Lettre au pédé de la bande de filles du lycée

Avertissement : ce texte évoque le sujet des violences sexuelles.

Tu es sûrement le seul gars de ta bande d’amies. Plus tard, tu leur diras en riant que ce sont des filles à pédés. Tu ne le sais pas encore mais peut être que certaines d’entre elles sont comme toi, déviantes. Pour l’instant, elles jouent encore au jeu de la drague avec les mecs, les BG du lycée qui, s’ils ne te harcèlent ou ne t’insultent pas, te traitent comme le bon copain grâce à qui ils pourront se rapprocher des filles du lycée, tes copines.

Peut-être que tu ne sais pas encore que tu aimes les garçons. Ou bien tu choisis de te mentir à toi-même. Des pédés, il doit y en avoir d’autres mais pas dans ton lycée de campagne. D’ailleurs, tu ne dis pas « pédé » mais « homosexuel » : une distance qui te permet de le différencier du juron que ce groupe de mecs te lance de temps à autres ; une manière de faire de cette réalité un pur objet de contemplation : « homosexuel » – une simple constatation, sans émotion ni sous-texte. 

Alors, à toi qui te caches et tentes de se faire accepter des mecs qui draguent tes copines, résiste à l’aveuglement auquel ce désir te condamne. Tu n’es pas tout à fait un homme aux yeux de ces mecs. L’es-tu même aux yeux de tes copines, les seules avec qui tu parles de tes émotions ? Tu sais que tu n’es pas vraiment l’une des leurs non plus. La frontière du genre est bien réelle.

Alors prend garde à ce que cet entre-deux ne te mène pas à devenir complice du système qui t’oppresse. Méfie-toi de toutes les fois où tu rigoleras lorsqu’elles t’avoueront avoir fait « des trucs » avec ce mec pour qui tu as secrètement de l’attirance. Méfie-toi de toutes ces soirées trop bourrées où tu chuchoteras dans l’oreille de ta meilleure amie « alors vous l’avez-fait ? Tu sais, il attend que ça ».  C’est le moment de tendre l’oreille car, elles aussi ne connaissent pas encore leur sexualité. Elles aussi sont sous le poids de cette injonction à la perte de la virginité. C’est la même qui te torture car tu sais bien que tu ne la perdras pas, ou sinon, dans des conditions qui t’empêcheront de t’en vanter pour devenir enfin un « vrai mec ». Une fois cette injonction brisée, tes copines deviendront des femmes baisables aux yeux des hommes, et donc, dans la bouche de ton copain qui dessine des bites sur ton cahier « des meufs qui kiffent se faire soulever, des salopes ». 

Tu n’es pas vraiment un homme ; elles ne sont pas encore totalement des femmes : c’est bien la violence qui vous fera entrer conjointement dans l’âge adulte.

Tu verras ses yeux embrumés le lendemain matin de cette fameuse fois où elle a embrassé ce mec qu’elle aimait bien mais “sans plus” dans la piscine. Tu sens bien que quelque chose ne va pas. Tu te diras que c’est la gueule de bois – Get 27, Malibu et Passoa suffisent alors pour assombrir le réveil dans la salle des fêtes louée à l’occasion de tes 18 ans. Tu lis en elle “comme dans un livre ouvert”, et pourtant, tu es effrayé à l’idée de lui poser la question sincèrement, avec la gravité et l’intimité qu’elle requiert : « est-ce que tu voulais vraiment coucher avec lui ? » Tu connais déjà la réponse et tu sais quelles seront les conséquences. Tu choisis de préserver les petites miettes dont la masculinité accepte de te faire offrande plutôt que de protéger ta meilleure amie.

Elle te dira des années plus tard qu’il l’avait pénétré et qu’elle n’a pas réussi à dire non. Elle te dira que, au moment où tu la comparais à Loana qui baise dans la piscine du Loft, elle tentait de s’extirper des doigts trop fermes et alors trop profondément insérées dans son vagin.

Tu iras au cinéma un jour et tu verras How to Have Sex. Tu pleureras à la fin, non pas parce que tu t’es identifié à Tara qui se fait violer sur la plage – ne t’inquiètes pas, tu auras aussi ton lot de violence dans la découverte de ta sexualité – mais plutôt parce que tu reconnaîtras en Badger, ce lad gentil mais benêt qui ne veut pas perdre son ami d’enfance devenu violeur. Tu verras en Skye, la lesbienne première de la classe qui ne pose pas la question : « as-tu été victime de violence ? » le même aveuglement volontaire dont tu as été complice et la même lâcheté dont tu as fait preuve quand tu avais son âge. 

Alors, ce n’est pas la honte -un sentiment que tu connais bien- qui t’envahira mais la culpabilité d’avoir été un homme, comme tous les autres que la société produit. Pire, peut-être, un homme qui voyait tout, sentait tout mais ne disait rien, par peur d’être démasqué. La lâcheté t’envahissait, tu voulais sauver ta peau au détriment de tes amies qui rendaient ton quotidien supportable.

Tu sais que la culpabilité ne répare rien et qu’elle n’est pas utile. Tu écris une lettre comme pour demander pardon. Une lettre pour toi, le pédé de la bande de filles du lycée, 17 ans et suffocant de honte.

Sache qu’un jour, tu en sortiras. Tes copines seront toujours là et elles t’auront accepté. Elles ont peut-être été dures envers toi et peut-être parfois laissé seul dans tes tourments. Tu ne leur en voudras plus car tu auras trouvé d’autres gens comme toi avec qui tu feras sécession avec la masculinité. Tu es le pont sur la rivière entre les femmes et les hommes. Plus que quiconque, tu dois t’éloigner du rivage de cette masculinité lycéenne. Fais de ton mieux, sois fort. Tu verras quand tu seras grand, ce sera beau car tu pourras contempler l’aurore d’un monde sans viol à leurs côtés.