[ATELIER D’ECRITURE] « Je tourne mon regard vers l’immense couteau collé à ma main droite : la guillotine moderne d’un bourreau qui s’ignore. »

Lors du troisième atelier d’écriture en ligne que nous avons organisé, les participant.e.s ont écrit à partir d’un extrait de dialogue tiré de la pièce Derniers remords avant l’oubli de Jean-Luc Lagarce. Voici le texte écrit par Letizia.

(c) Macha Savykine

Deux jours que je la connais et je sens déjà l’insidieuse contamination de son discours activiste. Je l’ai rencontrée dans un bar, et elle est végétarienne. J’aurais dû le savoir, à traîner dans ce quartier.
Deux jours, c’est tout ce qui a été nécessaire pour que ce matin, après 10 ans de métier, je sois prise de haut-le-cœur en ouvrant la porte de la chambre froide de la boucherie que nous tenons de mère en fille depuis 1989. C’est inexplicable. La semaine dernière j’étripais des lapins à qui mieux mieux et aujourd’hui je dois fixer une botte de persil en respirant lentement pour me calmer.
La main sur le cœur et le visage tordu par mes efforts pour apaiser mon envie de vomir, je prie de toutes mes forces la déesse des bouchères pour que ce dégoût soudain viscéral me passe. La vision fugace de ma mère me glace le sang – ou bien est-ce parce que je suis dans ce frigo depuis trop longtemps, je ne saurais le dire – car s’il y a bien quelque chose qu’on ne tolère pas dans la famille, ce sont les végétariennes.
J’ai dû fixer le persil longtemps car lorsque je reviens à moi je suis bien installée devant mon plan de travail, un lapin étendu de tout son long sur le marbre froid du comptoir. La lumière chirurgicale qui tombe du plafond sur son corps écorché donne tout à coup à mon commerce un air de morgue.
Soudain, ma blouse blanche de bouchère me fait horreur. Je tourne mon regard vers l’immense couteau collé à ma main droite : la guillotine moderne d’un bourreau qui s’ignore.
Après je me suis demandée – tout de même, ce genre de chose n’est pas supposée arriver – si j’avais des séquelles de ma chute à vélo de la veille, parce que le lapin s’est mis à parler.
– C’est nouveau, cette hésitation ? D’habitude on n’a même pas le temps de l’ouvrir pour dire bonjour.
Et il me dit bonjour. C’est un lapin poli. Je me félicite d’avoir dans ma boucherie un lapin si poli. Puis je réalise : je lui ai ôté sa peau et le voilà nu, je me demande si ça le dérange, il me dit non, « non, au point où j’en suis ». Alors je lui présente mes excuses et je pose le couteau de peur de l’intimider, et je lui prête quand même ma blouse pour qu’il n’attrape pas froid. Il me remercie chaleureusement. Il n’est donc pas non plus rancunier.

Après je me mets à lui parler, longtemps, de mon état. Du scandale familial que cela créerait si tout à coup je brisais la chaîne carnivore de la famille, si je fermais boutique, si je me mettais à vendre des tisanes de persil. Quand j’arrête de parler il est silencieux, les yeux fermés. Je crois qu’il est retourné à son état de cadavre jusqu’à ce que je brise le silence d’hôpital pour lui demander :
– Qu’est-ce que tu en penses ?
– Moi ?
– Oui, toi. Qu’est-ce que tu en penses ?
– Oh moi, ce n’est pas très important. J’aimerais qu’on en finisse. Tu sais. Vraiment. Qu’on en finisse, je crois, chacun·e de son côté, désormais.

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