Mrs. America, voyage en eaux troubles

Le 16 avril, Canal+ a révélé les trois premiers épisodes d’une nouvelle mini-série : Mrs. America. Diffusée aux États-Unis sur la chaîne FX (Atlanta, American Horror Story, Fosse/Verdon…), elle raconte la lutte pour l’Equal Rights Amendment menée par des figures telles que Shirley Chisholm et Gloria Steinem, au début des années 70. Mais la série fait un choix audacieux : raconter le combat à travers le parcours de Phyllis Shlafly, une conservatrice républicaine anti-féministe notoire. Ambiance.

Cate Blanchett (inoubliable Carol dans… Carol de Todd Haynes) co-produit la série et tient le rôle principal : Phyllis Shlafly, mamie spirituelle de Frigide Barjot et de la desperate housewife Brie Van de Kamp. L’enfer, quoi… En plus de Blanchett, le casting de Mrs America compte autant de stars qu’on en dénombre sur la bannière étoilée. Uzo Aduba, Rose Byrne, Sarah Paulson, Elizabeth Banks sont quelques-unes des actrices qu’on reconnaît dans ce voyage cathodique 70’s. Et quel voyage !

Année 1971. Le MLF (Mouvement de Libération des Femmes) Outre-Atlantique est dans l’arène politique pour faire ratifier l’Equal Right Amendment (ERA) dans la Constitution américaine afin de garantir l’égalité en droits entre femmes et hommes. Le tout sur fond de campagne présidentielle. Les dés ne sont pas encore jetés mais spoiler alert, c’est bien le bougon Nixon, républicain, qui remportera la partie. Cependant, côté démocrate on y croit encore dur comme fer. D’autant que bouillonne une envie de révolution dans un contexte de manifestations contre la guerre du Vietnam, de lutte pour les droits civiques ou encore de Deuxième vague féministe. 

Dans Mrs. America, parmi les guérillères pour la ratification de l’ERA, on retrouve Shirley Chisholm, première femme noire élue au Congrès. Interprétée par Uzo Aduba (grandiose Crazy Eye dans Orange is the New Black), elle concourt aux primaires démocrates. Gloria Steinem (jouée par Rose Byrne) fonde la revue porte-voix de la cause : Ms. Magazine. Bella Abzug (Margo Martindale) est élue à la Chambre des représentant·e·s et on la surnomme déjà Hurricane Bella.  Ou encore Betty Friedan (incarnée par Tracey Ullman) autrice de La femme mystifiée, livre phare de la révolution féministe en cours. 

Mrs america : série télévision féministe - Friction Magazinea

Uzo Aduba dans le rôle de Shirley Chisholm – DR FX

Face à elles : Phyllis Schlafly. Républicaine hardcore, elle entend bien mettre le hola aux velléités progressistes de ce beau monde. Cate Blanchett interprète magistralement une femme glaçante et aguerrie aux embrouilles politiques qui ment, manipule et écrase sans aucune pitié. Elle rassemble une armada de femmes au foyer (bourgeoises, soyons clair·e·s) et toute une partie de la société américaine traditionnelle qui ne veut pas entendre parler d’égalité de genres. C’est à travers cet élan anti-féministe que Mrs. America raconte un tournant de la lutte féministe.

Et Shlafly est déter’. Au point de déstabiliser les militantes du camp adverse qui ne l’avaient pas vu venir et qui la réduisent à une « foldingue de droite ». Dans le troisième épisode, alors qu’elle organise une réunion homemade, elle lance à ses soutiens : « Nous devons empêcher les lesbiennes radicales communistes de changer notre mode de vie ou ce sera le chaos ». Si c’est ce à quoi ressemble le chaos, de notre côté, on signe sans sourciller. 

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Cate Blanchett dans le rôle de Phyllis Shlafly – DR FX

COMPROMIS AUX TEMPS DU DISCO

La mini-série comptera neuf épisodes pour une unique saison. Les trois premiers ont été diffusés et on peut déjà dire que Mrs. America envoie du lourd. Et ce dès le générique qui reprend la Cinquième Symphonie de Beethoven pour en faire un hymne disco. De quoi donner envie de danser sur ses rollers avec une boule à facettes en bandoulière.

On a déjà déroulé le tapis rouge des interprètes. On ajoutera juste que les performances sont magistrales. Rien que ça. Chaque épisode est dédié à l’une des protagonistes (les trois premiers s’intitulent ainsi Phyllis, Gloria et Shirley) ; les scénario, réalisation et jeu racontent subtilement ces moments où les parcours individuels rencontrent la destinée collective. Quel que soit leur camp, ces femmes sont motivées par des convictions qui leur viennent des tripes. Alors qu’on la presse d’abandonner la course des primaires démocrates en faveur du chouchou (homme cis, blanc, quinqua, of course, sinon c’est pas drôle), Shirley Chisholm balance un cinglant : « Je ne m’écraserai pas chaque fois qu’un homme me met la pression ». Même volonté de ne plus faire de deal côté Gloria Steinem. Épisode deux, elle veut remettre l’avortement au centre du débat mais ses camarades lui demandent de patienter. Elle répond : « Combien de femmes mourront après un avortement raté avant que les hommes ne nous laissent le contrôle de notre corps ? ».

C’est l’une des qualités de Mrs. America, raconter aussi les dissensions internes et les désaccords majeurs dans une même équipe. Réac ou de gauche, chacun·e doit jongler avec celleux qui acceptent les compromis, qui ruent dans les brancards, qui manient l’art du double-jeu, qui trahissent les leurs… Qui milite sait que l’énergie n’est pas uniquement pompée par le camp d’en face.

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De gauche à droite Gloria Steinem (Rose Byrne) & Betty Friedan (Tracey Ullman) – DR FX

EMPATHIE POUR L’ENNEMIE

On peut le dire, la série s’annonce réussie. Et dans le même temps, on la trouve extrêmement déstabilisante. La cause ? D’abord son parti pris narratif : raconter une étape clé dans le combat féministe US… À partir de celle qui s’y est opposée ! Selon certain·e·s critiques d’ailleurs, le dispositif scénaristique et le glitter hollywoodien poliraient, un chouia, l’impact néfaste qu’a eu Phyllis Shlafly sur la société américaine de l’époque.

Ajoutez à cela la capacité de la série à convoquer une forme de compassion à son égard. C’est le cas, par exemple, lors d’une réunion où elle est la seule femme et que l’assemblée masculine l’assigne au silence. Or, dans les séries télé, on suscite rarement l’empathie des spectateurs·trices pour les méchant·e·s de l’Histoire. C’est un pacte de lecture assez inhabituel. L’identification fonctionne car ennemie politique ou non, Shlafly reste une femme dans un monde patriarcal et elle en subit aussi les violences. [Trigger warning, le premier épisode contient une scène de viol conjugal]. 

Le point de vue choisi a cependant le mérite de rappeler que pour combattre les idées de son adversaire, il faut le connaître. Et le portrait de Shlafly est aussi une porte d’entrée sur les fondamentaux de la pensée conservatrice américaine moderne ; celle qui voit venir Nixon et Reagan. Double combo ! Celle aussi qui continue de débattre autour de questions qui font encore rage aujourd’hui : l’égalité de genres, le droit à l’avortement, les dérives de la politique politicienne et ses tractations de pacotille.

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De gauche à droite Shirley Chisholm (Uzo Adeba), Jill Ruckelshaus (Elizabeth Banks), Gloria Steinem (Rose Byrne), Brenda Feigen (Ary Grainor), Bella Abzug (Morgo Martindale), Alice Macray (Sarah Paulson), Betty Friedan (Tracy Ullman) – DR FX

On doit reconnaître qu’on ne sait pas encore définitivement nommer le trouble dont on est saisi·e. On y verra peut-être un peu plus clair avec les épisodes à venir. Mais oui, découvrez Mrs. America ! Pour son hommage aux sœurs de lutte pour l’égalité, pour l’amour de la militance, pour son réalisme sur les compromis idéologiques, pour celles qui les envoient valdinguer… Bref, pour la castagne politique. Ça recharge les batteries et on est prêt·e·s pour les combats à venir. À balle.

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