Dans Poèmes Pulvérisés, Léonie Pernet nous embarque dans un voyage sonore où les géographies intimes se mêlent aux territoires politiques. Entre percussions sahéliennes, nappes électroniques et chant en français, son œuvre explore les lignes de faille et les lignes de fuite. Héritages, fractures, réinventions : cette interview donne voix à une musicienne qui transforme la mémoire en matière sonore, et la douleur en force créatrice.

« Paris-Brazzaville » est un titre fort, à la fois géographique et symbolique. Peux-tu nous parler de ce que cette traversée représente pour toi, personnellement et artistiquement ?
Elle représente un mouvement du Nord vers le Sud global. C’est une cartographie intérieure autant qu’un voyage musical. Mentalement, je passe par Marseille, l’Espagne, le Maroc, l’Algérie, le Niger. J’ai beaucoup écouté de musique arabe, avant de découvrir les musiques ’d’Afrique de l’Ouest, du Sahel notamment. Et puis surtout, de Paris à Brazzaville, on traverse la Méditerranée, cette mer-sépulture, cette faille politique, ce miroir… C’est l’eau de notre époque.
Ton album mêle des rythmes électro, des percussions d’Afrique de l’Ouest et du Moyen-Orient, ainsi que du chant en français. Comment as-tu construit cette identité musicale métissée ?
Je ne cherche pas à faire du métissage pour le principe. Je laisse les musiques que j’aime me traverser, dialoguer entre elles – parfois sans moi… C’est un tissage inconscient entre mes colères, mes élans, mes héritages aussi. L’électronique me permet de modeler, de diffracter les sons ; les percussions les ramènent à la terre, au souffle. Le chant permet les mots, et donc la poésie. Je travaille comme une passeuse : je tends l’oreille, je tends la main, j’essaie de ne pas figer.

Il est souvent question d’héritage, de mémoire, et de réconciliation dans tes morceaux. Quelle place ton histoire familiale a-t-elle tenue dans l’écriture de Poèmes Pulvérisés ?
C’est un fil souterrain. Il y a ce que j’ai reçu consciemment, des silences, des absences, des figures trop grandes ou trop fragiles, et ce qui m’a traversée malgré moi. J’ai une histoire assez complexe mais riche qui m’a conduite du Mesnil sur Oger dans la Marne, à Niamey au Niger.
Ton travail brouille les frontières entre les genres musicaux, mais aussi entre les identités. Penses-tu que la musique peut être un outil de décolonisation, intime ou collective ?
Oui je le pense, dans une certaine mesure, la musique peut court-circuiter les assignations, les héritages trop lourds, les récits figés. Elle peut nous redonner le droit de circuler, de mélanger, de rêver. Quand je fais dialoguer une derbouka avec une boîte à rythmes, ou quand j’utilise ma voix dans une langue qui n’est pas la mienne, je prends un risque. Mais je reprends aussi un pouvoir. Celui de m’inventer autrement. C’est une décolonisation du sensible. Une façon d’ouvrir les possibles, sans demander la permission.
Il y a une tension dans l’album entre des sons très organiques et une production électronique presque mystique. Comment as-tu pensé cette dualité ?
L’idée de pulvérisation a vraiment été un cap esthétique. Je cherche une forme de transe contemporaine, une poésie éclatée. Ce que je veux faire entendre, c’est un monde en transformation, instable, mais vibrant. Jean-Sylvain le Gouic avec qui j’ai de nouveau collaboré sur l’album, a très bien compris cette guidance du “poème pulvérisé”.
Tu sembles faire dialoguer les blessures et les puissances, à travers la voix, les rythmes et les silences. Quel message aurais-tu envie de faire passer aux jeunes artistes en quête d’une voix hybride, comme la tienne ?
Je leur dis que la singularité est une force. À l’heure où les machines savent composer comme nous, il faut leur laisser le copier-coller et garder pour nous ce qui déraille, ce qui tremble.
On n’a pas besoin d’être “comme”. On a besoin d’être intense, traversé·e, sincère. Et puis, ne pas avoir peur de se contredire. De chercher. D’ouvrir des brèches.
Léonie jouera le 24 août à Rock en Seine en ouverture de la grande scène, Poèmes pulvérisés est dispo depuis juin sur InFiné/CryBaby