Quand j’ai appris que Julien de Bomerani avait commencé sa carrière de drag à la Villa Rouge à Montpellier, les souvenirs de mes premières soirées en club dans cet endroit mythique, il y a de nombreuses années de ça, me sont revenus. En en parlant avec Julien, celui-ci, facétieux, m’a demandé si on payait en francs à l’époque et même si ce n’était pas le cas, cet échange a suffi pour nous rappeler qu’on roule notre bosse dans les clubs depuis quelque temps déjà. Julien de Bomerani cartonne aujourd’hui aux côtés des queens de Drag Race, il a mixé notamment pour la finale de l’émission au Rex en août dernier. Résident de la Folle de Rage (Montpellier) mais aussi de la Fierce à Paris, il a un regard clairvoyant sur le monde de la nuit queer en dehors de la capitale et sur son évolution au cours des dernières années. Rencontre.
Hello Julien, parle nous de ton parcours en tant que drag. Comment en es-tu venu à mixer en drag ?
J’étais barman à la Villa Rouge pendant mes études en école de communication. C’est à la Villa que j’ai commencé à me maquiller, à me costumer tout en travaillant parce qu’on avait une grande liberté en termes de vêtements, on pouvait vraiment s’habiller comme on voulait. On était même encouragé·es à vachement d’extravagance. Je me suis mis en drag une première fois, il s’avère que ça a beaucoup plu, on m’a ensuite demandé de recommencer. J’ai rencontré des photographes qui ont voulu me prendre en photo… Et petit à petit, j’ai commencé à danser sur mon bar entre deux clients. C’est comme ça que j’ai intégré des compagnies de spectacle et à partir de là j’ai fait plein de choses : des spectacles sur échasses, des spectacles avec du feu… J’avais pourtant toujours la frustration de la musique qui était quelque chose que je sacralisais. Je pensais que c’était quelque chose qui ne m’était pas à portée de main et qu’intellectuellement je n’en étais pas capable. Quand j’ai eu 30 ans, j’ai rencontré des personnes qui m’ont formé au métier de DJ et je me suis lancé corps et âme là-dedans tout en étant toujours drag queen.
Est-ce que tu arrives à vivre aujourd’hui de toutes ces activités ?
Je suis intermittent du spectacle depuis 6 ou 7 ans maintenant. Ça n’a pas toujours été facile, quand on est artiste indépendant, il y a tout un long moment où l’on se cherche, où il faut se faire connaître… Mais maintenant j’ai la chance de pouvoir vivre de ça.
Tu es toujours basé à Montpellier. Quel regard portes-tu sur la fête LGBTI à Montpellier et dans le sud de la France en général ? Vu de Paris, il peut sembler plus difficile d’exister en tant que performeur·se dans le Sud ? Il y a un peu ce préjugé qui a la vie dure que ce serait plus dur d’être queer et out dans le Sud…
Moi, je trouve que ce préjugé est infondé. J’ai vraiment vécu l’évolution de l’intérieur et c’est vrai qu’avant, c’était la culture club qui prédominait. Notamment à Montpellier où il existait de gros clubs où les gens allaient tous les weekends. Au milieu des années 2010, la fête s’est transformée. Avec l’avènement des réseaux sociaux, les gens ont été de plus en plus connectés et voyaient ce qui se passait à droite à gauche. Il y a eu un gros moment de latence où les clubs ont fermé et il n’y avait plus rien. Mais depuis 4 ou 5 ans, et c’est valable pour Montpellier mais plus largement pour tout le Sud, il y a énormément de collectifs qui se sont montés, il y a eu énormément de scènes ouvertes. De Lyon à Bordeaux en passant par Montpellier, Marseille ou Toulouse, il y a eu beaucoup d’associations et de collectifs queer qui se sont créés, beaucoup de scènes qui se sont montées et d’artistes qui ont émergé. Il n’y a pas forcément de clubs mais beaucoup d’événements qui rassemblent vraiment énormément de gens. Moi, par exemple, je suis organisateur de la Folle de Rage et à chaque fois, c’est des miliers de gens.
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La fête a beaucoup changé, même à Paris, depuis le covid…
C’est vrai qu’à une époque à Montpellier, il y avait de très gros clubs, la Nitro, la Villa Rouge, etc. qui ont fermé les uns après les autres. Je pense qu’il y a eu un virage que Montpellier n’a pas su prendre. La recette qui fonctionnait il y a 20 ans n’a plus marché.
Quand on voit les line up de la Folle de Rage, tu collabores beaucoup avec les queens de Drag Race France. Comment est-ce que tu en es venu à travailler avec elles ?
Déjà, il y en a beaucoup que je connaissais avant l’émission, c’étaient des copines. Mais à la base, la Folle de Rage n’était pas une soirée drag : on faisait venir des chanteuses pop. On les a toutes faites : les L5, Sheryfa Luna, Lââm, Nâdiya… Mais nous-mêmes étant drag, on s’est dit qu’on voulait offrir cette scène à la communauté drag. On a décidé ça au moment où Drag Race a débarqué en France et maintenant on fait des bookings exclusivement drag.
Il y a beaucoup de drag queens parisiennes dans le casting de l’émission, même s’il y a quelques exceptions, comme Piche qui vient d’Arles, Lola Ladiva de Toulouse ou La Grande Dame de Nice, mais ça reste très parisien…
C’est sûr, les queens habitent Paris mais il y a très peu de « vraies » parisiennes. Ce qui est indéniable, c’est que Paris a un énorme réservoir de queens, qui ont un niveau certain et qui sont aussi pas mal suivies… Mais ça ne me choque pas vraiment. C’est sûr que même si ça tend à se développer, les rencontres, les opportunités se créent peut-être pas plus facilement mais plus rapidement.
Tu es aussi résident de la Fierce, qui pour le coup est une soirée parisienne. Comment est-ce qu’on pourrait développer ces liens entre Paris et les autres grandes villes ?
Je suis la preuve qu’il y a des échanges ! Je pense qu’on n’a pas de recul parce que c’est en train de se faire… J’ai de plus en plus de copines de Montpellier qui commencent à être bookées sur Paris, l’échange est en train de se créer.
Il y a aussi une question de précarité pour les artistes drag qui peut être un frein, surtout lorsqu’on sait que les organisateurices n’ont pas toujours les moyens de bien rémunérer voire de défrayer les artistes…
C’est sûr que le drag coûte cher mais on peut aussi faire du drag à bas prix. On n’est pas obligées d’avoir un fond de teint hors de prix ou des perruques faites par des grands perruquiers. On peut aussi faire beaucoup de choses par soi-même. On peut s’en sortir avec une belle présence scénique et du talent.
Et des fripes, comme Punani !
J’ai commencé comme ça, en achetant mes tenues dans des friperies, dans des sex-shops…
La Fierce, la Folle de Rage : ce sont des noms de soirée qui renvoient à une certaine énergie : les drags slay tout simplement. Est-ce que tu as une vision politique du drag ?
Les noms ne sont pas choisis au hasard et chacun a une histoire bien particulière. Le nom « Folle de Rage », c’est une manière de nous réapproprier le mot « folle » : on est folles, y a pas de soucis, mais on est folles de rage pour le coup. Faire de drag, c’est politique parce qu’on s’octroie une liberté qui nous est pas permise, on est aussi les instigatrices d’un mouvement de libération des corps à travers les vêtements. Même si les gens ne font pas du drag, ils peuvent aimer cette énergie-là et l’appliquer dans leur quotidien en se disant : « j’ai le droit de faire ça si j’en ai envie et personne n’a à m’en empêcher. »
Le fait de garder un prénom masculin est-il un choix pour renforcer cette idée de jeu sur le genre ?
En fait, je ne suis pas allé vers le drag, c’est le drag qui est venu à moi. Quand j’ai démarré, je n’avais pas forcément la volonté de devenir drag queen. C’était une volonté de m’émanciper et de m’octroyer une liberté que je n’avais pas. C’est quelque chose qui a commencé quand j’étais gamin et que je faisais de la gymnastique : en tant que garçon, on avait le droit de faire certains mouvements et d’autres non, parce qu’ils étaient destinés à des filles. Et je ne comprenais pas non plus pourquoi je n’avais pas le droit de mettre une robe si jamais j’avais envie d’en mettre une. Quand j’ai commencé à bosser en club, j’ai pu me permettre de porter ce que j’avais envie de porter. J’ai toujours gardé mon prénom parce que c’est né de là : c’était juste Julien qui mettait du maquillage et une robe parce qu’il avait envie de le faire.
Du coup, est-ce que tu as une drag persona, un alter ego bien distinct du Julien de tous les jours ?
Mon drag, c’est mon moi sublimé. J’incarne quelque chose à un moment donné mais je ne le dissocie pas de qui je suis parce que je trouve que c’est le moi le plus abouti, le plus libre qu’il peut y avoir.
Il y a de plus en plus de shows drag : comment est-ce que tu vois cette popularité, qui est évidemment aussi liée à Drag Race France ?
Ça avait commencé déjà avec la diffusion de RuPaul’s Drag Race sur Netflix. Je trouve ça très intéressant parce qu’on sort en quelque sorte du placard. Avant, les gens n’humanisaient pas forcément les drags et avaient tendance à oublier que derrière les perruques et derrière le maquillage, il y avait avant tout des êtres humains. Je trouve très intéressantes les séquences de l’émission où les drags peuvent se mettre à nu. On les voit démaquillées parler de leurs traumas et de leur vie tout simplement et je pense que ça fait beaucoup de bien. Je suis allé voir le show au Zénith et je suis fier de voir qu’en un an, elles sont passées du Corum au Zénith : encore plus de monde, donc encore plus de gens sensibles à la cause et encore plus d’allié·es. Dans le fond, on fait rien de mal : c’est juste des perruques et du maquillage. Les débats sont hystérisés mais on parle d’eye-liner et de faux cils. Cette émission prouve aussi que c’est un art à part entière, qu’il y a une pluralité de queens qui peuvent faire des choses très différentes : certaines jouent la comédie, certaines sont mannequins et il y en a même comme Bertha qui font de la cuisine ! Mais toujours avec cette idée de lâcher prise, de se sentir bien avec soi-même et libre d’être ce qu’on a envie d’être.
Julien de Bomerani organise la Folle de Rage le 31 octobre prochain à la Halle Tropisme de Montpellier et mixera à la Fierce au Yoyo le 10 novembre.