« Ne pas avoir de terrain, c’est les avoir tous » – Entretien avec Céline Minard

Il y a des lectures qui vous transforment, et derrière ce cliché un peu plat se cachent des rencontres dont l’alchimie est aussi bouleversante qu’inexplicable. Dans ma vie de lectrice, autant dire, dans ma vie tout court, il y a un avant et un après Céline Minard. Si la littérature a le pouvoir de construire le monde, Céline Minard le dynamite pour le façonner à nouveau à sa manière : la charge est placée au creux des rochers et des phrases, la poudre et le temps ont été soigneusement empilés, inutile de songer à reprendre votre souffle, car le blast vous atteint à la virgule. Entre deux détonations, Céline Minard vous ramasse, vous remet sur pied, vous dépoussière, et c’est reparti pour un tour.
À chaque fois un nouvel espace, à chaque fois une nouvelle langue, et c’est bien de ça dont nous avons parlé au cours de cet entretien que nous vous proposons de découvrir : d’espace, de langue, de genre(s) et de mouvement.
Alors en attendant avec impatience la sortie de son prochain livre en septembre, on lui dit So long, Céline Minard

Céline minard a publié plein de livres / romans

Puisque notre entretien est destiné à être publié sur Friction Magazine, commençons par là, si vous le voulez bien ; je vous cite :Pour qu’il y ait fiction, il faut qu’il y ait rencontre. Pour moi, une bonne fiction c’est un organisme assez proche de celui d’une bonne métaphore. Les deux éléments s’éclairent l’un l’autre, se frittent, se frottent, et finissent par s’entendre et s’agencer (y compris dans la monstruosité) pour donner quelque chose qui n’est ni l’un, ni l’autre, ni même la somme des deux éléments.” 1 En d’autres termes, pour qu’il y ait fiction, il faut qu’il y ait friction. Un seul R.2 sépare la fiction de la friction, et vous les avez réunies dès votre premier livre. Vous allez publier votre douzième livre en septembre, cela devient-il plus facile avec le temps et l’expérience de trouver la bonne friction qui va produire une étincelle, ou est-ce à chaque fois un jeu nouveau et différent ?

Céline Minard : J’ai le sentiment de recommencer tout depuis le milieu à chaque livre, sans assurance, sans technique, sans savoir à l’avance si j’en suis capable et de quoi, même si je commence maintenant à reconnaître mes pentes, la persistance de certaines zones, de certaines tensions problématiques, le goût de la frontière et de son passage, discret ou tonitruant, toujours illégal. Mais je continue d’observer, car ce n’est pas moi qui trouve l’étincelle ou la bactérie qui provoque la fermentation, c’est elle qui trouve ce que j’ai intuitivement rassemblé en attendant qu’il se passe quelque chose.

Et quand il se passe quelque chose, enfin, il faut alors s’y mettre, et là, c’est tout sauf facile.

Dites-moi si je me trompe : je perçois dans vos récits des touches queer. Il y a, dans le désordre, le testament d’une écrivaine à sa compagne, une scène érotique lesbienne à couper le souffle, une planète qui chamboule un “séparatisme étanche” et “bouché” en renversant les notions de classe, espèce et genre…mais ça ne s’arrête pas là : “queer” a d’abord été une insulte envers les homosexuels, avant de devenir l’emblème du mouvement queer. La transgression s’opère jusque dans la réappropriation du mot par détournement, torsion. Or, vous opérez vous aussi des torsions sémantiques, des glissements temporels avec la langue, peut-on voir dans votre démarche une forme de transgression ?

Oui, de transprogression peut-être ! Mais ce n’est pas pour moi un programme, ni politique, ni esthétique, seulement la seule façon de marcher, de produire des tunnels au travers d’espaces qui ont été clos, fermés, séparés les uns des autres par les techniques de l’ordre et de la loi que nous avons plus ou moins intégrées (plus qu’on ne le croit généralement). C’est aussi une érotique, de la zone plus que de la ligne, parce seules les zones sont érogènes, du trouble bien sûr, de l’inquiétante familiarité qui, justement, n’est pas si familière que ça. Il y a dans la désorientation une occasion de bascule, à fois discrète et potentiellement bouleversante, qui m’excite particulièrement. Je ne cherche plus rien dans les textes que je lis que cette sensation d’être dans le langage, perdue et retrouvée, baladée comme jamais, dépaysée et accueillie sans bien connaître le protocole et sa signification.

Je veux lire des choses pas possibles qui se posent comme une évidence.

Tordre le mot “queer” pour se l’approprier est une forme d’irrévérence. Il me semble qu’un ton irrévérencieux traverse vos textes, alimenté notamment par un jeu sur les registres de langue, des variations rythmiques, des envolées poétiques brusquement interrompues par du très concret. Premièrement, êtes-vous d’accord avec cette idée ? Et si oui, alors l’irrévérence est-elle un moyen d’adopter un regard radical, libre et révolté ? D’éveiller chez le lecteur son sens critique, d’exciter son acuité de jugement ?

Paradoxalement, je pense que l’irrévérence est la meilleure façon d’exercer la profonde considération.

S’approprier le mot queer n’est pas irrévérencieux, mais révolutionnaire, on vole l’insulte pour la porter en étendard, dans le geste de se l’appliquer à soi-même, on inverse sa charge négative en charge positive, autrement plus explosive.

L’irrévérence est moins démonstrative, elle suppose qu’on ait reconnu la valeur de ce à quoi on ne dénie pas tout à fait une autorité. C’est un jeu, érotique à nouveau, avec cette autorité. On l’admet mais pas pour les raisons implicites. Il faut absolument être irrévérencieux avec les classiques par exemple, c’est la seule façon de les lire vivants. Il faut être insolent, comme un.e gamin.e, pour leur rendre leur part de jeunesse, de fraîcheur, d’imperfection, d’infinitude aussi. Il faut les lire en direct et dans les yeux, sans s’encombrer des gloses et des statues érigées, auxquelles néanmoins, on aura jeté un œil.

Queer” englobe une identité ou plutôt des identités dont les limites ne sont ni nettes ni rigides, au contraire, ce qui la caractérise le mieux est peut-être sa fluidité. Il me semble que le langage peut aussi être caractérisé par cette fluidité et plasticité, et qu’il s’agit là d’un aspect que vous appréciez particulièrement. Pourtant la langue peut aussi avoir des côtés dogmatiques, rigides, avec des règles dictées par des institutions. Vous ne la considérez jamais sous cet angle ?

La fonction pétrifiante du langage, et particulièrement de l’écrit, est précisément ce qui, à mon sens, doit être dynamité. Comme il ne faut pas être fasciné par les classiques, mais touché, il ne faut pas perdre de vue que la loi est écrite par des humains, qu’elle soit sociale, politique, algorythmique ou religieuse, et que rien sinon notre acquiescement ne confère un pouvoir à ces mots, ces rhétoriques, et ces constructions fictionnelles à visée coercitive.

C’est un des moteurs de So long Luise, remettre à sa place, dans sa nature littéraire, mensongère, poétique, le texte officiel du testament notarié. Et montrer par là que la frontière est mince les différents effets réels produits par des textes, et que l’écriture du droit est aussi, pourrait être, une voie d’évasion ou de construction fantasmatique.

Par ailleurs, il me semble de plus en plus clair que tous les grands textes sont ceux qui, bien que clos et achevés, regorgent d’ambiguïtés et de contradictions tenues ensemble par la grâce d’allez savoir quoi, et continuent de bouger dans leur espace, continuent de creuser des passages inédits dans la tête des lecteurs, nouveaux à chaque lecture.

Finalement “queer” c’est une étiquette qui refuse les étiquettes. De la même façon, on ne peut pas coller d’étiquette sur vos livres : il ne s’agit pas d’un western, il ne s’agit pas d’un livre de science-fiction, il ne s’agit pas d’un policier. Ils incarnent parfaitement l’expression “Don’t judge a book by it’s cover” et d’ailleurs, vous dites : “Je ne peux pas me résoudre à rester dans les genres, dans les époques, et je me désole de devoir me contenter d’une seule langue.” ou “Mon rapport au genre est débridé” (et là, c’est à mon tour de jouer avec le mot “genre”) : vous hybridez et subvertissez les genres littéraires. Vous explorez, inventez, expérimentez aussi sur la forme en créant des objets hybrides avec l’artiste Scomparo. Comment naissent ces objets au croisement des genres et des formes ? S’agit-il par exemple de réactions chimiques issues d’une approche scientifique : la formulation d’hypothèses “Et si ?”, puis vous voyez où cela vous mène ?

En fait, et bien qu’on ait souvent voulu me coincer dans la case « celle qui prend un genre et le pervertit », les genres ne m’intéressent pas. La multiplication des niches, littérature de voyage, de campus, de bien-être, de vampire, de nature, de jeunesse, semi-adulte, etc., tout comme le développement des séries télé spécialisées me parait à la fois profus et stérilisant. Ce qui importe, c’est de tout prendre et traverser, pour ne pas réduire le monde à un seul point de vue, une seule perspective, un seul son de cloche, un tour de pensée et une couleur dominante.

Comme le dit Anne Garreta dans un entretien intitulé Proust Kombat : « J‘aime la littérature des XVIIe et XVIIIe siècles parce que la division disciplinaire entre la littérature et la philosophie, entre la narrativité et les idées n’y est pas encore accomplie. Parce que c’est stériliser la littérature que de la cantonner dans les limites d’une pure intrigue narrative. La grande force de la littérature, c’est justement de ne pas avoir de terrain. Même vague. Elle est absolument universelle au sens où elle est la remise en jeu de toute la variété du monde. »

Je ne peux pas dire mieux, ne pas avoir de terrain, c’est les avoir tous, et inventer la traversée comme terreau et le roman comme outil de recherche et de (re)construction.

Quant aux hybrides que nous avons faits avec scomparo, il s’agit vraiment d’expérimentations formelles, au sens où ces deux médiums, littérature et art plastique, sont d’une certaine façon comme l’huile et l’eau, il faut beaucoup d’air et de mouvements pour parvenir à une émulsion, à quelque chose qui dépasse l’illustration (dans un sens ou dans l’autre) et se donne néanmoins comme un organisme plutôt vivant, un monstre nouveau.

La méthode n’a pas toujours été la même, pour les Ales, nous faisions une page par jour l’une et l’autre chacune dans son coin, puis on affichait le résultat, et c’était parfois un croc-en-jambe, une façon de dérouter l’autre, une nouvelle piste avec laquelle il fallait repartir.

Kata s’est fait tout autrement, mon texte était achevé, complètement réglé, avant que scomparo n’intervienne et décide de l’emballer avec ses cailloux et ses coiffes.

Mais ce ne sont pas les seules collaborations que nous avons menées ensemble, je suis intervenue, oralement, dans certaines de ses performances, La conquête de la Pointe Minard, par exemple, où je lisais un récit de bataille navale épique pendant que des joueurs désignés en livrait une sur papier, à voix haute également, et que scomparo décrochait les navires coulés en temps réel. De grands moments !

L’identité, le genre sont toujours en mouvement, et le mouvement traverse aussi votre langue et vos récits : R. est le récit d’un trajet entre Genève et Chambéry “par tous les GR et GRP”, Dans Faillir être flingué, on traverse des plaines, une société est en construction, dans La Manadologie vous nous transportez de planète en planète, la nature et la pensée sont en mouvement dans Le Grand Jeu, Olimpia est en exil, dans Le dernier monde, on voyage dans l’espace et dans l’épaisseur du temps…Sur un plan personnel, vous avez commencé l’écriture en même temps que vous réappreniez la marche après avoir été immobilisée, il s’agit cette fois de mouvements de corps. Bon là, je tire un trait, je cherche la cohérence entre vous et votre fiction et après tout, vous allez peut-être me répondre que ce n’est pas pertinent. Toujours est-il que dans le mouvement, il y a de l’indétermination : rien n’est figé, tout peut basculer, à tout moment. Est-ce cela que vous évoque le mouvement ?

Peut-être que le mouvement pour moi c’est le fond de toute poétique, et son grand mystère. Dans n’importe quel art, et art de vivre, s’il n’y a pas de changement, de variation, de rythme, il n’y a rien. Toute grâce réside dans le mouvement. Je suis incapable de rien décrire, ni dans mes livres, ni dans la vie, sinon par le geste, l’action, la façon qu’ont les vivants et les météores, les choses, de se déplacer ou d’être déplacés, et de se transformer. En ce sens, il n’y a pas d’idée fixe, une idée fixe est une idée morte. Et toutes les grandes catégories, particulièrement celles qui se posent comme des socles, méritent d’être sans cesse repensées, rejouées et bousculées, comme l’espèce, le genre, l’origine, l’âge, l’individu.

Dans la question précédente, je suggérais un lien entre vous et votre fiction, lien dont j’ai immédiatement questionné la pertinence. Je m’en explique : il me semble que vous mettez beaucoup d’espace, de distance entre vous et vos œuvres. Dans une interview sur France Culture à propos de votre livre Le Grand Jeu, à la question de savoir si vous avez visité le refuge suisse qui vous a inspiré le lieu d’habitat de la narratrice, vous répondez, catégoriquement, fermement : “Ce serait une erreur”. Pourquoi ce besoin de vous tenir à distance de l’objet dans la fiction ?

L’objet de la fiction est dans la fiction, complètement présent, le « vrai » refuge italien est un prétexte, un fantasme du texte, on peut aller le voir, dormir dedans, et en partir le matin pour une course en montagne, mais ce qui serait une erreur, ce serait de croire qu’il pré-existe à la fiction et qu’on y fait référence.

Entre moi et ma fiction, par ailleurs, il ne peut pas y avoir d’impertinence. Apprendre à marcher, ce fut effectivement apprendre à écrire (et à relire). Et par exemple, j’ai compris la fin de Bacchantes quelques mois après sa parution, quand après une soirée de rencontre chez un librairie de Lyon, j’ai bu avec mon ami l’écrivain Léo Henry mon dernier verre d’alcool. Un marc de chez Binner, tranquillement. Je ne savais pas que c’était le dernier, je ne savais pas que la cave avait explosé, le texte, lui, le savait, et me l’a révélé avec une foudroyante lenteur.

J’en viens à la notion d’espace, qui est essentielle dans votre travail. En l’occurrence, c’est un mot intéressant, indifféremment masculin ou féminin, qui couvre plusieurs significations : surface, étendue, distance, écart, rêve, lieu de rencontres…c’est aussi un lieu qui favorise l’expression. Lorsque vous commencez un projet, diriez-vous que vous figurer un espace est la condition nécessaire pour permettre à la langue de monter ?

Non, parce que l’espace et la langue ne sont pas dissociables. Quand j’ai la langue, j’ai l’espace, ce qui se forme est un espace proprement littéraire. Il n’y a pas une réalité spatiale d’un côté et son expression de l’autre. Il y a des passerelles, des ponts, des fils, et des rapports, mais en aucun cas une relation de modèle à copie, ou de mot à référent. On invente un espace en écrivant, un espace s’invente dans la langue, c’est une intimité constitutive.

Olimpia lance une malédiction contre Rome et noie la ville sous un flot de mots, dans Le dernier monde tant que Jaume Roiq Stevensparle avec ses avatars et écrit son journal de bord, l’humanité existe encore, la narratrice de So Long, Luise use du pouvoir des jactances, Bacchantes met en scène une négociation, et dans La Manadologie, l’architecture de la planète Glot-la-poudreuse est carrément construite avec des mots. Il semble que vos récits traitent aussi (avant tout ?) du langage, et plus précisément de sa performativité, son pouvoir d’agir dans le réel. Partagez-vous ce point de vue ?

Mais oui, on change le monde en parlant, en écrivant, c’est sûrement l’action la plus partagée, la plus partageable, et, si on a l’accès aux moyens de diffusion, la plus efficiente.

Acceptez-vous de donner un aperçu de votre prochain livre, dont la sortie est prévue en septembre ? Ce peut être une phrase, un mot, un son, une musique, un poème qui vous accompagne, une odeur, un lieu…

Tipping point !

1 Patricia Victorin, « Il ne s’agira pas de pureté… Entretien avec Céline Minard », Perspectives médiévales mis en ligne le 01 janvier 2015

2 R. est le premier livre de Céline Minard, paru en 2004 aux éditions Comp’Act

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