Que-sais-je ? #1 : Le féminicide. Le cas de la région Amérique Latine et Caraïbes

Friction-Magazine te propose une série QUE-SAIS-JE, pour parler de sujets moins-drôles-moins-festifs mais toutefois importants et méconnus. Reprenant le concept de l’encyclopédie résumée que l’on retrouve traditionnellement dans les petits livres blancs des Presses Universitaires de France, nous proposons une lecture; que nous espérons complète et simple (et intéressante); de thèmes qui nous paraissent encore peu visibles. 

LE FEMINICIDE

Les violences faites aux femmes sont la première cause de mortalité des femmes entre 15 et 44 ans, et ce, dans le monde entier. 7 femmes sur 10, dans le monde, souffriront, au cours de leur vie, de violences liées à leur genre. Le féminicide est la cristallisation du mépris, de la haine, de l’oppression dont sont victimes les femmes dans nos sociétés. 

Cependant, nous ne sommes pas toutes également touchées par ces violences, cela dépend de l’endroit où nous naissons et des lois du pays dans lequel nous grandissons. La région Amérique Latine et Caraïbes connait le plus fort taux de féminicides au monde, et certains pays ont inscrit ce crime dans leur code pénal.

En France, nous connaissons également ces crimes sexistes – 1 femme meurt de violences conjugales tous les 3 jours -et certaines activistes tentent de faire entrer le terme « féminicide » dans le code pénal français.

Définition: Fémicide ou Féminicide?

On parle de féminicide ou de fémicide lorsqu’un homicide est commis sur une femme de plus de 15 ans pour des raisons directement liées à son genre.

Les termes féminicide et fémicide sont bien souvent interchangeables, les deux définitions acceptées par l’ONU sont les suivantes :

• Fémicide : Cette expression fut inventée par Diana Russell dans les années 70 afin de différencier ce type de crime de l’homicide et ainsi reconnaître et rendre visible la discrimination, l’oppression, l’inégalité et la violence systématique exercée contre les femmes qui se traduit, dans sa forme la plus extrême, en meurtre. Selon cette définition, le terme fémicide s’applique à toutes les formes de meurtres sexistes qui sont motivés par « un sentiment de droit à consommer, de supériorité sur les femmes, avec un certain plaisir et des désirs sadiques envers ces dernières ou par une présomption de possession des femmes ».

• Féminicide : Le terme féminicide découle du terme précédent. Il fût créé par la chercheuse et anthropologue mexicaine, Marcela Lagarde, qui y a ajouté une dimension politique : l’absence de réponses de la part des gouvernements. Selon elle, le féminicide est un crime d’État, « une fracture dans le rôle de la loi qui favorise l’impunité ». Ce concept se réfère donc à l’ensemble des faits qui caractérise les crimes et les disparitions de filles et de femmes et où l’unique réponse des autorités est l’omission, l’inertie, le silence ou encore l’incapacité d’agir pour prévenir et éradiquer ces crimes.

On trouve également deux synonymes: gynécide et gynocide

Typologie du féminicide

Ces homicides commis en raison du genre de la victime sont classifiés dans deux catégories : les féminicides « actifs » ou « directs » et ceux qui sont qualifiés de « passifs » et « indirects ».

Dans la première catégorie, celle des crimes actifs et directs, nous retrouvons :

  • la mort de filles ou de femmes suite à des violences domestiques, infligées par un conjoint ou un membre de la famille
  • Les crimes dits « d’honneur »
  • Les féminicides liés à un conflit armé (stratégie guerrière, forme d’oppression, conflit ethnique)
  • Les féminicides liés à une dot
  • Les féminicides lesbophobes liés à l’identité de genre et l’orientation sexuelle
  • L’infanticide féminin et la sélection sexuelle prénatale (féticide féminin)
  • Les féminicides liés à l’identité ethnique ou indigène. Les populations indigènes en Amérique ont été victime du plus grand génocide de l’histoire, qu’on estime à plus de 30 millions de morts ! Aujourd’hui, la question indigène reste centrale dans la région. De nombreux leaders sont assassinés ou, dans le meilleur des cas, faits prisonniers. Nombre d’entre eux s’avèrent être des femmes, qui ont été réduites au silence, comme c’est le cas au Guatemala, en Colombie et plus récemment en Argentine avec l’emprisonnement arbitraire de Milagro Sala[[6]

Dans la seconde catégorie, les crimes passifs et indirects, nous retrouvons :

  • La mort d’une femme due à un avortement clandestin et dangereux et la mortalité maternelle
  • La mort entraînée par des pratiques dangereuses telles que les mutilations génitales, les excisions n’étant pas exclusivement pratiquées sur le continent africain mais également en Amérique du Sud, notamment en Colombie[7]
  • Les féminicides liés à la traite des personnes, au trafic de drogues, au crime organisé, à la prolifération des armes légères, aux activités liées aux gangs – La mort de femmes ou de filles survenue suite à des négligences, une famine ou un manque d’accès aux soins
  • Actes délibérés ou omissions de la part des services publiques ou de fonctionnaires d’État

Malheureusement, dans le cas latino américain, cette liste est loin d’être exhaustive, on pourrait y ajouter par exemple :

  • les féminicides intimes, être tuée par un compagnon, ex-compagnon, ou quelqu’un à qui on a simplement refusé des avances
  • Les « féminicides sexuels systématiques », s’accompagnant de kidnapping, de séquestration et de tortures, pouvant être perpétrés par un individu seul ou des groupes organisés. Je tiens à rappeler ici que ce type de féminicide a été souvent pratiqué lors des périodes de dictatures qui ont déchiré le continent, notamment au Chili, en Argentine et au Brésil
  • Les féminicides transphobes qui correspondent à l’assassinat des femmes trans motivé par une haine ou un rejet de leur identité de genre ou leur condition de transsexuelle

La reconnaissance juridique

Chaque année, un classement macabre établissant la liste des pays les plus dangereux pour les femmes – entendez par là, les pays au sein desquels si tu es une femme, tu as quand même de grandes chances de crever en te faisant buter – est publié.

Et chaque année, la région Amérique Latine et Caraïbes se place en tête. Ainsi, sur les 10 pays ayant le taux le plus élevé de féminicides au monde en 2014, on retrouve 7 pays de la région: El Salvador, la Colombie, le Guatemala, le Brésil, le Mexique, la République Dominicaine et le Suriname. Si l’on parle en chiffre absolu, ce qui correspond au nombre total de femmes tuées sur l’année, le Honduras et l’Argentine rejoignent le classement.

Par exemple, en 2014, on recensait 2 089 féminicides (selon l’Observatoire des Inégalités de Genre de l’ONU) pour l’ensemble des 25 pays[3] que compte la région Amérique Latine et Caraïbes, le Honduras se plaçant en tête, avec 531 féminicides pour cette même année.

Et en octobre 2016, selon la CEPAL , la situation n’avait pas l’air de s’être améliorée : « En moyenne, 12 latino-américaines ou caribéennes meurent chaque jour » !

Les gouvernement tentent d’apporter des réponses du moins, sur le plan pénal. Le féminicide est inscrit comme un délit, au même titre que l’homicide, et peut également être une circonstance aggravante d’un meurtre.

Sept pays font figurer dans leurs textes de loi le terme de féminicides ou de fémicides. On parle de fémicide au Chili, au Costa Rica, au Guatemala et au Nicaragua. On parle de féminicide au Salvador, au Mexique et au Pérou.

Il faut noter que l’Argentine possède bien un projet de loi sur le féminicide appelé « Ley 26.485 », qui fut adopté par le Congrès en 2012, mais ne fut pas appliqué. Le 3 juin 2015, l’immense protestation « Ni Una Menos » réclamait, entre autre, l’application de cette loi. Ces lois sont toutefois très récentes et les difficultés culturelles et d’applications rencontrées ne permettent pas de mesurer leur efficacité, et encore moins d’évaluer la diminution ou non, de l’impunité.

Des sociétés violentes, machistes et patriarcales

Antipatriarca de la rappeuse franco-chilienne Ana Tijoux

On peut trouver de nombreuses causes qui expliquent que ces crimes aient encore lieu, mais il faut toujours garder à l’esprit que ceux-ci sont perpétrés au sein d’un système particulièrement machiste et patriarcal.

La violence conjugale

Nous retrouvons tout d’abord les féminicides « domestiques ». En effet, l’OMS indique que 38% des femmes tuées dans la zone Amérique Latine et Caraïbes l’était par leurs conjoints ou ex conjoints en 2013.

Le trafic d’être humain en crime organisé

Au cours des dernières années, le taux de féminicides liés au trafic d’êtres humains en tant que crime organisé a sévèrement augmenté. Ce trafic est transnational ; a lieu majoritairement dans la zone Amérique Centrale et Caraïbes ; et a pour objectif l’exploitation sexuelle des femmes dans 92% des cas. Les 8% restants servent au trafic d’organes, facilité par le passage des migrants se rendant en Amérique du Nord. C’est un trafic très lucratif, l’ONUDC a établi que ce trafic générait 320 millions de dollars par an rien que dans cette zone. L’impunité règne puisque les populations ont peur de dénoncer et les femmes victimes de ce trafic, si elles arrivent à s’en sortir, sont rattrapées et tuées.

La violence des gangs

La violence des gangs est un autre facteur explicatif de ces féminicides. À l’instar des Maras en Amérique Centrale, les femmes membres de ces gangs doivent suivre un « code de l’honneur », où l’infidélité est punie par le meurtre ; et où le viol, la torture et l’assassinat d’un membre féminin d’un gang rival sont monnaie courante. Le rôle actif des femmes dans les différents trafics n’est pas négligeable, leur rôle s’étend de la simple « mule » (qui fait passer la drogue) à cheffe d’une unité.

« La Chucky », membre de la « Mara 18 », gang en guerre contre la « Mara Salvatrucha », dont la rivalité a commencé dans les rues de Los Angeles, et se poursuit depuis des années au Salvador, faisant des milliers de morts. Photo prise lors du documentaire « La vida loca » du reporter et réalisateur franco-espagnol, Christian Poveda, mort assassiné pendant le tournage.
« La Chucky », membre de la « Mara 18 », gang en guerre contre la « Mara Salvatrucha », dont la rivalité a commencé dans les rues de Los Angeles, et se poursuit depuis des années au Salvador, faisant des milliers de morts. Photo prise lors du documentaire « La vida loca » du reporter et réalisateur franco-espagnol, Christian Poveda, mort assassiné pendant le tournage.

De plus, les féminicides sont des sortes de « dommages collatéraux », de « butins » dans la guerre des gangs. Si un membre trahit son propre gang ou bien encore est attaqué par une Mara rivale, alors sa femme, sa fille, sa mère sera tuée, comme signe d’avertissement.

Le féminicide comme crime d’État

L’impunité engendrant une violence systémique

L’impunité quasi totale est l’une des principales causes de ces féminicides, les gouvernements n’agissent pas ou trop lentement. Le Honduras, par exemple, présente le taux d’homicides le plus élevé au monde pour un pays qui n’est pas en guerre et 90% des cas ne sont pas traités. Ainsi, ce petit pays de 8 098 habitants (chiffre de 2013) est l’un des pays avec le plus fort taux de féminicides; 3 923 femmes ont été assassinées sur la période 2002-2013.

Le système de santé : la question de l’Interruption Volontaire de Grossesse (IVG)

Le système de santé des différents pays de la zone est indirectement, voire parfois directement, responsable de féminicides.

Les femmes bénéficient globalement de soins de moins bonne qualité ; l’accès à l’IVG sûr et gratuit est quasiment impossible, même en cas de viol, même dans le cas d’un viol sur mineure de moins de 15 ans; ou de mise en danger évident de la vie de la mère.

L’IVG clandestin et dangereux représente, dans chaque pays de la région, soit la première, soit la seconde cause de mortalité chez les femmes.

L’IVG est un pêché, l’IVG est un délit, considéré comme étant bien plus grave qu’un viol; bien plus grave que le fait d’ôter la vie à une femme.

Je précise ici que je parle de l’accès à l’IVG gratuit et sûr ; car des IVG sont réalisables, bien souvent dans les cliniques étrangères, dans les différents pays où ils sont considérés comme un délit « sous condition » (Colombie, Pérou), pour un montant d’environ 500 dollars. Les inégalités de classes tuent, une fois de plus !

Seuls Cuba, Guyana, Porto Rico, le District Fédéral de Mexico et l’Uruguay ont totalement dépénalisé l’IVG par voie médicamenteuse ou

« aspiration ». Dans sept pays de la zone, l’IVG est totalement interdit et la législation chilienne l’interdit en toutes circonstances.

Le Pérou et le Paraguay sont actuellement en train de durcir leurs législations.

Violence étatique: la question des femmes transgenres et transsexuelles

Quand il s’agit de femmes transgenres ou transsexuelles, l’accès aux soins leur est carrément refusé, parfois dans le cadre légal, d’autres fois, pour des raisons de « coutume » ou de « morale ». En 2014, Coqueta, femme transgenre, ancienne travailleuse sexuelle et leader des droits LGBTQ en Colombie, m’avait accordé une interview à ce sujet :

Travailleuses sexuelles transgenres dans le quartier de « Los Martires », à Bogotá, Colombie
Travailleuses sexuelles transgenres dans le quartier de « Los Martires », à Bogotá, Colombie

«  Ici, c’est un véritable commerce, avec tout l’argent que la santé génère, entre les hôpitaux, les médicaments, tout ça n’est qu’un business,

Avant 1991, et le changement de Constitution,  Ils nous poursuivaient (La Police NDLR) , nous persécutaient, nous brutalisaient, mais personne ne disait rien, parce que le système de santé était ainsi. Ils nous laissaient en prison pendant 15 jours, un mois, plus… […]

La Police a tout fait pour nous montrer que la Constitution n’avait rien changé pour eux, ils ne nous mettaient plus en prison, non, mais les crimes de haine ont commencé, les assassinats, les violences physiques… Contre les femmes transgenres, contre les femmes biologiques qui se prostituent et contre les SDF, ceux qui ont toujours été les populations les plus vulnérables. […] Ils ont voulu exercer sur nous leur machisme, leur impérialisme, (montrer) qu’ils étaient forts, que c’était eux la Police. […] Et à tous ces problèmes, s’est ajoutée l’épidémie du VIH.

Quand tu associes tout : être une femme trans, être accro à des substances neuro actives, travailleuse sexuelle, ne pas avoir de toit, et certaines avec le VIH… et sans aucun traitement car il coûte trop cher, le système de santé ne veut rien savoir de nous. Beaucoup de filles, de femmes meurent à cause du VIH. À cause du manque de connaissance, du manque d’informations, par manque de programmes d’aide, de préventions. Les hôpitaux nous refusent l’accès, physiquement, j’ai vu des amies mourir devant la porte des hôpitaux ».

Le cas tristement célèbre de Ciudad Juarez

L’un des cas les plus connus de féminicides perpétrés en masse est celui de Ciudad Juarez, État du Chihuaha, Mexique, ville jumelle de la ville de El Paso, au Texas, Etats-Unis.

Ciudad Juarez concentre de très nombreuses « maquiladoras » ; usines américaines délocalisées à la frontière, côté mexicain, bénéficiant de l’importante main-d’œuvre mexicaine et des faibles coûts de production. Lorsque nous parlons de « maquiladoras », il s’agit de milliers de travailleuses pauvres et vulnérables venant travailler au Nord ; de milliers de femmes victimes d’exploitation sexuelle, amenées jusqu’à la frontière, tantôt pour faire la mule, tantôt pour être mis en état de prostitution. Entre 1990 et 2005, on a dénombré plus de 400 cas de féminicides, qui ont fini de prouver au monde entier la symbolique puissante de ces crimes. En effet, ces femmes, avant d’être tuées, avaient été torturées et violées ; avaient subi des mutilations de leur appareil génital mais aussi à la poitrine et enfin, avaient été décapitées. Dans la majorité des cas qui furent élucidés, les auteurs des crimes étaient les conjoints ou des personnes qu’elles connaissaient.

Des croix roses en signe d’hommage aux victimes, Ciudad Juarez

Ces méthodes opératoires ne sont pas seulement la marque du crime organisé, mais aussi une expression totale de la misogynie qui règne. Une femme tuée dans la zone Amérique Latine et Caraïbes sera d’abord violée et mutilée, ce qui n’arrive pas si un homme l’est. La volonté de détruire la femme dans ce qu’elle est et représente, de l’intérieur, en la salissant, lui détruisant ce qu’elle porte en elle de plus « féminin », les organes génitaux et la poitrine.

[3]Les 25 pays comptés ici sont : Bélize, Brésil, Colombie, Cuba, République Dominicaine, El Salvador, Guatemala, Haïti, Jamaïque, Nicaragua, Paraguay, République Bolivarienne du Venezuela, Argentine, État Plurinationale de Bolivie, Chili, Costa Rica, Équateur, Guyana, Honduras, Mexique, Panama, Pérou, Suriname, Uruguay