S’il y a un ouvrage qui a illuminé notre été, c’est bien Pédés aux Editions Points. Le recueil se veut être un ensemble de textes qui raconte toute la complexité de nos existences de pédales, nos joies, nos peines comme nos colères politiques. Chaque texte vient dresser les contours d’une solidarité pédée, d’une identité commune et pourtant plurielle que chaque auteur, de par son vécu différent, dépeint avec passion et grand talent. À la fois profondément intime et terriblement politique, le livre est si bon qu’on a eu envie de demander un rab de lecture. C’est pourquoi plusieurs auteurs du recueil ont accepté de confier à Friction Magazine les ouvrages qui ont marqué un tournant dans leurs vies de pédés.
Florent Manelli – Global gay, la longue marche des homosexuels de Frédéric Martel
C’est une grande enquête menée pendant plusieurs années par l’auteur et journaliste Frédéric Martel qui est allé à la rencontre de communautés gays dans le monde. L’ouvrage aide à sortir d’une vision occidentale et eurocentrée sur les questions gays, souvent problématique pour traiter des enjeux LGBTQI+ dans le reste du monde.
Ce livre m’a aidé à réaliser, lors de ma première lecture il y a plusieurs années, que les luttes pour les droits homosexuels sont le miroir de nos sociétés et que, partout dans le monde, des personnes LGBTQI+ agissent, s’organisent, se regroupent et luttent pour leurs droits.
Nanténé Traoré – Le Mausolée des amants d’Hervé Guibert
Le mausolée des amants présente l’essentiel du journal intime d’Hervé Guibert, courant sur une quinzaine d’années, jusqu’à la toute fin de sa vie. C’est le premier livre de Guibert que j’ai lu, bien avant transition et donc bien avant la découverte de ma propre sexualité /identité pédé·e. Dans les chefs de file de la littérature pédée, je pense que je me suis très vite beaucoup plus retrouvé dans la solitude et la distance de Guibert que dans la vie de Dustan, par exemple. Le mausolée des amants m’a beaucoup aidé à définir quel type de pédé je pouvais être. C’est aussi l’un des plus beaux récits que j’ai pu lire sur le VIH.
Ruben Tayupo – « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde » En finir avec une sentence de mort de Pierre Tevanian et Jean Michel Stevens
Dans les conseils lecture pour ma part, un essai que je cite comme source dans mon texte, pas du tout sur l’identité pédée mais sur la question de l’’accueil. Pourquoi il faut le lire ? Pour avoir des arguments et démonter ce vieil adage raciste qui considère un certain type d’immigration comme étant une « misère » et qu’on ne disposerait pas des moyens nécessaires pour mettre en place des politiques d’accueil réellement solidaires. C’est un essai très court qui va à l’essentiel, très pédagogique, clair, sourcé et qui permet de mettre en perspective nos politiques d’accueil face à celles d’autres pays européens. Et ça ne coûte que 5 balles.
Julien Ribeiro – Le conflit n’est pas une agression : rhétorique de la souffrance, responsabilité collective et devoir de réparation de Sarah Schulman
Le livre « Conflict is Not Abuse » de Sarah Schulman est une ressource inestimable pour quiconque s’intéresse à l’éthique de la responsabilité. Sarah Schulman nous y invite à repenser la manière dont nous abordons les conflits en questionnant la (nos) responsabilité(s) communautaire(s). Cette approche peut être libératrice. Au lieu de stigmatiser les différences ou de marginaliser davantage les voix déjà marginalisées, l’éthique de la responsabilité ouvre la porte à un dialogue plus nuancé, inclusif à l’extérieur des postures punitives.
Adrien Naselli – Retour à Reims de Didier Eribon
Septembre 2009, c’est ma première rentrée scolaire à Paris. C’est aussi la sortie de Retour à Reims de Didier Eribon, toujours dans les meilleures ventes de livres une décennie plus tard. Pour l’heure je ne sais pas qui est Eribon, je débarque dans une école ultra élitiste : l’ENS (Ecole normale supérieure) de la rue d’Ulm. Normalement, on y accède sur concours après deux années en classes préparatoires. Des profs de la fac de Grenoble m’avaient parlé d’une nouvelle sélection parallèle ouverte aux étudiants de l’université, et ont proposé de m’aider. L’ENS tentait ainsi d’atténuer son image de fabrique à héritiers (75% des étudiant.e.s y sont des enfants de professions et catégories socioprofessionnelles très favorisées, et seulement 7% des PCS défavorisées) en recrutant des boursiers (mais pas que lol, faudrait pas être trop radical). Avec une mère secrétaire et un père conducteur de transports en commun, j’étais dans la cible.
Mon nouveau meilleur ami, brillant et hilarant, inscrit en sociologie, m’offre Retour à Reims dans sa version poche (Flammarion) : « Ça devrait te plaire. » Eribon montre dans ce livre que sa condition de fils d’ouvrier est sans doute plus constitutive de son identité que son homosexualité. Cet ami avait perçu en moi une certaine inadéquation sociale – le côté pédale provinciale ravie de la crèche. Grâce à lui, je découvrais la sociologie dans une langue limpide et très agréable à lire, fruit d’un immense travail d’auto-analyse pour comprendre les rapports entre les classes. Chaque page me semblait avoir été écrite pour moi, malgré les trois décennies et quelques qui séparent nos jeunesses respectives, et des phrases comme celle-ci me frappaient par leur évidence : « En lisant Marx et Trotski, je me croyais à l’avant-garde du peuple. J’entrais plutôt dans le monde des privilégiés, dans leur temporalité, dans leur mode de subjectivation : ceux qui ont le loisir de lire Marx et Trotski. » Ça y est, j’avais 20 ans et une identité : « transfuge de classe ».
Et bouquet final avec trois recommandations d’Anthony Vincent :
À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Le Protocole compassionnel et L’Homme au chapeau rouge d’Hervé Guibert
J’ai rencontré ce qu’on surnomme la trilogie du sida d’Hervé Guibert quand j’avais 18 ans, si fasciné par son œuvre barbare et délicate que j’en ai même fait mon mémoire de recherche en littérature des années plus tard. Depuis, j’éprouve une indéfectible attraction-répulsion pour sa plume scalpel qu’il utilise pour autopsier son propre corps déjà mourant, saupoudrant au passage juste ce qu’il faut de sel fictionnel sur ses plaies pour mieux dire le vrai. C’est une expérience obscène de l’intime au service de la littérature, alors que la maladie cannibalise son corps en même temps qu’il tente de le textualiser pour se survivre.
Giovanni’s Room par James Baldwin
J’ai rencontré James Baldwin quand j’avais 20 ans, et c’était la première fois que je lisais la plume d’un homme noir et gay. Il raconte dans ce roman l’histoire d’amour ou plutôt la peur d’aimer entre un Américain déjà fiancé à une femme, David, et un barman italien, Giovanni, dans le Paris post-Seconde Guerre Mondiale. L’auteur décrypte toutes les « petites moralités mensongères » qu’on peut se raconter quand on a peur de se laisser aller à nos amours pédées : « On ne peut malheureusement pas inventer nos amarres, nos amants ni nos amis, pas plus qu’on ne peut inventer nos parents. La vie nous les donne et nous les reprend, et la grande difficulté est de dire oui à la vie. »
On Earth We’re Briefly Gorgeous par Ocean Vuong
Ce premier roman prend la forme d’une longue lettre de l’auteur à sa mère, pour raconter leur parcours migratoire, du Vietnam vers les États-Unis, mais aussi le voyage vers l’acceptation de sa propre sexualité, notamment à travers la rencontre d’un cliché de masculinité américaine. Livre de poète oblige, la langue y est magnifique, et même l’objet de nombreuses réflexions, sur ses ambiguïtés, et ce que les traductions ne permettent pas de signifier, comme ce passage qui m’a beaucoup marqué autour du manque et du souvenir : « En vietnamien, on utilise le même mot pour dire que quelqu’un nous manque ou que vous vous souvenez de lui : nhớ. Parfois, quand tu me demandes au téléphone : Có nhớ mẹ không? je tressaille, croyant que tu as voulu dire : « Tu te souviens de moi ? » Tu me manques davantage que je ne me souviens de toi. »
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