système, je module l’énergie, j’explore les pulsions, j’expulse les dépendances.
Andrea Givanovitch : Je suis danseur, performeur et chorégraphe. Je suis basé à Paris, ma compagnie Collectif MM (Melted Milk) est basée à Toulouse, et je travaille également à l’étranger, notamment en Grèce, aux Pays-Bas ou en Autriche. J’ai vécu près de dix ans à l’étranger avant de revenir en France il y a deux ans. Ma pratique chorégraphique est intrinsèquement liée à ma condition d’artiste et de personne queer, qui infuse mes créations, en particulier les solos que j’ai créés ces dernières années, dont Untitled (Some Faggy Gestures) que vous découvrirez au festival. Cette pièce est une introspection de mon expérience personnelle et artistique, en écho aux références d’artistes queer qui m’ont aidé à nourrir cette réflexion sur ma condition, et surtout à me donner les outils manquant pour en exprimer toute la complexité.
Romy Alizée & Vivian Allard (Plus petit que trois) : Romy écrit, performe, chante et est aussi photographe. Vivian est compositeur et musicien. On a collaboré en 2024 sur le documentaire C(h)oeur de sex worker (L’Expérience, France Culture, co-écrit avec Élisa Monteil) et on a lancé Sainte Randonnée suite à une proposition d’un festival.
Cette année, vous êtes programmé·e·s dans le festival Jerk Off. Qu’est-ce que cela représente pour vous d’être au coeur de la programmation d’un festival queer, féministe ?
Romy : C’est la troisième fois que je suis programmée par Jerk Off donc je leur dois beaucoup. Les soutiens fidèles sont extrêmement précieux pour pouvoir tester de nouvelles choses, de nouvelles formes, dans un cadre où, en prime, on ne va pas me censurer.
Despair : Jerk Off accueille les corps et les histoires qui n’intéressent plus les algorithmes culturels. Je me sens à ma place.
Black Hole : Je ne sais pas. Je ne m’identifie pas comme personne queer. Ça me gratte, toutes ces étiquettes.
Andrea Givanovitch : Compte tenu du contenu de mon travail et des revendications politiques et artistiques qui l’accompagnent, je considère cette présentation comme une forme de restitution à la communauté qui m’a permis de trouver l’émancipation nécessaire à ma condition d’artiste aujourd’hui. C’est un véritable désir de partager mon travail dans ce type de contexte, d’être au cœur de cet essor communautaire et artistique tel que celui de Jerk Off, et un honneur d’être aux côtés d’artistes qui partagent mes valeurs.
Le festival rencontre plusieurs difficultés, notamment financières. Que pensez vous de l’état de la culture aujourd’hui ? Et notamment de la culture en tant qu’artiste queer ?
Romy : Je suis partagée : d’un côté, il n’y a plus de tunes dans certains domaines, de l’autre, ça ne change rien à ma pratique car seule une infime partie de mes oeuvres/projets a été financée par des institutions. Disons qu’avant, ce n’était déjà pas dingue, mais là… il va falloir reconsidérer l’avenir. Le plus important à mon sens est de continuer à s’exprimer par l’art et à parler avec d’autres artistes queer de ce que nous traversons en terme de difficultés.
Andrea : Ce qui se passe aujourd’hui est dramatique : la culture, la santé, l’éducation, tout notre système social est sacrifié au profit d’un capitalisme qui s’attaque aux plus vulnérables. En tant qu’artiste queer, je sais que ma position d’homme blanc cis me donne certains privilèges, mais elle ne me protège pas des critiques qui qualifient mon travail de « provocant » ou « niche ». La seule provocation que je porte est celle d’affirmer ma condition queer et c’est précisément cela qui dérange, au point d’empêcher la diffusion de mon travail dans certains lieux.
Despair : Des difficultés ? C’est un effondrement général. Je pense que nous devrions nous méfier de notre faculté à nous adapter à vivre des miettes, dans les ruines, à nous habituer à créer à bas bruit face aux incendies du monde. Notre place dans la société est en danger malgré tout ce que nous pouvons et devons nous partager mutuellement, il nous revient de le hurler.
Black Hole : C’est sûr, on ne va pas se calmer. Mais avant tout, c’est la fin du génocide du peuple de Gaza par l’État d’Israël qui compte.

ÉJACULATS ET CAPITAL
(crédit photo : SMITH)
De quoi parle Éjaculats et Capital, même si le titre donne un indice ?
Despair : Rabbit hole ! Black hole !
Black Hole : Ce texte n’aurait jamais existé sans Vidya Narine, écrivaine et fondatrice de la revue Sève, dans laquelle il a été publié ! C’est le récit du rapport économique d’un corps menstrué entre sa production de signes et d’éjaculats. Le corps écrit, jouit, et fait tout exploser.
Comment avez-vous travaillé à mettre en voix ce texte, Éjaculats et Capital, sur scène ? Comment la performance chorégraphique se mêle à la lecture du texte ?
Despair : Black Hole écrit par pulsation. Dans notre performance, nos corps et nos voix s’enlacent, s’opposent, se défient, se transforment, s’éjectent.
Black Hole : Les mots d’ordres prononcés s’exécutent. On se fout à poil. Des expirations se font entendre et se transforment en râles. Ça crie et ça rit dans la nuit.
Quel rapport entretenez vous avec les années 80 ?
Despair : Un rapport de frustration. Les années 80 sont une matrice pour tout ce qui suit : un futur raté, un monde en ruines maquillé de néons grésillants, pas de romantisme à avoir pour ce terreau empoisonné.
Black Hole : Je crois que j’aurais voulu faire partie de Samois, un groupe fondé par Gayle Rubin et Pat Califia entre autres, qui rassemblait des lesbiennes cuir SM, engagées dans un féminisme pro-sexe. Elles organisaient des soirées entre camarades fin des années 70, début 80 dans un club à San Francisco, qui s’appelait The Catacombs. Des fisteureuses de tout le monde occidental s’y retrouvaient. Le lubrifiant s’étalait sur les corps et facilitait les rencontres. Dans son essai Surveiller et jouir, Rubin raconte l’histoire de ce club. Elle cite certains hymnes cuir qu’on y écoutait, comme Knight in Black Leather de Bette Midler ou Walk the Night des Skatt Brothers. C’est ce dernier que nous avons choisi pour notre performance. Et elle évoque d’autres tracks encore, plus ténébreux, peut-être même un peu angoissants, choisis pour la baise lente et profonde, pour l’exploration de l’intensité. Ça me fait rêver.

LA SAINTE RANDONNÉE
(crédit photo : Bérangère Fromont)
Comment avez-vous travaillé à la mise en lecture d’une nouvelle déjà écrite ?
Romy et Vivian : La performance suit le texte initial, lu et chanté à la première personne. Nous avons identifié des bouts du texte pour les transformer en chanson et ainsi, rythmer la narration. Dès le départ, nous voulions que ce soit à la lisière d’une comédie musicale.
Et alors cette Sainte Randonnée, ça parle de quoi ? Quel rapport entretenez-vous avec la randonnée ?
Romy et Vivian : C’est une randonnée pleine d’ambivalences émotionnelles. La prise de risque et le besoin de se « mouiller » font avancer la narratrice dans une montée à mi-chemin entre le rêve et le cauchemar. Puis, il y a ce désir croissant, inattendu, pour les montagnes. Ce texte part d’une réelle passion que j’ai pour la randonnée, entravée par une incontrôlable peur du vide. Il n’y a pas besoin d’aimer la montagne pour s’y reconnaitre !
Comment avez-vous travaillé avec Vivian Allard pour allier ces deux langages, musique et mots ?
Romy : On a mis en commun des musiques qu’on aimait : ça va de Sonic Youth à la BO de Peau d’Âne et Mulan (oui, oui, le Disney), Nancy Sinatra & William Sheller. On a travaillé en réécrivant les passages du texte pour en faire des paroles ou en les conservant tels quels. Vivian écrivait des chansons et on les reprenait pour qu’elles conviennent à ma tessiture et mes envies vocales. Nous projetons de retravailler encore cette forme ; sans financements ni structure tout se fait en bricolant, alors on se laisse encore six mois pour explorer la forme finale, produire une chanson supplémentaire, voire, sortir un EP avec celles qui existent déjà.

UNTITLED (SOME FAGGY GESTURES)
(crédit photo : Bernard Bousquet)
Comment avez-vous travaillé pour créer cette performance, Untitled ? Quelles sont vos inspirations ?
Andrea : Cette performance est née de la découverte de l’exposition Some Faggy Gestures de Henrik Olesen, qui retrace la représentation queer à travers la gestuelle, dans l’histoire de l’art comme dans l’histoire queer en général. Ce point de départ a ouvert une recherche somatique et physique sur les gestes qui façonnent mon corps, et une tentative d’imaginer d’autres façons de les percevoir. De là est née une exploration plus large de l’histoire de l’art queer, d’où ont émergé de nombreuses références que j’ai voulu mettre en lumière dans la pièce, parmi lesquelles Jack Smith, Renate Lorenz ou encore Danez Smith.
Comment la scène est-elle un moyen de retrouver de l’agentivite pour un corps queer ? Comme redevenir acteur dans le monde grâce à la performance ?
Andrea : C’est exactement le propos de cette pièce, toute la dramaturgie du spectacle repose sur mon agentivité. Je suis aux manettes de tous les changements au plateau : le son, la lumière, l’espace. Ce solo est pour moi une manière de façonner un lieu propice à l’exploration et au partage de mon expérience. Mais le corps reste au centre de cette recherche. Et puisque chacun·e en a un, chacun·e peut, à travers son propre prisme, y trouver un écho à sa propre histoire.
Quelle esthétique avez-vous voulu donner au spectacle ? A quoi ressemble-t-il ?
Andrea : Comme je l’ai dit plus tôt, une des références de ce travail a été Jack Smith, dont une citation est inscrite sur le châssis. Jack Smith était un performer avant-gardiste à New York, très investi dans la contre-culture, et dont l’œuvre iconique est Flaming Creatures, un film kitsch, camp et trash. J’ai voulu reprendre ce cadre performatif : écrire de manière assez bâclée sur un châssis, danser autour, me peindre le corps. Pour moi, cela renvoie à ce passé de performances impromptues dans leurs appartements new-yorkais. Dans ce sillage, le travail de Carolee Schneemann m’a également beaucoup inspiré, notamment son body politics et son art féministe, en particulier dans l’utilisation de la peinture.
Pour plus d’infos sur la programmation, vous pouvez retrouver tous les détails sur le site du Jerk Off Festival