Relire les figures mythiques grâce aux féminismes, le pari réussi des Jaseuses

Depuis fin mars nous pouvons trouver en librairie le bel ouvrage Brouillon pour une encyclopédie féministe des mythes dirigé par le collectif des Jaseuses. L’ouvrage réinvente le genre de l’encyclopédie, renverse l’ordre alphabétique traditionnel pour faire découvrir une constellation de 100 figures mythiques diversement évoquées par des contributions de nature et de style différents – essai, poésie, conte, témoignage, illustration, photographie, performance, notices académiques… Les figures mythiques s’y trouvent libérées des carcans de la lecture patriarcale dans lesquels elles étaient souvent enfermées. Nous avons voulu en savoir plus. Rencontre avec les membres du collectif Les Jaseuses.

Pouvez-vous nous présenter le collectif Les Jaseuses ?

Les Jaseuses est un collectif de chercheureuses féministes né en 2019. D’abord groupe de travail entre doctorantes de région parisienne, il a grandi et a évolué. Aujourd’hui nous sommes une cinquantaine dispersé·es en France et pas seulement, et ne sommes pas toustes lié·es à l’université : nous sommes enseignant·es, journalistes, artistes, professionnel·les de la culture, employé·es de bureau… Nous essayons de faire de la recherche de manière créative, engagée et bienveillante, à l’université et ailleurs. Nous sommes à la fois un réseau d’entraide et un collectif qui produit une recherche menée en féministe/s. Parmi les activités et productions des Jaseuses, il y a des ateliers, des clubs de lecture, des colloques, des podcasts, des articles écrits à plusieurs… Et le Brouillon pour une encyclopédie féministe des mythes que nous sommes huit jaseuses à avoir dirigé. Parmi les 55 personnes ayant contribué au livre, se trouvent d’autres jaseuses mais pas uniquement.

Parlez-nous de la genèse du projet…

Comme souvent au sein de notre collectif, tout est parti d’une envie exprimée par l’une d’entre nous, qui a germé début 2020 au sein d’un petit groupe qui comprenait alors une douzaine de jaseuses. C’est la rencontre avec les éditions iXe qui a permis de concrétiser ce projet, qui était tout de même un gros pari : autant de contributeur·ices et une si grande diversité formelle, ce n’était pas évident, et on remercie vivement nos éditrices qui ont bien voulu se jeter à l’eau avec nous et prendre à bras le corps ce projet un peu tentaculaire. En parallèle, nous sommes parties à la recherche de personnes à même de traiter certaines figures qu’on tenait vraiment à voir figurer dans l’ouvrage, ou nous en avons contacté d’autres dont nous apprécions le travail en leur donnant carte blanche sur le choix des figures et de la forme. Tout cela s’est assemblé au fil de trois ans de travail parfois intense, et le résultat a dépassé nos espoirs des débuts : c’est vraiment une fierté (et un soulagement !) d’être parvenu·es toustes ensemble à un objet aussi riche, qui prouve qu’il est possible d’articuler recherche et création sans rien sacrifier en termes de rigueur scientifique, et de mener des projets de grande ampleur en prenant soin les un·es des autres.

Pourquoi parler d’un « brouillon » d’encyclopédie et non d’encyclopédie ?

Le titre est un hommage au Brouillon pour un dictionnaire des amantes de Monique Wittig et Sande Zeig (1976), qui signale l’aspect toujours en mouvement de notre réflexion. Dictionnaire ici, encyclopédie là, l’idée est de subvertir un modèle qui classe et hiérarchise selon des normes que l’on refuse, et de revendiquer un caractère brouillonnesque, inachevé, créatif, joyeux.

L’ouvrage réunit des contributions de nature très différente. Qu’est-ce qui les rassemble ?

Les contributions regroupent une très grande diversité formelle (textes plus ou moins universitaires, poèmes, contes, illustrations, dessins, photos, témoignages, etc.) mais elles portent toutes un regard et un questionnement féministes sur la figure mythique choisie. Les approches sont différentes mais les volontés sont semblables : déconstruire un imaginaire hétéropatriacal présenté comme acquis pour éventuellement en proposer un autre, plus émancipateur. Bien qu’elles ne soient pas toutes issues des mêmes cultures, les figures font souvent voir les mêmes mécanismes : hétérosexisme, racisme souvent ; et ouvrent des possibilités similaires : sororité, place du collectif, luttes et révolutions. À la fin de chaque notice, nous avons imaginé un à vol d’oiselles qui renvoie vers d’autres entrées. L’idée était de tisser des liens entre des figures qui n’ont pas l’habitude d’être pensées ensemble sans reproduire une classification par cases (les mères, les saintes, etc.) ou par aires culturelles mais en proposant de nouvelles constellations.

Que signifie lire en féministe/s ?

Nous empruntons l’expression à l’ouvrage de Noémie Grunenwald, Sur les bouts de la langue : Traduire en féministe/s (2021). Traduire, mais aussi lire, écrire, penser en féministe/s, signifie agir de manière féministe, en tant que féministe, et grâce aux féminismes. Notre livre propose de relire des figures mythiques par ce prisme pluriel, c’est-à-dire faire sortir le mythe de son contexte misogyne, ou en proposer une interprétation anti-patriarcale, ou encore rappeler un mythe effacé afin de l’inscrire dans nos vademecum féministes empuissantants.

Quelle définition pourrait-on donner du mythe ou de la figure mythique ?

Les définitions du mythe sont multiples et varient selon les époques et disciplines qui les pensent. Étymologiquement, le mot mythe vient du terme grec muthos qui désigne toute espèce de discours. Si l’on s’en tient à une définition large et contemporaine, le mythe désigne un récit reconnu et répété, une tradition ou encore une image faisant partie d’une communauté humaine. La définition que l’on pourrait donner à une “figure mythique” est assez similaire : il s’agit d’une figure (personnage, image, type, stéréotype, allégorie) intégrée à la mémoire collective grâce aux scénarios de fictions. Loin d’être une donnée immuable, les mythes se créent et se transforment sans cesse, faisant l’objet de réinterprétations et de reconfigurations, selon les contextes d’énonciation et de réception, les époques et aires géographiques et culturelles dont ils se révèlent aptes à exprimer les enjeux spécifiques. Ainsi, selon Claude Lévi-Strauss, un mythe ne peut se définir que par l’ensemble des versions qui le composent.Tout l’enjeu de cette encyclopédie est de faire connaître ces figures et les récits qui leur sont associés mais aussi de montrer la façon dont les mythes se construisent. Notre démarche doit beaucoup à celle proposée par Adrienne Rich et Alicia Ostriker qui invitent à une « révision » féministe (Re-Vision) des mythes, à un changement de perspective qui permette de repenser certaines figures mythiques forgées par des discours patriarcaux pour souligner leur potentiel subversif. A notre tour, nous ajoutons nos “versions” de certains mythes, nos représentations de certaines figures pour faire advenir de nouveaux imaginaires féministes.

Ce Brouillon pour une encyclopédie féministe des mythes est aussi un bel ouvrage. Pourquoi fallait-il que cet ouvrage de lutte soit aussi un bel objet ?

Dans le livre, la recherche et la création se déploient dans l’inventivité du contenu, mais aussi dans la forme. Nous voulions que chaque contribution soit valorisée au mieux, qu’il s’agisse de textes ou d’images, d’essais ou de poésie… Par exemple, les créations visuelles valent pour elles-mêmes, ne viennent pas illustrer un texte ; les notices-poèmes et le blanc qu’elles laissent sur la page sont aussi importantes, légitimes et “sérieuses” que les notices plus académiques et plus longues. Les propositions, foisonnantes et brouillonnantes sont à l’image de la recherche que nous souhaitons mener : rigoureuse, plus libre que celle menée dans l’institution, accessible et inventive.

Éditions iXe, Brouillon pour une encyclopédie féministe des mythes, Codirigé par Manon Berthier, Caroline Dejoie, Marys Renné Hertiman, Mathilde Leïchlé, Anna Levy, Cassandre Martigny, Suzel Meyer, Maud Plantec Villeneuve, membres du collectif féministe Les Jaseuses

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