De Bure à Bacurau : un compte rendu du weekend féministe antinucléaire à Bure…

..qui vrille en critique cinéma eco-féministe de Bacurau, avec en bonus, un coup de gueule contre les totos français.e.s*

Pour quelqu’une qui est fascinée par le mouvement international des femmes anti-guerre, un weekend féministe antinucléaire, c’est un peu comme ton groupe de rock préféré des années 1990 qui se reforme. C’est plein de nostalgie, d’excitation et de peur que ce ne soit pas du tout comme avant, de toute façon tu ne peux pas savoir, t’étais trop petite (et trop née ailleurs) pour aller à leurs concerts.

L'affiche du rassemblement antinucléaire et féministe de Bure - Friction Magazine féministe
L’affiche du rassemblement antinucléaire et féministe de Bure

Quand j’ai vu l’affiche pour le week-end en non-mixité choisie contre l’installation de la poubelle nucléaire à Bure, j’avoue, ce n’était pas l’actualité de la lutte qui m’intéressait. Mon imaginaire politique d’adolescente féministe s’est construit autour du camp de femmes pour la paix à Greenham Common, cette célèbre action de féministes anglaises en non-mixité contre l’installation de missiles nucléaires. Quand j’ai vu l’affiche annonçant le weekend antinucléaire au Landy Sauvage en avril dernier, je me suis mise à crier comme une groupie des Beatles.

Ma motivation était quelque peu « exotisante », disons. Ce n’est peut-être pas la meilleure raison, en plus je vous dévoile mon côté totalement acculturée, mais voilà : c’est cela grandir dans la périphérie. À Paris, personne n’était vraiment intéressé.e : pourtant le féminisme antinucléaire, les meufs ! C’était à l’époque où une partie du mouvement autonome des femmes européennes se demandait pourquoi mettre de l’argent dans la course des armes contre le communisme, au lieu de financer plus de crèches. On trouve des liens avec les débats d’aujourd’hui non ? *Bruits de criquets sur les terrasses de Belleville*

Finalement, j’ai trouvé un groupe de Lilloises qui étaient prêtes à me laisser venir avec elles et vivre mon rêve de féministe internationaliste. Le vendredi avant notre départ, on reçoit des messages disant que les flics filment le campement, qu’on doit prendre des casquettes et des lunettes de soleil pour « éviter de se faire chier ». À Bure, les opposant.e.s au projet de l’ANDA subissent une grande répression et sont criminalisé.e.s depuis un moment, d’où l’intérêt de ce week-end, pour attirer du soutien, de la solidarité et de l’attention. Déjà, je suis une grosse flippette avec un visa étudiant, la plus faible de ces autorisations de séjour très gentilles et totalement arbitraires que la France accorde aux étranger.e.s. J’envoie des messages à ma pote lilloise pour qu’elle me rassure, ce qu’elle fait, mais pas très bien. Elle aussi flippe un peu avec le message, elle ne veut pas de problèmes dans le lycée où elle enseigne non plus.

avenir radieux - Bure week-end anti nucléaire - Friction Magazine féminsite
Photo : Izadora

Je suis une grosse flippette, mais j’ai déjà payé les 5 balles pour le flixbus pour Reims où je rejoins ma pote qui m’emmène à Bure en voiture, et je ne vais pas les perdre. Je pars le lendemain avec une chercheuse parisienne qui fait un meilleur travail pour me rassurer : il n’y a pas de raison pour que les flics empêchent la marche prévue pour cette aprèm. Elle aura lieu au milieu de « nulle part » et c’est « juste » un groupe de meufs qui se baladent dans les champs, quoi.  Notre délire/peur hors-la-loi se calme un peu.

Dans la voiture, on reçoit l’info que la marche n’est pas autorisée, parce que les meufs n’ont pas demandé d’autorisation à la mairie et de toute façon les dernières fois que les militant.e.s du coin ont essayé de négocier avec les forces de l’ordre, cela n’a mené à rien. On se met d’accord pour que je reste dans le campement le temps de la marche, on se reverra pour la soirée et les ateliers de demain. Ma pote appelle son copain pour lui dire qu’en cas de garde à vue, il faut qu’il dise à son lycée qu’elle est malade et ne peut pas venir. Son lycée ne l’aime déjà pas trop, elle est trop féministe à leur goût, il ne faut pas forcer.

Bien sûr, les filles sont surexcitées quand on s’approche de Monts-sur-Saulx, vu que ça devient Thelma&Louise leur truc. J’ai les boules, je décide dans la voiture que ça y est, je vais demander ma nationalité. 2019, putain, c’est abusé de m’ôter le droit citoyen de frôler la garde à vue, pardon, je veux dire mon droit de manifester. Je n’ai pas non plus assez de courage pour y aller en me disant que les flics et les juges comprendront que je suis citoyenne du monde et que cette histoire de poubelle nucléaire c’est quand même chaud.

Bon, l’idée c’est qu’elles partent du campement avec une cinquantaine de voitures, les unes collées aux autres pour éviter que les flics les interceptent, les contrôlent et les démobilisent, jusqu’au lieu de la marche. On récupère une meuf faisant du stop sur notre route et on identifie assez facilement le campement. Entre des maisonnettes assez sympas, des champs de vaches et un ruisseau, surgissent soudainement des voitures, qu’on entend klaxonner avant de les voir. Les voitures sont remplies de meufs déguisées, pailletées, visages couverts de couleurs. Il y en a qui organisent le flux de voitures en criant. Je descends de la bagnole et je marche le long des voitures, la joie au cœur, ça fait trop plaisir, on dirait le carnaval.

la campagne de Bure - Rassemblement anti nucléaire - Friction Magazine féministe
La campagne de Bure – Photo : Izadora

Elles partent, je reste dans la cuisine, ce qui n’est pas plus mal vu le contexte. C’est autant voire plus politique de faire à manger pour les troupes que partir à l’action. J’ai lavé des salades. Du coup, je trouve important et politique de vous dire que l’orga de ouf a proposé des repas hyper bons, végétaliens et à prix libre pendant trois jours, y compris pour une nuit et un brunch où on était presque 400. La cuisine était placée à quelques pas de la tente où se tenaient les AG, ce qui est très illustratif. Quand on ne savait pas quoi faire, on avait plus tendance à graviter vers la cuisine que vers l’espace un peu trop formel du salon de la maison associative qui nous accueillait. Là se trouvaient le bar, les projos et les tables avec des zines. J’ai passé l’aprèm entre les pelouses à lire sur le nucléaire et la cuisine.

Entre ces deux activités j’ai eu l’occasion d’imaginer, et je vous invite maintenant à m’accompagner, ces deux cents ou trois cents meufs, déguisées, couvertes de peintures et de paillettes, en randonnée militante et vénère au milieu des bois. Le soir, on me raconte qu’elles ont carrément dansé autour d’un feu de joie, les sorcières ! Ça a bien tenu les flics à l’écart. Il paraît qu’il y a eu un débat sur continuer jusqu’à s’approcher des locaux qui sont censés recevoir les déchets nucléaires, ce contre quoi l’on manifeste. Bure a été choisi pour accueillir ce qu’il reste de la fission de l’atome qui produit l’énergie nucléaire. Depuis cette grande invention, on ne sait pas quoi faire des restes : on a pensé à les enfouir dans la mer, dans les grottes abyssales, les envoyer dans l’espace. Maintenant on veut les enterrer et les isoler : sans qu’on puisse être sûr.e que cela n’impliquera pas la radiation de la région et sans qu’on sache quand on pourra les déterrer (vu qu’ils prennent quelques siècles pour perdre le potentiel radioactif). La science des hommes étant capable de créer ces poubelles radioactives, ils la créent, sans se demander qui portera les conséquences collectives négatives. Pouvoir, c’est faire, aux autres de nettoyer après nous. Se poser des questions si tout le monde est bien à l’aise avec cette idée – vous n’avez pas plutôt besoin de quelque chose d’autre, des gâteaux, un petit lait ? Peut-être qu’il vaut mieux s’arrêter maintenant ? Ça, c’est pour les bonnes femmes ou pour les fillettes : du coup, elles se sont posé la question, autour d’un feu de joie, pas loin des flics. Puis, elles ont décidé de ne pas forcer la confrontation, et sont rentrées.

S’il ne s’agit pas du tout ici du féminisme internationaliste autour du dîner (j’ai lavé les salades), je retrouve quand même une partie de ce à quoi je m’attendais. Le soir, entre filles, on regarde un spectacle de clowns de la Compagnie des Oubliettes qui fait en gros de la vulgarisation de Federici et c’est sacrément bien fait ! Ça s’appelait Puntus Maleficus. Deux comédiennes qui parlent de l’invention de la « femme » dans l’établissement du capitalisme à un public de 100% femmes. Ah, le plaisir de la non-mixité. C’était très drôle, ce qui aide dans la prise de conscience des enjeux politiques et plus, si affinités : ma pote était assise à côté d’une meuf qui rit de la même chose qu’elle en même temps qu’elle pendant deux heures, et puis elle me demande ce que je pense. Eh beh, il faut y aller (elle n’y est pas allée, mais j’ai failli la convaincre ! Si vous avez besoin de coaching drague, n’hésitez pas à me contacter, je suis scorpion ascendant vierge, je sais vous faire des tableaux excel pour maximiser vos possibilités de cul).

Ensuite, soirée entre meufs, pareil, il y a une aisance, on oublie à quel point tout est facile. On se sent juste apaisées, jusqu’à ressortir dans le monde et ressentir une gêne. C’est là qu’on se dit : ah ouais, des mecs. Par contre, après tout mon blabla sur le cul, je dois dire que c’était très bon enfant, pas queer, ah non. Je pense que la soirée a même séparé un couple du milieu militant parisien (même s’il n’y avait pas beaucoup de parisien.e.s) que je connais mal mais que j’ai déjà repéré plusieurs fois en soirée et en AG et que je trouve trop mignon. C’est dommage. Force à vous les gars, j’espère que vous allez vous remettre de vos problèmes.

Vu que je me suis grave égarée de mes propos de base, j’essaie de retrouver le fil du personnel au politique. Bon, il y a une des comédiennes qui était TRÈS charmante. Le lendemain, on se lève pour le petit déj (j’ai lavé des salades la veille) et on part discuter en petits groupes. Dans le mien, « actions », je la retrouve, la charmante comédienne, qui parle de « frivolités tactiques ». Ce concept m’a énormément plu et m’a rappelé la raison de ma venue : Greenham Commons. Une des actions des femmes de Greenham, d’après la légende, c’était d’encercler la base nucléaire habillées en lapin, sautillant entre les buissons. Elles déjouent ainsi les flics, qui s’attendaient à la confrontation directe, au jeu viriliste. Sans savoir quoi faire avec ces bons petits lapins, les flics ont été tenus à l’écart un petit moment, et les féministes antinucléaires ont réussi à perturber le fonctionnement de la base, y rentrer et bloquer (pas longtemps, mais quand même). Pour la première fois on discute de la non-intervention des flics, probablement liée au fait d’être un groupe de femmes et des possibilités d’utiliser la non-mixité en notre faveur. Il paraît que dans le milieu de l’antinucléaire, ce n’est pas du tout gagné, la non-mixité (encore des gens qui n’ont jamais vu à quel point les meufs gagnent en assurance quand elles parlent en non-mixité et comment on peut apprendre à discuter autrement). La comédienne a raconté ces histoires de faire reculer des lignes de CRS avec des techniques de clown et a dit qu’elle faisait des ateliers partout en France s’il y avait des intéressé.e.s. J’ai été soudainement prise par une envie folle d’apprendre le clown, ce qui ne m’était JAMAIS arrivé de ma life et j’oublie le reste de la discussion.

Le week-end à Bure à surtout été cadré comme un enjeu d’écoféminisme. Il y avait un atelier sur le sujet. Je l’ai évité parce que je savais qu’il allait m’énerver, mais je n’ai pas pu éviter la restitution et, effectivement, j’ai été énervée. On parle d’écoféminisme et on fait le constat de la blanchité de l’assemblée. Jusque-là, tout baigne, c’est effectivement sacrément blanc. Mais là, on parle des victoires et des avancées de l’écoféminisme et le besoin de « diversifier nos luttes ». Cela me fout les boules, encore, je m’éloigne et je passe deux semaines à essayer de digérer cela en écrivant ce texte.

Attention ça vrille, ce n’est plus un compte rendu, mais un coup de gueule.

Vous avez du culot quand même les Français.e.s, de venir parler de « diversifier l’écoféminisme ». C’est ouf à quel point vous croyez que vous avez vraiment inventé tout ce qui est cool et émancipateur. Calmez-vous un peu, arrêtez de regarder vos nombrils de colons. L’écoféminisme a nullement besoin de « diversification ». C’est une lutte du sud, des meufs du sud, il n’est pas du tout blanc. Vous, vous êtes blanches et européennes (on peut être l’une sans être l’autre et vice-versa, il paraît qu’ici il faut le clarifier, lol) et vous rentrez dans la lutte maintenant. Vous ne l’inventez pas, il y en a qui luttent depuis cinq siècles. La situation est tellement limite que même vos territoires hyperprotégés historiquement, ceux qui ont tellement profité de la destruction des autres territoires, sont maintenant en train de devenir des poubelles nucléaires. La lutte est diversifiée : elle est tellement diversifiée que maintenant même notre blanchité/votre européenneté ne vous protège plus. Même les blancs peuvent adhérer à cette lutte. Et ne me méprenez pas, c’est fondamental que vous y participiez, surtout parce que vous avez de la marge.

La semaine qui a suivi le week-end de Bure, c’était celle du discours de Greta Thunberg à l’ONU. J’ai vu les grands médias qui l’attaquent par la droite et les petits médias qui l’attaquent par la gauche. La semaine qui a suivi le week-end de Bure a aussi été celle de la mort d’Ágatha Felix, jeune fille de 8 ans, plus jeune que Greta, plus noire et plus brésilienne aussi. La police militaire de Rio de Janeiro l’a touchée d’une balle dans le dos quand elle rentrait à la maison avec sa mère dans un de ses vans qui font office de transport public à Rio. Des amies vénères (la vraie rage, celle qu’il faut dans ces situations-là) ont fini par diriger cette rage contre les grèves contre le climat, en disant que c’était un « truc de blanc européen » de faire des grèves contre le climat.

Mais vous me voyez là, je suis prise entre deux mondes : je vous dis que l’écoféminisme ne pourra jamais être blanc et je vous dis que les grèves contre le climat, c’est un truc de blanc européen. C’est cela qui m’a tracassé pendant deux semaines. Enfin, je pense que j’ai tout digéré.

Je ne suis pas d’accord avec mes amies brésiliennes vénères. Je comprends ce qui les énerve dans cette injustice inscrite dans la réalité et dans la géographie : les enfants du Nord qui s’inquiètent de l’extinction, ils vont à l’ONU. Les enfants du Sud, ils rentrent en extinction, tout court. Ce n’est pas la première fois que je vois cet énervement : on sait que les médias ne relatent pas le plus important, mais qu’ils répondent à d’autres injonctions. Je ne leur ai rien dit, parce qu’elles avaient le droit d’être en colère et que ce serait impardonnable de les en priver. Je vous dis donc les deux choses que je ne leur ai pas dites ni à elles ni aux autres à Bure, mais aurais dû. 

Nous, qui venons du Sud, on aurait déjà dû apprendre que les médias, surtout internationaux, ne se focalisent pas sur la violence qui nous tombe dessus. Parfois, c’est parce que c’est la leur, ou parce qu’ils ne peuvent pas expliquer ce qui se passe, à partir de leur cadre. Par ailleurs, c’est un peu un désespoir colonisé de se dire qu’il faut qu’ils soient au courant de la mort d’Agatha pour qu’elle soit importante. Comme dit Spivak, ils n’ont pas encore appris le vocabulaire qui leur permettra de comprendre cette mort à partir d’une grille de lecture qui n’est pas la leur, qui ne les conforte pas dans leur schéma sur les Suds. Laissons-les dans l’ignorance, jusqu’à ce qu’ils apprennent, et d’ailleurs on n’a pas besoin d’eux dans nos luttes, le plus souvent, ils veulent nous expliquer ce qu’on a inventé. C’est le sujet du film Bacurau, mais j’y reviendrai.

Les grèves contre le climat ne sont pas contraires à cette possibilité d’apprentissage. Peut-être qu’elles peuvent même aider. Laissons-les parler de Greta, faisons le deuil d’Agatha entre nous (après, si mes potes veulent s’en prendre à la gauche « blanche au Brésil », elles ont raison. Mais ça, c’est un texte à écrire dans une autre langue).

Bacarau, le film, vous connaissez ?

Pour enfoncer des portes ouvertes (c’est mon activité préférée), je glisse maintenant ma critique du film Bacurau. Je recommande au public français, queer et particulièrement toto, d’aller le regarder. C’est un film sur le monde dont Greta a peur, sur ce contre quoi luttent les féministes antinucléaires de Bure. Greta a peur de la fin du monde, comme les écoféministes de Bure et comme les gens d’Extinction Rebellion qui occupent Italie 2 et Châtelet.

Les gens de Bacurau connaissent la fin du monde, et ce depuis un moment. Comme nous rappelait Françoise Vergès ce matin, et Eduardo Viveiros de Castro depuis je ne sais plus combien de temps, la fin du monde a déjà eu lieu, mes queers blanc.he.s. Agatha est morte. Cette fin du monde, par contre, elle ne vous tombe dessus que maintenant. J’ai une pote qui était « gênée » par ce « truc coupé du monde » que le film montre, trop « zadiste » à son goût. C’est pas bien d’être zadiste dans les milieux toto parisiens. Dans les milieux toto parisien, il faut être dans la confrontation avec le pouvoir, leur tomber dessus de façon viriliste. Les gens d’Extinction Rebellion sont trop « obéissants ».

Vous me faites rire comme les meufs européennes qui veulent « diversifier » l’ecoféminisme. Vous jouez à casser du flic, nos Agathas meurent à huit ans. Il y a plus de lutte anti-systémique dans chaque repas cuisiné par la maman d’Agatha que dans tous les black blocs à Biarritz. Certaines luttes ne sont pas blanches, mais si cela vous arrive de les porter, eh beh, tant mieux. Je viens ici aujourd’hui juste vous rappeler : continuez à lutter, mais apprenez la vraie place que l’Europe occupe dans toutes les luttes anti-système de nos jours. L’écoféminisme ne pourra jamais être “pas diversifié”, même si à Bure la grande majorité était blanche et européenne. Ce n’est pas parce que certaines luttes sont blanches ici que ces luttes-là sont blanches et que, voilà, encore votre fardeau, il va falloir trouver un moyen d’ « inviter les autres à participer ». Je répète : la situation devient tellement difficile dans le monde que votre blanchité ne fait plus ce qu’elle a été créée pour faire : vous éviter d’être touché.e.s par la précarisation, la destruction, l’extinction qui a touché et crée des non-blanc.he.s pendant des siècles. Les européen.ne.s, vous arrivez tard au cortège, la lutte arrive tard à vous. Maintenant, il ne vous reste qu’à suivre dans les pas des luttes que les gens d’ailleurs sont en train de mener depuis des siècles.

On arrive ainsi à Bacurau, film brésilien qui est à l’affiche dans plusieurs salles en France et lauréat du prix de jury à Cannes. C’est le troisième long-métrage de Kléber Mendonça Filho, naturel du Pernambouc, dans le nord-est brésilien (comme moi <3). Ses deux films précédents, Bruits de Recife et Aquarius, sont également passés à Cannes. Dans les deux, Kléber Mendonça s’est plongé dans une critique de la bourgeoisie de Recife, ses mondes privés, son exploitation des Brésilien.ne.s « autres ». Les Bruits de Recife, c’est un film de suspense où le méchant est la lutte des classes.

Bacurau, c’est l’autonomie post-apocalyptique dans le Pernambouc. C’est un film de revanche anticoloniale, aussi. Les deux choses sont profondément liées : le film se passe dans le futur, mais il se passe dans le passé et dans le présent aussi. Les gens de Bacurau survivent à une chasse à l’homme des Américain.e.s (une extrapolation de ce que pourrait devenir les prochaines activités d’extraction touristiques du tiers monde dans une économie mondialisée : vendre aux Américain.e.s hypermilitarisé.e.s une expérience de la violence « réelle » et « vintage » qui leur permet de sortir de leur technococons ?) parce que ce n’est encore qu’une autre fin du monde qui s’approche dans une longue série des fins du monde.

Le « musée » de Bacurau, d’où les habitant.e.s sortiront leurs outils d’autodéfense, est une référence au « cangaço », une forme de banditisme qui était répandue dans le nord-est brésilien au début XXe. Lunga est le « Lampião » du XXIe (pas vraiment queer, mais pas dans la masculinité hégémonique non plus, car pleinement périphérique). Le « cangaço » a été longtemps compris comme une riposte, déjà à cette époque-là, aux inégalités et à l’absence d’État, autre que dans son bras répressif (Bure et Bacurau pourraient dialoguer, alors, mais il faudrait que Bure apprenne ce que Bacurau peut enseigner).

L’expérience de Bacurau est l’expérience coloniale par excellence sans l’être. Parce que la riposte, c’est le renversement des propos coloniaux et la réappropriation d’un récit. C’est Fanon. Au lieu d’être des cibles faciles tuées par les Américains, comme c’est le cas dans tous les films américains, les gens de Bacurau ripostent. Ielles ne sont ni les bons, ni les mauvais sauvages. Ielles ne sont pas sauvages du tout. Ils sont des sujets avec une histoire, une géographie et une politique, et qui ont survécu à la fin du monde de façon autonome : ils sont très forts en autodéfense (« Bacurau : se for, vá em paz »). Périphérie ne veut dire ni faiblesse, ni incapacité d’adaptation, ni enfermement, ni stupidité. Bacurau ne veut pas être zadiste, les zadistes voudraient être Bacurau. Agatha ne peut pas être Greta, je ne peux pas retrouver le féministe internationaliste que je cherchais en allant à Bure.

Les zadistes ne peuvent pas être Bacurau, parce que vous avez tout rasé et tout « étatifié ». Ce que nous expérimentons, nous qui avons des passeports bleus ou des titres de séjour européens, n’est qu’un avant-goût, n’est que l’étape la plus récente d’un processus en marche depuis longtemps. Et, par conséquent, vous n’inventez rien, vous n’allez pas sauver le monde : vous êtes l’arrière-garde de la guerre. Que vous gagniez ici, soit en zad verte ou en éco-cool-en-marche, cela ne garantit en rien une fin du monde différente. Par ailleurs, pour ceux.lles qui sont loin (proches du centre de la guerre), la différence est parfois impossible à cerner. Votre rôle est plutôt de rendre visible cette différence pour ceux.lles qui sont, vraiment, à la tête du cortège.

D’un coup, la faiblesse de Bacurau devient une force qui n’est pas accessible « ici ». Les subalternes peuvent-elles parler ? Elles peuvent se révolter. Les (anti)européen.ne.s peuvent-ielles comprendre comment mettre vos révoltes dans le continuum des leurs ? Les (anti)européen.ne.s, les mecs de la géographie, peuvent-ielles se décentrer, apprendre à faire la voie pour d’autres formes de politique et d’organisation ? « Bacurau partout » devrait être le mot d’ordre de l’alliance queer-XR-gilets jaunes-gilets noirs.  

En attendant des réponses, je vous propose de chercher un atelier de clown pour la semaine prochaine, intéréssé.e.s merci de me contacter à travers le site de Friction.

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