Cette rentrée scolaire 2021 a été marquée par de vifs débats autour des professeur-es, notamment sur les questions LGBTI mais aussi à propos de la circulaire sur la laïcité, diffusée dès début septembre. Face à tout ce tumulte, nous avons eu envie de faire le point auprès de Queer Education et de nous renseigner sur la réalité du terrain et sur les conditions de travail du personnel éducatif et des élèves LGBTI.
Comment est née Queer Education ? Quels sont les objectifs de l’association ?
Queer Education est née à la suite de réflexions que j’ai eu après ma première expérience d’enseignement. J’ai constaté qu’il n’y avait aucune association à l’intérieur de l’Education Nationale composée de personnes qui s’intéressaient aux thématiques queers.
L’idée c’était déjà de créer un espace de discussions et d’échanges entre queers de l’Education Nationale et de notre rapport à l’institution. Et puis, en commençant à côtoyer du personnel éducatif, je me rendais compte que chacun-e avait des stratégies différentes pour questionner les normes qui sont inscrites dans l’Education Nationale. Le but de Queer Education c’est aussi de mutualiser les ressources théoriques et pratiques.
Queer Education ça s’adresse au personnel éducatif, aux gens qui font partie de l’Education nationale mais pas seulement ! Ça s’adresse aussi à celleux qui sont éducateurs ou éducatrices, aux personnels d’entretiens… L’idée c’est de créer des alliances à l’intérieur de l’école.
Officiellement, l’Education Nationale met en avant la lutte contre les LGBTI-phobies. Est-ce que le sujet des identités de genre et des orientations sexuelles sont correctement traités lors des séances d’éducation à l’affectivité et à la sexualité ?
C’est un point qu’on oublie souvent mais il faut savoir que dans le référentiel des compétences du personnel éducatif, la lutte contre les discriminations y est inscrite. Néanmoins, sur le terrain, cette lutte est vraiment inefficace voire totalement absente.
Déjà, il devrait y avoir au moins une séance d’éducation à la sexualité par année et par niveau. On en est très loin. Si tu as un cours d’éducation à la sexualité dans tout ton parcours scolaire c’est énorme alors que c’est trois séances par année scolaire.
Le personnel éducatif n’est pas du tout formé aux sujets queers. Les élèves ne sont pas du tout entendu-es ou écouté-es sur ces questions-là. On observe toujours des restrictions vestimentaires sexistes dans les règlements intérieurs, comme l’interdiction de porter des crop-top, par exemple.
Après si je reviens sur un dispositif qui a été créé par l’Education nationale qui est un merveilleux outil de communication, c’est les référent-es égalité. C’est une personne qui se porte volontaire dans son établissement et qui doit mettre en œuvre les projets d’égalité hommes-femmes.
Ce qui engendre encore une fois une situation de volontariat/bénévolat chez les profs.
Tout à fait ! La rémunération est au bon vouloir du chef d’établissement. Et il faut savoir que dans l’académie de Créteil il y a environ la moitié des établissements qui n’ont pas de référent-es à l’égalité. Pour beaucoup de personnels de direction, cette lutte contre les discriminations est facultative, dispensable.
Donc on observe une véritable inconsistance entre les discours officiels de l’Education nationale et la réalité du terrain. Comment l’Education nationale gère les discriminations au sein des établissements ?
Dans beaucoup de cas où le personnel éducatif vit des actes de discriminations, l’administration n’est pas du tout aux côtés de la personne. L’année dernière, j’ai reçu des insultes homophobes et des menaces de mort sur une classe virtuelle et je n’ai eu aucun soutien de l’établissement. On a refusé de convoquer les élèves, on a refusé de faire des démarches. Cette année, un membre de Queer Education se fait traiter de pédé par ses élèves. Il en a parlé à la direction, qui le soutient mais qui est dans une approche très répressive. Dans l’idée, il voulait parler avec les élèves de sa transidentité mais la direction l’en empêche en lui disant que c’est sa vie privée et qu’il ne faut pas l’évoquer.
Cette question de vie privée, elle est fondamentale car elle remet en cause le principe de neutralité. Nos existences au sein de l’Education nationale font que ces principes de neutralité sont complètement fallacieux, mensongers. Cette « neutralité », c’est surtout l’exposition d’une pensée normative.
Justement, combattre les LGBTI-phobies c’est considéré comme un manque de neutralité ou comme du « lobbying queer ». Comment faites-vous face à ces accusations ?
C’est une question qui nous a beaucoup agitée chez Queer Education parce qu’on ignorait si on était dans notre bon droit. Mais comme c’est inscrit dans le référentiel des compétences du personnel éducatif, grâce à ça, tu déjoues tout le système.
Je m’étais notamment appuyé sur ce que me disait Irène Pereira, sociologue et chercheuse sur ces questions-là, qui expliquait que dans le cas de la lutte contre les discriminations, il n’y a aucune neutralité à respecter.
Mais, du coup, c’est quand même paradoxal parce que ça rend compte d’une vision politique. On a un gouvernement qui ne veut pas embrasser cette vision mais qui la défend quand même, en façade. Comme dans le cas de cette enseignante qui s’est vue refuser l’entrée de son établissement scolaire à cause d’un masque arc-en-ciel… On est dans une aporie complète.
Quand tu fais un cours, tu transmets du savoir. Et ton savoir il est forcément situé. Tu ne peux pas faire l’économie de penser que ce savoir n’est pas aussi lié à une identité.
Est-ce que les discriminations s’illustrent différemment dans le milieu scolaire que dans les autres milieux professionnels ?
La différence est liée au fait que le milieu professionnel dans lequel on évolue cause énormément de maltraitances. Ce que je vois chez mes ami-es qui travaillent dans des entreprises privées, c’est qu’il y a des sortes d’alliances LGBT, où il y a une valorisation très libérale, certes, et au service d’une rentabilité, de ces identités. Dans l’Education nationale on est dans l’anéantissement de la subjectivité queer.
Quand tu es en dehors de l’éducation, tu ne fournis pas nécessairement un discours sur ton identité. Alors que quand tu fais un cours, tu transmets du savoir. Et ton savoir il est forcément situé. Tu ne peux pas faire l’économie de penser que ce savoir n’est pas aussi lié à une identité. Et chaque cours est aussi une manière d’interroger ça. Par exemple, je dois être le seul prof à dire que l’amour courtois au Moyen-Age s’inscrit dans un schéma hétéronormatif. Mais il faut le dire parce que ça veut dire « il y a des gens qui existent et des gens qui n’existent pas ».
Est-ce qu’il y a un retour dans le placard fréquent chez le personnel éducatif ?
Ah oui, beaucoup. Parce que tu ne sais pas dans quel environnement tu travailles, parce que tu vas être accusé-e de prosélytisme LGBT… Tu ne connais pas forcément ton droit donc tu te dis qu’on va remettre en cause ton enseignement ou ta manière d’éduquer les élèves. Il va y avoir aussi une surveillance du personnel éducatif à l’égard de ces questions-là. Je pense aux AED (assistant-es d’éducation) qui vont être mal vu-es s’ils et elles s’entretiennent sur ces sujets.
Il y a un discours fréquent qui revient sur la maltraitance institutionnelle et la « souffrance éthique ». Tu vis une souffrance au travail qui met à mal tes principes éthiques. L’institution est tellement forte, ces principes normatifs sont tellement forts que souvent tu es dans des situations de contradiction. Ça tu peux très bien les gérer dans ta vie ! Mais quand tu as un discours à fournir aux élèves, ça signifie des questionnements quotidiens et des impasses.
Car le rapport à l’école est souvent douloureux pour les personnes queers, même pour celleux qui n’y retournent plus.
En fait la question de l’éducation, elle est pas du tout sexy. L’Education nationale m’a jamais permis de m’épanouir en tant que mec pédé, de m’approprier mon corps, de relationner comme j’en avais envie. Elle m’a privé de beaucoup de choses, elle m’a aussi donné beaucoup mais en remettant mon parcours en perspective j’étais surpris et en colère. Pour nombre d’entre nous l’école est un cauchemar, l’instinct de survie pousse à s’en défaire. Mais à qui on la laisse, cette école ? L’Education nationale c’est la plus grosse entreprise normative qui soit.
On a des élèves qui sont maintenant très au fait de certaines théories et certains concepts et qui sont très écouté-es sur les réseaux sociaux. Et qu’est-ce que l’école leur fournit ? Un musellement de leurs paroles, une interdiction de dire et vivre ce qu’iels sont.
On se souvient de l’abandon des ABCD de l’égalité. Est-ce que vous avec l’impression que l’Education Nationale tend à faiblir face aux pressions conservatrices, surtout dans le climat politique actuel ? Cette rentrée scolaire a notamment été marquée par une circulaire sur la laïcité.
Pour moi, il y a une droitisation du discours institutionnel et on s’oriente sur des thématiques citoyennes qui dévoient certains concepts. Effectivement, la circulaire de la rentrée de Blanquer proposait un fascicule qui traitait en long et en large les notions de laïcité. Le gouvernement pense qu’on peut faire unité derrière cette notion-là, à travers son caractère « universel ». Dans la réalité, les élèves perçoivent bien comment c’est un principe, au demeurant intéressant mais qui, dans son implication légale, est problématique.
D’après les rapports de la défenseure des droits, la priorité dans l’Education nationale ça devrait être le racisme : les actes racistes sont les actes discriminants les plus fréquents en France. Pour nous, ça rentre en contradiction avec cette loi de la laïcité qui se fonde sur des différenciations religieuses et qui nourrissent souvent des discours racistes. Ce qu’ils priorisent, c’est une conception d’universalisme complètement dévoyée.
Cette droitisation, on la voit aussi dans le fait que les associations queers n’ont pas été reçues par le cabinet de Jean-Michel Blanquer depuis à peu près deux ans.
Après le suicide de Fouad en décembre dernier, il y a eu une très forte colère chez les élèves et aussi chez le personnel éducatif. Et là il y a eu une volonté, une fausse volonté, de mettre en œuvre des changements. En vérité, c’était pour répondre à une certaine forme d’urgence et faire taire des demandes qui étaient insistantes depuis plusieurs années
Justement, en avril 2021, le gouvernement a demandé, à Queer Education et à d’autres associations, de constituer un manuel sur la transphobie en milieu scolaire. Qu’est devenu ce manuel ? A-t-il changé quelque chose à l’accueil des personnes et des élèves trans au sein des établissements ?
Il s’agissait d’un guide pratique de conseils qui proposait des formes d’aides pour accompagner un-e élève dans son parcours de transition, dans le cadre administratif comme émotionnel.
Déjà, il y avait peu d’associations trans qui étaient présentes dans les premières réunions. D’autre part, l’entièreté de la rédaction du manuel a été bénévole, pour un guide destiné à une distribution nationale. Jean-Michel Blanquer devait annoncer la publication de ce guide le 17 mai. Ça n’a pas eu lieu. Le manuel a donc été enterré pour la fin de l’année. En septembre, une nouvelle version a été proposée mais qu’aux associations présentes au début du projet. Le guide a été réduit à huit pages de circulaire au lieu des cinquante proposées. Cette coupe drastique a été justifiée par la nécessité d’être synthétique. Pourtant, le vademecum (le manuel) sur la laïcité fait cent-quatre pages. Et surtout, certains points essentiels ont été retirés, comme la nécessité de respecter les besoins des élèves trans. Il est actuellement écrit qu’il est nécessaire de faire les choses seulement s’il y a l’aval des parents, ce qui donne une base écrite pour refuser de prendre en charge la situation des élèves qui ont une famille transphobe (soit l’extrême majorité).
Pour nous, ce choix de non-publication est un choix politique.