Dans son 5ème numéro, CONGRATS! Magazine publiait un très beau texte du comédien Sébastien Todesco – rencontré il y a quelques années à la Java une nuit de Trou – qui évoque avec beaucoup d’humour, de style et de sincérité ses déboires amoureux en tant que folle vieillissante mais flamboyante envers et contre tout. On a décidé de le republier par ici, et vous encourage à choper ce magazine smart et arty trouvable aux Mots à la Bouche, chez OFR ou au Centre Pompidou.
Quand ton animal totem est Maggie Smith et que tu as toujours une tasse de thé dans la main droite, ne t’attends pas à avoir une bite dans la gauche.
Je vous vois déjà lever les yeux au ciel devant l’insondable profondeur de ma naïveté. Mais, je découvre, sur le tard, que les vieilles folles ne chopent pas des masses. Il est vrai que je n’avais jamais été vieille et folle à la fois jusqu’à aujourd’hui, du moins publiquement. Je me dois, cependant, de relativiser un peu les termes que j’emploie pour ne pas vous induire en erreur. Quand je dis « vieille », j’ai en fait 38 ans. Mais, grâce à la magie des rencontres en ligne, j’ai commencé à me sentir hors d’âge quand j’ai franchi la frontière des fatidiques 25 ans. Et certes, je me considère comme une folle, mais je suis plutôt une folle introvertie et discrète, même si cela peut sembler une contradiction dans les termes. Je ne suis donc pas Quentin Crisp ou Mother Flawless Sabrina. Néanmoins, il est clair pour tout le monde que je ne fais pas partie de la fratrie Hemsworth. Cette tension entre mon âge, l’expression de ma féminité et le nombre de mes amants n’est pas nouvelle. Mais elle est devenue particulièrement sensible ces dernières années, donnant lieu à de nombreuses négociations entre mon désir d’être true to myself et mon envie de m’envoyer en l’air de façon régulière. Une histoire de mensonge, de dissimulation et de sexe donc. So exciting !
Je suis un produit du sud de la France, j’y ai vécu la plus grande partie de ma vie, notamment à Marseille. Autant vous dire qu’être un garçon féminin, de manière ostensible, n’était pas vraiment une option à ce moment-là. Pas si je voulais pouvoir descendre la Canebière sans que l’on me jette des pierres (et ce n’est pas juste une image…). À cette époque, il me semble également naturel de mentir sur mon âge, du moins sur les sites de rencontre. À 28 ans, mon profil en affiche 21 et aucun de mes amants ne se doute de rien. Je ne suis pas très à l’aise avec le mensonge, mais c’est une pratique courante et pragmatique. Car enfin je baise, abondamment, j’aime ça, et je suis terrifié à l’idée que ma sortie de la tribu des 18 – 25 soit aussi la fin de ma vie sexuelle. Je n’ai alors aucune vie sociale gay ou queer ou whatever, les internets sont ma seule source de rencontres, alors je me plie à leurs lois.
Las de cet isolement, de l’oppression quotidienne et pour fuir des lieux marqués par un chagrin amoureux, je me décide à partir pour Paris. Les choses commencent alors à changer. En me baignant dans une vie nocturne, dont le petit provincial que j’étais n’avait même pas imaginé qu’elle puisse exister, j’amorce ma transformation. La scène clubbing queer est une révélation. Les soirées deviennent des oasis pour moi, des rêves éveillés. Malgré ma grande timidité, je m’y rends aussi souvent que possible. Je suis émerveillé par les personnes que j’y croise. Ce que je vois alors, ce sont des visages sublimement maquillés, des gestuelles outrancières et des tenues délirantes. Je vois une incroyable liberté et tout me semble possible : une personne est vêtue uniquement de ballons mauves, une autre, visage délicat de poupée en porcelaine, pisse dans son verre de bière pour éviter de faire la queue aux toilettes, une autre encore, apparition majestueuse aux jambes infiniment longues, prolongées de talons dangereusement fins, vacille, m’enlace comme un ami depuis longtemps perdu et murmure quelques mots incompréhensible dans le creux de mon oreille, me laissant avec l’impression d’avoir rencontré une créature mythique.
Tout me paraît surnaturel, fantastique, merveilleusement beau, et j’ai simplement envie de lécher tout le monde. Et effectivement je lèche, à foison. Il me semble qu’à chaque soirée, un garçon incroyablement mignon apparait par magie entre mes bras ivres. Mais c’est bien plus qu’une histoire de jolis garçons et de mains aux fesses. Au milieu de cette assemblée de belles personnes, je me sens à la maison. Et ma grande introversion ne parvient pas à m’empêcher de participer à la fête. Je commence à faire les fripes et à regarder les tutos de make-up. J’assemble, je découpe, j’applique et je poudre. J’apprends à devenir « belle », je me trouve belle et j’aime ça. J’étanche enfin ma soif de féminité et d’extravagance.
« Les soirs où j’ai envie de “choper”, je ne me maquille pas. Je camoufle. J’adapte selon ce que je pense être désirable, acceptable pour un garçon gay »
Cette transformation déborde du cadre de la fête. Pour la première fois, je me fais des ami.e.s qui partagent mon amour pour Julie Andrews et les comédies musicales. Des ami.e.s qui ont vu Torch Song Trilogy (1) et qui savent faire la différence entre se faire belle pour sortir et se « déguiser ». Je me sens reconnu et accueilli. Eduqué aussi. Il y a une culture et une histoire des pédales et des folles que je découvre avec délice, dont je veux porter fièrement les marques. Il me devient presque impossible de sortir sans maquillage et sans bijoux. Bien sûr, je suis un peu tendu dans le métro et j’essuie quelques insultes. Il m’arrive parfois de changer de trottoir pour éviter un groupe de jeunes. Mais je goûte la joie d’être celui/celle que j’ai envie d’être, que j’ai toujours eu envie d’être, sans vraiment le savoir, sans avoir d’espace où cela fût possible. Mon élan est semble-t-il inarrêtable.
Et pourtant… Ce qui va me faire tomber flat on my face, ce n’est pas tant l’effet que mon apparence a sur mon quotidien que celui qu’elle semble avoir sur ma vie sexuelle. Je peux survivre à la désapprobation de ma boulangère ou d’un groupe d’ados abrutis par les vapeurs d’Axe Body Spray. Mais, dans ma vie nocturne, plus j’affirme mon identité « trouble » et plus les baisers se font rares. Les garçons ivres semblent garder une distance respectueuse, quelques filles, post-adolescentes et hétéros, me sautent au cou pour me dire que je suis « parfaite », un mec égaré me demande si je m’habille toujours en fille, un autre m’embrasse, me dit que je ressemble trop à sa copine et fuit dans la nuit. De plus en plus souvent, je rentre ivre, seul et confus. Parfois, quelqu’un me suit dans la rue en claquant la langue et en m’appelant « ma chérie ».
Le jour où je fonds en larme au milieu du dance-floor, quand le DJ envoie My Heart Will go on (2), je réalise que quelque chose est cassé. Ce qui finit par mettre un frein à mon délire, ce n’est pas la pression du monde straight, mais la réalisation qu’en laissant cours à ma créativité vestimentaire et à mon désir de me féminiser, je suis également sorti du champ où paissent les gens baisables pour entamer la traversée du désert de la dé-sexualisation. Je découvre que, dans leur grande majorité, les garçons, ces mêmes garçons qui sont mes compagnons de soirées, veulent des garçons, avec des barbes, des poils, des aisselles velues qui sentent, des t-shirt et des jeans et non des folles enluminées de mascara, serties de bijoux Claire’s et enveloppées de fripes absurdes. Certes, ces garçons nous aiment, nous admirent, nous louangent, mais ne veulent pas se retrouver dans nos bras à 6h heures du matin, quand il est temps de décider avec qui on va partager un taxi pour rentrer chez soi et faire du sexe, épuisé et ivre mort. Et personne ne m’avait mis en garde, alors que je fonçais tête baissée un sourire aux lèvres et en talons hauts, vers la fin de ma vie sexuelle.
C’est le début de ce que j’appelle « les négociations » : j’enlève mon vernis à ongles quand je reçois un date. Je renonce à me laisser pousser les cheveux. Et les soirs où j’ai envie de « choper », je ne me maquille pas. Je camoufle. J’adapte selon ce que je pense être désirable, acceptable pour un garçon gay. Dans la mesure de mes possibilités. L’idée de rencontrer quelqu’un en soirée devient une obsession qui gâche mon plaisir. Je sors de moins en moins. Ma vie sexuelle prend le pas sur ma vie de folle : je me rabats sur les applications de rencontres en décidant, cette fois, de ne plus cacher mon âge.
Combien faut-il de garçon fém’ de plus de 25 ans pour changer une ampoule sur Grindr ? Aucun. On va plutôt appeler un grand électricien domi look hétéro hors milieu et scred pour loper la douille.
C’est en parlant avec un joli garçon de 23 ans, rencontré sur Grindr, que je finis par prendre cette décision. Dans la conversation il avoue qu’il commence à avoir peur de vieillir. Il ment déjà sur ses profils de drague, dit qu’il a 21 ans. Il redoute, avec une anxiété sincère et glaçante, l’approche des 25 ans fatidiques. Il se sent vieux, à 23 ans. Et je me revois faire la même chose à son âge. Avoir cette même peur de la date de péremption, qui, par je ne sais quels mécanismes, s’est inscrite, imposée comme une évidence, dès le commencement de ma vie sexuelle gay. Et je suis assis là, devant ce jeune homme qui ment sur son âge, rencontré sur une application où je mens moi-même sur le mien. Tous deux jouant ce jeu stupide parce que nous avons peur du temps qui passe, de l’impact qu’il aura sur nous et des ruses ingénieuses qu’il faudra trouver pour en atténuer les conséquences.
« Everybody wants to fuck Daddy, nobody wants to fuck Tata Nicole »
Me voilà donc sur les app’ – sans changer mon âge – au milieu de tous ces bro et ces screds et ces domi et ces lopes, et au lieu de me sentir rejeté une fois par semaine en soirée, je me sens rejeté 20 fois par jour, et je peux emporter ce rejet partout où je vais, grâce à la magie de mon smartphone. Dans ces espaces de drague virtuelle, où le menu se doit d’être clair et précis, je ne corresponds à rien. J’ai plus de 30 ans, je n’ai plus l’âge d’un twink, mais je n’ai pas la tête d’un daddy. Une certaine féminité est acceptable si l’on est un minet de 20 ans qui souhaite se faire dominer par un mature viril. Mais sinon tout le monde semble être au régime No Fem. Où est ma place dans tout ça ? Moi qui préfère le thé vert au poppers et qui me suis récemment offert une jolie chaise à bascule. Everybody wants to fuck Daddy, nobody wants to fuck Tata Nicole. Je m’acharne longtemps à essayer de trouver de l’amour et du sexe dans cet espace qui m’a si bien servi par le passé. Mais je réalise que ma singularité, aussi légère soit-elle, me rend invisible. Je finis par me sentir indésirable et seul. J’ai l’impression de déranger, de m’être pointé en tutu au match de foot. Je suis tenté de me conformer, de me transformer à nouveau pour donner des gages à cette communauté de baiseurs qui me pousse, plus ou moins délicatement, vers la sortie. Mais je ne peux pas remonter le temps. Je suis de bonne volonté, mais vraiment la muscu’ c’est tellement boring et je ne supporte pas de me laisser pousser les poils du visage plus de deux jours d’affilée. Régulièrement, après avoir scrollé à m’en faire saigner les yeux, je supprime les applications de mon téléphone. J’ai alors moins la sensation de renoncer, que de me libérer d’un sombre enchantement.
Je me sens trop vieux pour ces conneries.
So, what next ? Je ne renonce ni à ma féminité (même si je l’exprime d’une façon moins ostentatoire qu’autrefois) ni à mon honnêteté concernant mon âge. Et je ne renonce pas non plus à ma vie sexuelle et amoureuse. Quel est mon espace ? Où est ma bande ? Probablement plus dans la cour sexuelle des gays. Ces derniers temps, les personnes qui ont manifesté une attirance pour moi étaient souvent des garçons trans, des personnes non-binaires… Peut-être que je dois juste continuer à suivre le courant qui m’a déjà amené jusqu’ici et qui semble continuer à me porter vers des espaces marginaux. Là où ma « bâtardise » de genre et mon âge ne seront pas vus comme des tâches. Peut-être. En tout cas, si quelqu’un me baise, j’ai envie qu’il baise la vieille folle buveuse de tisane que je suis, et pas un mirage de conformité. Même si mes amants sont plus rares, j’ai la satisfaction de savoir que, quand ils me doigtent, me lèchent et m’enfilent, c’est bien à moi qu’ils font subir tous ces outrages. Moi, avec mon âge et mes manières. Moi, qui me rends compte que je suis finalement bien plus doué pour être une vieille pédale qu’un jeune gay, bien plus à l’aise dans mon rocking-chair à faire la tante, que dans une back-room à jouer au daddy.
1. Paul Hobart « Torch Song Trilogy » Howard Gottfried, Ronald K. Fierstein, New Line Cinema, 1988
2. Céline Dion « My Heart Will Go On » Colombia, Epic, 1997
Cet article a été initialement publié dans le CONGRATS! Magazine #05.