Dans Fragment d’un parcours amoureux, la réalisatrice Chloé Barreau mêle les témoignages de douze de ses ancien·nes partenaires à des archives personnelles qu’elle a filmées sur trente ans. Le documentaire explore la mémoire des sentiments, la perception des relations passées, et ce qu’il reste de l’amour après la rupture. Nous l’avons rencontrée pour parler plus en détail de ce projet singulier, un récit choral dont l’amour, sous toutes ses formes, reste le fil conducteur.
“Dans ce film j’ai voulu leur redonner la place de sujet. Ils avaient été emprisonnés dans ces images, dans mon point de vue, ma subjectivité”
Pourrais-tu te présenter ?
Chloé Barreau : Je m’appelle Chloé Barreau, je suis parisienne mais je vis à Rome depuis 25 ans. C’est là-bas que j’ai commencé ma carrière de réalisatrice, même si ce n’est pas mon activité principale, je suis surtout réalisatrice de bandes-annonces.
Comment t’es venue l’idée de réaliser Fragment d’un parcours amoureux ?
Pendant des années, j’ai filmé les gens dont j’étais amoureuse. C’est une manie chez moi : je garde tout, je conserve les traces. À un moment de ma vie, après mes 40 ans et une grosse rupture amoureuse, je me suis demandée : “Comment les gens avec qui j’ai été raconteraient-ils notre histoire ?” Ce qui m’intéressait, c’était cette partie manquante de mes archives. Parce qu’on peut vivre une histoire, avoir un sentiment dessus, mais on se demande toujours comment l’autre la perçoit et la raconte. Donc c’est ce questionnement qui a motivé le projet.
On a ensuite voulu créer un dispositif simple, qui mélangeait mes propres archives aux interviews des personnes concernées. Interviews qui ont été bien évidemment été réalisées sans moi, pour permettre une plus grande liberté de parole.
À l’origine, il y avait donc ces archives. À l’époque, tu filmais toutes les parties de ta vie, ou seulement tes relations ?
Je filmais un peu tout, mais c’est vrai que cela partait souvent d’un élan amoureux. Lacan parle de la “pulsion scopique” : ce désir de regarder, d’encadrer. Pour moi, filmer ou photographier les gens, c’était une forme de sublimation amoureuse.
J’avais toujours une caméra à la main donc c’était quelque chose d’assez accepté, je ne demandais pas explicitement la permission. La plupart des gens avec qui je trainais étaient habitués, c’était toujours moi qui fournissais les photos de groupe, qui créais les archives de ce qu’on vivait.
Caroline, une des personnes qui témoignent, dit dans une de tes archives : “T’es la plus grande amoureuse du monde, tu places l’amour avant tout, mais en réalité tu ne te mets pas en position d’égal avec ton objet romantique. Parce que c’est un objet. Et que c’est toi l’artiste” Qu’en as-tu pensé ?
C’est une archive qui met le doigt sur quelque chose d’important. En filigrane, ce film est aussi l’histoire de comment le personnage de Chloé devient réalisatrice. Car j’étais une réalisatrice sans le savoir : je n’avais aucune ambition cinématographique, mais je filmais quand même les gens dans un geste artistique. Caroline fait partie des rares personnes qui n’aimait pas que je la filme, on peut le voir d’ailleurs, souvent, elle me dit d’arrêter la caméra. C’est quelqu’un qui a toujours réfléchi au fait qu’elle se sentait, probablement, objectifiée par moi. Quelque part, elle ne se sentait pas comme un sujet, mais comme un objet.
C’est pour ça que dans ce film, j’ai voulu leur redonner la place de sujet. Ils avaient été emprisonnés dans ces images, dans mon point de vue, ma subjectivité. Là, on essaye de croiser leur subjectivité avec la mienne, sans pour autant chercher le conflit, car c’est un film bienveillant. Et souvent il y a une sorte d’harmonie entre ce qu’ils racontent et ce qu’on voit. Il n’y a en tout cas pas de grande contradiction. C’est donc une sorte de jeu dans cet espace entre la mémoire et la fiction. Puisque quand on raconte une histoire, on rentre toujours un peu dans la fiction.
“On a voulu mettre sur le même plan les grandes histoires d’amour, la relation à distance, la passion physique, l’ami avec lequel on couche, le one night stand, pour montrer toutes les formes que peut prendre l’amour”
Comment leur as-tu proposé de venir témoigner ?
C’est vrai que c’est un film qui était suspendu à la participation des gens. Pour les contacter, je leur ai envoyé une lettre par la poste. Je leur demandais quelque chose d’étonnant, donc je voulais leur laisser le temps de réfléchir.
Je savais que la plupart allaient participer, d’abord parce qu’ils me connaissent, donc ils ne sont pas tombés de la chaise quand je leur ai fait cette proposition. Certains ont été réticents, mais presque tous ont fini par accepter. Et je pense que c’est une proposition irrésistible de s’asseoir et de raconter pendant deux heures une histoire d’amour, qu’elle ait été importante ou non.
Qui a réalisé les interviews ?
C’est Astrid Desmousseaux, une documentariste et journaliste avec qui j’avais déjà collaboré sur mon précédent film. Elle était un peu comme mon alter ego : on avait beaucoup préparé en amont, et elle connaissait ma version des faits. On avait des objectifs de récit différents pour chacun, parce qu’évidemment, le risque quand on raconte plein d’histoires, c’est la répétition.
C’est pour ça qu’on a voulu mettre sur le même plan les grandes histoires d’amour mais aussi la relation à distance, la passion physique, l’ami avec lequel on couche, le one night stand, pour montrer toutes les formes que peut prendre l’amour.
Pour chaque personne, il y avait une thématique sur laquelle on souhaitait s’attarder. D’autres questions étaient les mêmes pour tout le monde. Mais dans l’ensemble, on laissait les gens dérouler leur propre récit, sans trop intervenir.
Pour quelles raisons souhaitais-tu ne pas être présente pendant les entretiens ?
Déjà, pour que les gens puissent parler plus librement. Ensuite, parce que je n’aime pas beaucoup les réalisateurs qui se mettent en scène dans leur documentaire, je préférais disparaître et être dans une sorte de hors champ. Et je ne voulais pas non plus que les spectateurs se retrouvent dans une forme de tête à tête entre deux exs.
On se demande même, à un moment, si le film n’est pas un hommage post mortem.
C’est vrai qu’habituellement, on fait ce genre de films après la disparition de personnes connues, où des gens viennent parler d’eux. Normalement ça ne se fait pas, c’est pour ça que je voulais le faire.
Au départ je devais être complètement absente du film, on devait ne pas me voir du tout. Mais on s’est rendus compte pendant le montage que ça n’était pas possible, cette absence était trop grande. On a essayé de calibrer, de doser. J’apparais parfois, c’est d’ailleurs intéressant de voir l’évolution physique de mon personnage à travers les archives.
“Pour faire ce projet, j’ai dû surmonter le risque énorme du narcissisme, qui est la première objection qu’on m’a faite”
Tu avais déjà fait des projets de la sorte, basés sur des archives intimes ?
J’avais déjà travaillé sur des projets proches des “homemovies”, un sous-genre du documentaire. Par exemple, j’avais réalisé un film sur l’histoire d’amour de mes parents, qui est une histoire hors du commun : mon père était prêtre catholique, et son mariage dans les années 70 a provoqué un scandale.
Une des mes inspirations est l’artiste Sophie Calle, qui utilise sa propre vie comme matériau artistique. Par exemple, elle a fait analyser à plein de femmes de métiers différents une lettre de rupture qu’elle a reçue. Elle aime bien faire des choses un peu provocantes et étonnantes.
En parlant de provocation, Rebecca Zlotowski exprime à un moment qu’il y a une forme d’indécence à demander à ses anciens partenaires de venir témoigner de la sorte. Tu comprends son point de vue ?
Oui, c’est Rebeca, avec tout l’humour qui la caractérise. En plus, elle n’aime pas forcément parler de sa vie privée, donc ce n’était pas facile pour elle mais elle le fait, et j’en suis vraiment reconnaissante. Ça l’énerve, et ça rend son personnage passionnant.
Mais c’est vrai que c’est une provocation. Pour faire ce projet, j’ai dû surmonter le risque énorme du narcissisme, qui est la première objection qu’on m’a faite, souvent, quand je présentais le dossier. Au bout d’un moment, j’ai décidé de m’en foutre et d’assumer cet aspect-là. Il y a beaucoup d’hommes qui l’ont fait et à qui l’on a rien dit, je ne vois pas pourquoi les femmes ne pourraient pas le tenter aussi.
Et puis, profondément, mon but n’était pas forcément de parler de moi. Faire ce documentaire m’a coûté, ce n’était pas forcément facile. Mais je croyais vraiment au dispositif que je trouvais intéressant, je savais qu’il parlerait aux spectateurs.
“Je me considère être la fille d’une histoire d’amour hors du commun, […] un amour scandaleux et interdit. Dans ma famille, ça a placé la barre très haut”
Qu’est-ce qui parle le plus aux spectateurs, selon toi ?
Fragment d’un parcours amoureux part de quelque chose de très personnel, mais mon but était de créer une œuvre universelle sur l’amour. Ce n’est pas un traité rempli de généralités sur l’amour, mais une histoire sincère et intime qui interpelle le spectateur pour qu’il puisse s’identifier.
En soit, ce dispositif, on pourrait l’appliquer à tout le monde. Et en même temps, il y a des formes de singularité. Déjà parce que j’avais des traces de ces histoires, que j’ai filmées sur trente ans, ce qui me permettait de justifier l’acte documentaire.
Ensuite, parce que j’ai un parcours particulier, j’étais avec des hommes et des femmes, entre Paris et Rome, donc on avait ces deux belles villes. J’avais des ingrédients qui pouvaient rendre l’histoire intéressante et surtout, j’étais convaincue de la vérité et de l’originalité des personnages. Dans le premier dossier de financement, je n’avais même pas décrit les personnages tant je savais qu’ils auraient des choses passionnantes à dire.
Enfin, une autre particularité, est que l’amour a toujours été mon activité principale.
Plusieurs des personnes qui témoignent expliquent en effet que tu es “une amoureuse de l’amour”, que tu vois l’amour, presque, comme une œuvre d’art. Sais-tu pourquoi tu as ce rapport-là au sentiment amoureux ?
Je me considère être la fille d’une grande histoire d’amour, d’une histoire d’amour hors du commun, qui a dû lutter contre l’institution, l’Église, un amour scandaleux et interdit. Dans ma famille, ça a placé la barre très haut.
Et c’est vrai que j’ai toujours considéré l’expérience amoureuse comme une expérience artistique. Pour moi c’est un moment de la vie où on est altéré, où l’on vit une histoire dont on est un personnage, où l’on peut agir sur le réel pour le rendre plus beau, plus romanesque. Le romantisme, pour moi, n’est rien d’autre que le fait de se raconter une histoire. Mais je trouve que c’est justifié, parce que ça rend la vie plus belle. Je suis lucide sur le fait qu’il y a un aspect de création, ce qui ne veut pas dire que ce n’est pas réel.
J’ai découvert récemment que l’amour n’était pas la priorité de tout le monde, ce qui m’a beaucoup étonnée.
C’est vrai qu’il y a une vision de l’amour assez romanesque dans le film. La présence des lettres d’amour renforce d’ailleurs cet aspect-là.
Les lettres d’amour, c’est quelque chose qui a presque disparu de nos vies. C’est frappant de se rappeler qu’il n’y a pas si longtemps, on écrivait des lettres d’amour qu’on envoyait par la poste. Ce qui est fascinant avec une lettre d’amour, c’est qu’on l’écrit, mais ensuite, elle ne nous appartient plus. Pour le film, on avait choisi une lettre par personne, souvent une lettre de rupture, parce qu’elles sont particulièrement belles. On leur a remis en main une lettre qu’ils avaient eux-mêmes écrite des années plus tôt, puis on leur a demandé de la lire.
J’avais envie de donner au film un aspect romanesque et épistolaire. Les lettres permettent cela, tout en apportant des détails sur les lieux, les dates. Ce qui est fort avec les lettres d’amour, c’est qu’elles sont toujours lues au présent.
“Se retrouver jugée, c’est un peu difficile, mais on ne pouvait pas faire le film sans cette honnêteté”
Le fait d’avoir un tableau d’ensemble de tes précédentes relations sur trente ans, cela t’a-t-il fait réaliser des choses ?
Bien sûr. Il y a des gens qui font des analyses et d’autres qui font des films. Ce n’était pas le but du film pour moi, je voulais juste raconter une histoire et parler aux spectateurs, mais c’est vrai que réaliser ce documentaire m’a fait comprendre et découvrir des choses.
D’un côté, c’est flippant, parce que parfois, les souvenirs ne sont pas les mêmes, il y a des choses sur lesquelles je ne suis pas d’accord… De l’autre c’est rassurant, parce qu’au fond, la personne qu’ils décrivent tous, c’est bien moi. Je me reconnais, il n’y a pas de malentendus. On a quand même laissé l’essence de ce qu’on est chez les autres, et ils arrivent à nous connaître réellement.
La plus belle découverte, c’est que peut-être l’amour ne finit jamais. Les histoires d’amour s’arrêtent, pour plein de raisons, mais l’amour lui-même reste, et je trouve que c’est ça qui est le plus marquant dans le film.
Certains témoignages ont-ils été durs à entendre ? Comment as-tu fait le tri au montage ?
C’était un travail que je n’ai pas fait seule : j’avais besoin de regards extérieurs, de points de vue différents. Moi-même, j’ai essayé de prendre du recul par rapport à Chloé, qui devient un personnage du film, ce n’est plus vraiment moi. Alors, quand j’entendais des choses désagréables à mon sujet, évidemment, ça me blessait. Mais en même temps, la réalisatrice était contente, parce que ça apportait de la complexité, un peu de conflit — et c’était nécessaire. Sinon, ça aurait été ennuyeux. Si tout le monde avait juste dit “Olala, que bello !”, ça n’aurait eu aucun intérêt.
Se retrouver jugée c’est un peu difficile, mais on ne pouvait pas faire le film sans cette honnêteté. Et puis, je savais qu’ils allaient voir les images, donc je ne pouvais ni tricher ni trahir ce qu’ils avaient dit.
Plus largement, sur le montage, je voulais vraiment faire un film mainstream. Le montage est très rythmé, rapide, parce qu’on devait condenser : il y a quand même 12 personnages. On tenait aussi à respecter la chronologie, car on vit notre vie et nos histoires de façon chronologique. Aujourd’hui, la tendance est de déstructurer les récits, de jouer avec des fast forward, etc. Mais je ne voulais pas ça. Je ne voulais pas que les personnages soient interchangeables ; je tenais à ce qu’ils aient chacun leur moment, où il n’y a qu’eux. Parce que c’est souvent comme ça dans l’expérience amoureuse : on vit une histoire pleinement, et on passe d’une histoire à l’autre comme dans un vase communiquant, on arrive toujours dans une histoire avec ce qu’on a vécu juste avant. Donc c’était important de maintenir cette chronologie.
“Ce qui était interprété […] comme du donjuanisme, du mensonge, ou une volonté de séduire avec frivolité, était aussi et surtout une très forte homophobie intériorisée”
Les personnes qui témoignent dans le documentaire se connaissaient-elles ?
Certaines se connaissaient, d’autres pas du tout. À Venise, il y en avait six, la moitié. C’était drôle, parce qu’une vraie alchimie s’est créée entre eux, ils avaient une grande complicité. Pendant le repas après la projection, ils ne se sont d’ailleurs pas privés pour se moquer de moi [Rires].
Ce film a-t-il été l’occasion de revoir des gens à qui tu n’avais jamais reparlé depuis la rupture ?
J’espère qu’avec la sortie du film, j’aurai l’occasion de revoir Anne, avec qui je n’ai pas parlé depuis 25 ans. J’apprécie énormément qu’elle ait accepté de participer malgré ses réticences. Elle l’a fait pour l’écriture, parce qu’elle est elle-même écrivaine. J’apprécie beaucoup sa générosité et le fait qu’elle ait accepté de se remettre en jeu dans quelque chose qui n’est pas facile.
En parlant d’Anne Berest, son interview est celle où, peut-être, l’on regrette le plus ton absence. Lorsqu’après des années, elle pose la question : « Pourquoi mentir ? », il est vrai que l’on ressent l’envie de connaître ta réponse.
Je pense qu’on comprend la réponse plus tard dans le film. Ce qui était interprété par Anne ou Rebecca comme du donjuanisme, du mensonge, ou une volonté de séduire avec frivolité, était aussi et surtout une très forte homophobie intériorisée. Je ne pouvais pas dire à une nouvelle partenaire que j’avais déjà été avec une femme, car cela aurait fait de moi une lesbienne, ce qui m’était impossible à assumer à l’époque. D’autant plus que, dans ce cas précis, il s’agissait aussi de l’amie de cette personne, ce qui rendait la situation encore plus délicate.
Je ne veux pas me réfugier derrière une excuse, car c’est quelque chose que j’ai compris bien après. Mais il est clair que j’avais un vrai problème à ce sujet. C’est ça qui explique aussi cette manie d’être attirée par des femmes hétéros, un schéma assez typique.
Donc je pense que la réponse à Anne se trouve dans ce que Jean-Philippe ou Marina décrivent par la suite : le climat pesant des années 90, où être lesbienne était loin d’être facile. Et comme beaucoup de personnes gays, l’exil, le fait de quitter son milieu, a été complètement libérateur. C’est en Italie que j’ai commencé à être plus à l’aise avec tout ça. Alors qu’en France, à Paris, dans mon milieu en particulier qui n’était pas ouvert d’esprit sur le sujet, cela m’était impossible. Ce déplacement a été salvateur.
Dans le dossier, je n’ai jamais parlé homosexualité. Je ne tombe amoureuse que des femmes, même s’il y a aussi une part de bisexualité, car mon orientation est davantage sentimentale que sexuelle. Mais je ne cherche pas à en faire une question ou un sujet dans le film. Et je crois que cette fluidité, cette absence de catégorisation, explique en partie son succès auprès des jeunes de 20 ans. Au-delà de son authenticité, ce qui leur a plu, c’est aussi cette liberté, ce refus des étiquettes.
Fragments d’un parcours amoureux sortira en France le 4 juin 2025