On ne va pas vous mentir, vous le savez sans doute, nous sommes plus que familières avec le travail de Camille Desombre. La semaine dernière sortait dans LSD sur France Culture sa série documentaire sonore intitulée « Pédés : réinventer le monde », réalisée par Gilles Blanchard.
Un titre qui laisse rêveur et qui retranscrit parfaitement le besoin urgent de repolitiser l’identité gay. En quatre épisodes, l’auteur/documentariste fait s’exprimer, lire, rire et vociférer un chœur de voix pédées, dressant les contours d’une identité à la fois plurielle mais fédératrice. Les discours d’aujourd’hui et les héritages d’hier se mêlent et s’entrechoquent, permettant à ce documentaire de donner le pouls d’une communauté gay au cœur toujours vaillant et révolutionnaire. Alors pour mieux comprendre sa démarche et sa vision, on a discuté pédérité (NDLR : terme utilisé par Camille pour évoquer la solidarité pédé) et « tessiture homosexuelle » avec lui.
Il y a sept ans tu cocréais avec Leslie Préel et Gaelle Matata Friction Magazine, là où on écrit pédé dans minimum un article sur deux. Aujourd’hui, c’est le titre de la série que tu signes chez France Culture. Est-ce que quelque chose a changé de la part des médias dits « généralistes » quant au traitement médiatique de ce terme mais aussi vis-à-vis de notre désir de revendiquer cette identité comme militante ?
Côté médias, j’aurais du mal à savoir mais dans les cercles militants, ça a beaucoup changé. Quand j’ai co-fondé Friction, je faisais aussi partie d’un groupe militant queer, tout en me revendiquant plutôt pédé. Je pense que j’avais, comme plein de pédés, intériorisé le fait que pour nous tout allait bien, que nos problèmes étaient réglés et qu’il fallait céder la place aux autres, quitte à passer nos propres problèmes sous silence. J’ai aimé militer en mixité TPG mais avec le temps, j’ai eu un besoin de réaffirmer cette identité-là, plus précisément après avoir amorcé la réflexion autour de #MeTooGay. Pour moi, revenir au mot pédé, c’était pas forcément se couper des autres communautés mais réaffirmer une subjectivité spécifique à partir de nos expériences, et des formes de violences spécifiques que pédé implique, et se demander quoi faire à partir de cette position. Je vois que depuis quelques années, il y a une vraie remobilisation et réinvestissement de ce mot de la part de pédés qui avant ne l’employaient pas, qui ont envie de faire des choses avec. Ça me fait assez plaisir et en même temps, le danger c’est aussi que le mot devienne peut-être dévitalisé. C’est un enjeu intéressant aussi, comment ce mot ne doit pas devenir comme « queer » peut l’être parfois, une sorte de concept flou et cosmétique vidé de sa substance politique. Il doit garder un horizon radical fort.
Ce qui m’a tout de suite ému dans ces épisodes, c’est d’entendre autant de voix pédées. Est-ce que justement ça a un sens pour toi de faire du documentaire sonore, de faire entendre nos voix dans toute leur diversité ? Et toi qui lit également de la poésie, quel est ton rapport à ta propre voix, à l’enregistrer ?
Au départ, j’avais plutôt envie de faire un recueil de poèmes entre pédales, justement pour célébrer cette idée de pédérité, de refaire communauté et tout ça, puis un docu radio expérimental autour des manifestes pédés. Et un jour quelqu’un m’a suggéré de faire un format LSD et j’ai réalisé qu’il y avait plein de choses à dire ! C’est vrai que cette idée de faire exister des voix de pédés, au sens de voix politiques mais aussi de voix sonores, je trouvais ça très beau. Pour moi, être pédé, c’est aussi quelque chose qui s’entend. J’ai compté, il y en a plus de cinquante, de plein de générations différentes, avec parfois des voix très folles aussi bien chez des pédales âgées que chez des pédales plus jeunes, parfois chantantes, parfois un peu nasillardes… On met aussi en dialogue des voix vivantes et des voix disparues à travers quelques archives, comme celle de Clews Vellay, notamment.
Par rapport à ma propre voix, je ne m’en étais jamais vraiment rendu compte jusqu’à il y a quelques années, de ce que moi j’interprète comme un léger zozotement. Ça m’a fait beaucoup rire de réaliser que j’avais une voix de tapette ! J’ai appris à l’aimer et à ne pas essayer de le gommer ni d’en avoir honte.
Pourquoi avoir dédié un épisode entier à la relation entre les pédés et la police ? Pourquoi ça te semblait particulièrement nécessaire dans le contexte politique actuel ?
Dans chaque épisode, j’avais envie de tenter de résoudre un nœud ou d’au moins me demander ce qu’étaient nos urgences politiques. J’avais aussi envie de sortir de la micropolitique dans laquelle, je trouve, les pédés sont souvent enfermés. C’est super de parler de questions intracommunautaires mais c’est bien de se demander quelle peut être notre place dans le monde, positivement comme négativement.
En tant que pédés, il est important de savoir qu’il y avait une répression très spécifique de l’homosexualité masculine, une répression qui concerne à 99% des hommes. Cette histoire a longtemps été passée sous silence, beaucoup d’entre nous ne la connaissent pas. J’avais aussi envie de parler de l’homonationalisme de la façon la plus concrète possible, de notre rapport à l’État, à l’ordre répressif et de comment on commence à se faire absorber par cela. C’était selon moi un bon angle pour interroger la façon dont on bascule de « fléau social » à « une minorité à protéger ».
J’essaye aussi de tisser des liens pour faire comprendre que les pédés ont été réprimés au même moment que les Algériens en France, pas forcément de la même manière ni pour les mêmes raisons, mais qu’à certains endroit l’histoire de ces répressions se croise. Aujourd’hui, les forces réactionnaires vont plutôt prétendre protéger les gays des hommes musulmans justement. Cette tentation policière, sécuritaire, extrême-droitière qu’on appelle l’homonationalisme, c’est une instrumentalisation qui nous concerne. Rappeler cet historique, ça permet de dire aux gays : « compte tenu de votre propre histoire, vous ne pouvez pas ne pas être solidaires de la lutte contre les violences policières que portent les personnes racisées ». Après l’été de révolte lié à la mort de Nahel, on ne peut pas ne pas ne pas parler de ça. Ce serait indécent et une faute politique, à mon sens.
Tu t’es rendu à Lille pour construire ce documentaire, auprès du collectif La Théière, à Marseille pour rendre visite aux archivistes de la Mémoire des sexualités, toi tu vis dans la région parisienne… Qu’est-ce qui est différent ou non dans la façon de concevoir l’identité pédé selon les milieux et les régions ?
C’est intéressant parce que à mon avis, les deux villes que tu viens de citer ont des rapports très différents à tout ça. Je discutais avec une pédale non-binaire, plutôt féminine, et qui me parlait des difficultés, parfois, d’être visiblement pédale à Marseille, qui peut être une ville parfois très masculine.
A Lille, il y a ce très beau collectif pédé, ce qui est quelque chose de très rare en France, qui s’appelle donc La Théière. Le moment de l’enregistrement a été hyper joyeux, ça m’a guéri de plein de trucs de voir des folles radicales entre elles, en train de faire de la politique, de rire, s’aimer, se désirer. A Paris je n’ai pas forcément ce crew-là, je suis entouré de plein de pédales formidables, mais c’est pas du tout comme ça, sous forme d’un groupe à la fois radical, organisé et bienveillant. D’ailleurs, c’est un truc qu’on doit travailler entre pédales, apprendre à être un peu douces les unes avec les autres. J’aimerais trouver ça à Paris, ce mélange entre tendresse et radicalité.
Pourquoi il y a selon toi la nécessité d’évoquer l’identité pédé comme un genre en soi et comment penses-tu qu’on peut mettre en avant cette vision tout en faisant face aux discours actuels sur le genre, sur la transidentité, le fait qu’on est beaucoup d’entre nous à être perçus et influencés par la masculinité…
Je pense que cette proposition théorique que je fais, par ailleurs inspirée explicitement de Monique Wittig qui sous-entend déjà cette piste dans La Pensée straight, elle est justement aussi informée des débats actuels sur le genre. Ce n’est pas du tout une manière de les nier, au contraire, c’est une manière de les prendre au sérieux et de s’y intéresser sincèrement, de les complexifier, de trouver une place qui me paraît juste et pertinente à l’intérieur de ces discours.
J’ai trouvé que c’était parfois limité de ranger systématiquement les pédés dans la catégorie « hommes cis » parce qu’il y a des contextes où ça peut avoir du sens mais beaucoup où il n’y en a pas vraiment… Je trouve même que c’est un peu homophobe parfois car c’est souvent passer sous silence tout un tas de violences auxquels font face les pédés, lorsqu’on parle d’une catégorie « homme cis » qui serait soi-disant homogène et dans laquelle on rangerait les pédés. Parfois le mot qu’on cherche c’est justement « hétéro » en fait. Et moi précisément, quand je découvre que les pédés sont exposés à l’inceste à un niveau au moins égal à celui des femmes – et quand je dis au moins égal, c’est même selon certaines études supérieur – alors je ne vois pas comment on peut penser que les pédés sont des hommes comme les autres, se fabriquent comme des hommes comme les autres quand ils ont subi ce genre de violences très tôt dans leur vie. Pour moi, parler « d’un genre en soi », c’est justement remettre au centre de notre oppression la question du genre, du rapport au patriarcat, et recréer des liens clairs avec les luttes féministes, avec les luttes trans, plutôt que nous renvoyer à des masculinités souvent très éloignées de nos vécus.
Pour moi, si le genre est un système de domination qui est surtout lié à la domination et l’exploitation par les hommes hétérosexuels sur les femmes, a fortiori hétérosexuelles, ce que Monique Wittig appelle le régime de l’hétérosexualité, alors les pédés ont une place spécifique à l’intérieur de ce sytème-là. Et je pense que c’est justement une idée antipatriarcale ou queer de le reconnaître. Quand moi je dis pédé est un genre, je dis pas : « les pédés seraient absous de toute forme de violence », loin de là. Je dis juste que la position pédée est une position spécifique dans les rapports sociaux de sexe et qu’il faut l’interroger de façon complexe, comme une position trouble avec un pied dans le patriarcat, un pied dehors. Et que paradoxalement, le fait d’être des hommes déclassés est aussi à l’origine d’un certain nombre d’oppressions qu’on vit, qui vont jusqu’au meurtre. Je pense qu’il faut rappeler que les pédés avec les femmes trans sont les deux populations LGBTI les plus exposées aux meurtres et que ça aussi, ça raconte quelque chose, et qu’il serait pertinent de le garder en tête.
Dès les premières minutes, quelqu’un que tu interroges évoque à quel point l’amitié l’a sauvé, il dit même qu’il est amoureux de ses amis. Est-ce que cette série de documentaires sonores, c’est aussi une manière de rendre hommage à ton propre entourage ? Est-ce que tu penses que l’amitié pédé nous sauve ?
Moi, quand je suis devenu « queer », j’ai d’abord beaucoup traîné avec des lesbiennes, et ai découvert l’amitié pédée assez tard dans ma vie. Depuis quelques années, j’ai accès à des communautés de soin et de tendresse pédées et ça m’a guéri à plein d’endroits.
Entre nous, on est amenés très souvent à avoir des rapports un peu compétitifs, à se voir en tant qu’objets ou comme des partenaires sexuels potentiels plutôt que comme des camarades. Je travaille depuis un moment sur cette idée de pédérité que j’essaie de défendre afin réaffirmer qu’on a le droit à la tendresse, à une solidarité politique.
Je trouve que l’amitié pédée a souvent été diabolisée et j’ai constaté qu’on s’excusait souvent d’avoir des amis pédés ou de traîner entre pédés. Tous les gens des autres communautés, ils traînent aussi entre eux et ils n’en font pas un foin !
Il faut savoir que ce garçon du témoignage, qui dit au début du premier épisode qu’il est amoureux de ses copines pédales, m’a aussi confié une fois le micro rangé : « Tu sais, moi j’ai 24 ans et j’ai au moins trois de mes proches qui sont morts ». Cette phrase est lourde de sens. Et donc quand il ajoute : « L’amitié, c’est ce qui nous sauve », il parle de façon très littérale. Je pense sincèrement que les pédés qui n’ont pas assez d’amis pédés peuvent en mourir. Pour moi, le chemsex est aussi lié à un problème de solitude. On est l’un des groupes sociaux les plus éloignés de la parentalité, n’ayant accès ni à la reproduction hétérosexuelle ni à la PMA, par exemple. Il y a un moment dans nos vies où, si on a pas des amitiés pédées notamment, on peut se retrouver assez seuls, quand les amis hétéros ou autres commencent à avoir des enfants. On doit s’autoriser à faire famille entre nous et à vieillir ensemble. Je dirais même que c’est quelque chose à célébrer.
La série documentaire radiophonique Pédés : réinventer le monde est disponible sur toutes les applis de podcasts mais également sur le site de France Culture.