« Autrices » de Daphné Ticrizenis ou comment redonner aux femmes leur place dans l’histoire littéraire

En septembre 2022, la maison d’édition Hors d’atteinte publiait le premier volume de l’anthologie Autrices,Ces grandes effacées qui ont fait la littérature qui affichait comme ambition d’être un Lagarde et Michard au féminin. Si tu n’as pas fait d’études de littérature ou si personne autour de toi n’en a fait, tu ne sais peut-être pas que le Lagarde et Michard c’est l’anthologie – un peu datée – de littérature par excellence : extraits de textes canoniques et notices biographiques des principaux auteurs français. J’écris principaux auteurs au masculin à dessein : il n’y a que très peu d’autrices qui ont fait date dans l’histoire de la littérature, histoire pensée et structurée par des hommes.

Daphné Ticrizenis est éditrice, elle a pendant longtemps édité des manuels scolaires et a pu ainsi déplorer l’absence de figures féminines dans la tradition des études littéraires. Cette difficulté à pouvoir sélectionner des textes d’autrices pour les insérer dans les manuels et proposer une vision moins sexiste de la littérature a fait naître en elle le désir de se pencher sur la question. Elle est à l’origine de cette fabuleuse anthologie dont le deuxième tome, consacré aux XVIIIe et XIXe siècle vient de paraître, toujours aux éditions Hors d’Atteinte. Nous l’avons rencontrée. 

Qu’est-ce qui vous a amenée à vouloir créer une anthologie de textes écrits par des femmes ? 

Aux alentours de 2016, j’ai fait le constat qu’il y a très peu de textes d’autrices dans les manuels, on est aux alentours de 90% de textes d’hommes contre 10% de textes d’autrices. Avec les auteurs·trices avec qui je travaillais sur un manuel, nous étions assez d’accord qu’il fallait intégrer beaucoup plus de textes de femmes. En faisant l’exercice, on s’est tous·tes rendu compte qu’on ne pouvait pas, parce qu’on n’arrivait pas à convoquer de textes de femmes. On avait en tête très peu de noms d’autrices et encore moins d’oeuvres écrites par elles. Une fois le manuel fini, il y avait un peu plus de textes de femmes mais ça restait encore très marginal par rapport au nombre de textes d’hommes. Et par ailleurs, les autrices convoquées, c’était soit de la littérature contemporaine soit de la littérature jeunesse. 

À partir de là j’ai commencé à faire des recherches, d’abord pour moi-même pour aller découvrir de nouvelles autrices. J’ai alors découvert le travail de plusieurs chercheuses, notamment Aurore Evain pour le théâtre, Eliane Viennot pour la période de la Renaissance, Christine Planté et Martine Reid pour les XVIIIe et XIXe siècles et grâce à elles j’ai découvert les autrices qui ont été oubliées, ou en tout cas qu’on n’a pas eu la chance d’étudier au collège ou au lycée ou même parfois pendant les parcours universitaires en lettres. Au départ, je faisais ce travail pour être prête pour un prochain manuel. En ce qui concerne l’anthologie, elle est née d’une discussion avec Marie Hermann, la cofondatrice des éditions Hors d’Atteinte. Nous avons échangé sur la difficulté à trouver ces textes mais aussi sur la difficulté à les lire puisque la plupart ne sont pas édités. Elle a suggéré qu’on republie les textes et c’est devenu une anthologie.  

Vous venez de publier le deuxième volume d’Autrices qui s’arrêtent à la fin du XIXe s. Va-t-il y avoir un troisième volume pour couvrir les XX et XXIe s. ou on peut considérer qu’il y a une plus grande reconnaissance et visibilité des autrices contemporaines ?

Effectivement, en ce qui concerne les autrices contemporaines, on peut en citer, elles reçoivent des prix, comme Annie Ernaux qui a reçu en 2022 le prix Nobel de littérature, c’est vrai qu’on s’est posé la question. Mais il nous semblait important d’aller jusqu’au bout. Notamment parce qu’on a déjà effacé et oublié un certain nombre d’autrices du XXe siècle, certaines ont été récompensées de leur vivant mais ne sont toujours pas étudiées en classe… Et par ailleurs, il nous semblait important de montrer que les arguments sexistes qui existent depuis le moyen âge ont toujours cours et que ces autrices sont toujours attaquées. Pour reprendre l’exemple d’Annie Ernaux, elle a eu beau avoir un prix Nobel, elle a quand même été la cible d’attaques fondées sur des arguments sexistes, comme par exemple « écrire sur l’intimité, ce n’est pas faire de la grande littérature ». C’est sexiste parce que c’est un argument qui est utilisé depuis des siècles contre les femmes. C’est important de montrer qu’il y a une continuité dans cette misogynie, il y a une histoire misogyne de la littérature bien enracinée et qui continue d’exister. Et on n’est pas du tout certain·es que les autrices reconnues d’aujourd’hui ne vont pas disparaître de la même façon. 

Les femmes sont souvent très peu représentées dans les palmarès des prix littéraires : est-ce qu’il y aurait derrière cette moindre reconnaissance l’idée que les femmes écrivent moins bien ? 

Il y a beaucoup de préjugés. Il y a l’idée très ancrée que les autrices ne font pas des œuvres de génie. Puisque notre histoire littéraire n’est faite que de grands hommes, les autrices ont parfois existé mais elles ont fait de petites œuvres. Aujourd’hui, cette idée persiste : certes, les autrices sont là et ont le droit d’écrire mais elles ne vont pas publier de chef-d’œuvre.

Je suis intimement persuadée que si on ne fait pas ce travail-là de retrouver notre matrimoine littéraire, de relire les textes de femmes et de les intégrer dans une histoire littéraire commune, on va continuer à écarter les autrices de la grande littérature.  

À qui s’adresse cet ouvrage ? Il s’agit d’une mine d’or pour tous·tes les enseignant·es qui sont nombreux·ses à déplorer la difficulté à trouver des textes écrits par des femmes… De plus en plus d’enseignantes essaient de construire des progressions paritaires mais se heurtent à la difficulté de trouver les textes… 

Là où il faut être indulgent·es envers nous-mêmes, c’est que l’on hérite d’une histoire qui a été racontée de générations en générations. Ça demande un gros effort de se dire qu’on va aller au-delà de ce qui existe et est accessible et qui n’a pas pignon sur rue. Et par ailleurs, il est évident que l’on étudie avec nos élèves des œuvres que l’on a nous-même étudiées pendant nos années d’études et qui nous sont familières. Et par ailleurs, il y a aussi la crainte de passer à côté des grands noms avec les élèves si on étudie telle femme qui sera considérée comme moins importante dans l’histoire de la littérature. 

Mais il faut bien garder à l’esprit qu’en plus ces textes ne sont pas édités ! Lorsque je sélectionne un texte dans l’anthologie, j’indique la référence de l’ouvrage où je l’ai trouvé mais la plupart ne sont plus publiés. Je les trouve dans des presses universitaires essentiellement et ce sont des ouvrages assez onéreux et difficiles à trouver. Pour le tome 2, j’ai trouvé beaucoup de textes sur Gallica, la plateforme de la BNF mais on peut difficilement donner un extrait de Gallica aux élèves. 

Il y a évidemment un enjeu éditorial, c’est ce que fait Hors d’atteinte mais d’autres maisons commencent également à jouer le jeu, je pense par exemple à la collection Les Plumées des éditions Talents hauts ou Librio qui a lancé la collection Matrimoine. 

Il y a aussi un enjeu au moment des choix des textes pour les examens et les concours… 

Justement, il y a quelques années, Françoise Cahen, entre autres, avait pointé l’absence d’autrices dans les programmes de lycée. Depuis, pour chaque objet d’étude, on retrouve une autrice. On peut noter par exemple la présence d’Hélène Dorion, poétesse peu connue au programme pour l’objet d’étude sur la poésie. Pensez-vous qu’on assiste à une réelle prise de conscience ? Ou bien ne s’agit-il en réalité que « de faire bonne figure » ? 

Je pense qu’il y a quand même une petite évolution mais on peut le critiquer aussi ce choix de programme. Hélène Dorion est la première poétesse vivante, donc c’est vraiment génial qu’elle soit au programme mais elle est en face des Cahiers de Douais de Rimbaud. C’est un sacré challenge pour les enseignant·es qui choisissent de travailler cette oeuvre avec leurs élèves. On se doute que les enseignant·es dans leur grande majorité vont faire étudier les oeuvres plus canoniques au programme [c’est-à-dire : Francis Ponge, La rage de l’expression et Arthur Rimbaud, Les Cahiers de Douais, ndlr]. Il y aurait peut-être d’autres autrices à mettre en avant. 

L’année dernière lorsqu’a été annoncé le nouveau programme pour l’objet d’étude sur le roman, on s’est réjoui·es du choix de Colette mais on se pose quand même la question de la raison de ce choix de Sido et des Vrilles de la vigne qui sont des récits difficiles d’accès. Peut-être y avait-il un roman complet plus accessible. 

Pendant longtemps les femmes n’ont pas eu accès à la même éducation que les hommes : est-ce que cela se reflète sur la typologie (voire la sociologie) des autrices ? Appartiennent-elles toutes à des milieux privilégiés voire progressistes où elles ont pu se former ?

Évidemment ça joue, l’éducation des autrices est un vrai sujet car en ce qui concerne l’accès à l’éducation des filles, il faut attendre la fin du XIXe siècle, là où les premiers collèges pour les hommes datent du moyen âge. Toutes les autrices que j’évoque sont soit issues de milieux très aisés où elles ont eu la chance de bénéficier d’une éducation aussi qualitative que celle des hommes grâce à leurs parents. Progressiste ou pas d’ailleurs, car tous les milieux politiques sont représentés. Il y a parfois des pères de famille qui acceptent que leurs filles reçoivent une bonne éducation mais derrière il faut bien les marier. Soit elles sont autodidactes, elles sont très rares. C’est le cas de Marie de Gournay [philosophe « féministe » de la fin du XVIe, début du XVIIe siècle qui a consacré une grande partie de sa vie à l’édition et à la réédition des Essais de Montaigne, ndlr]. Dans ces cas-là, on est face à des femmes qui sont extraordinaires. Plus on avance dans les siècles, plus on a d’autrices qui ne sont pas seulement issues de la haute noblesse, petit à petit on voit apparaître des autrices de la haute bourgeoisie, de la bourgeoisie et des classes populaires. On suit aussi la courbe de la démocratisation de la culture. 

On entend encore des gens se formaliser du terme d’autrice or c’est une forme de féminin très ancienne, sur le modèle d’acteur/actrice(qui a d’ailleurs une origine latine attestée). Est-il important de mettre le terme même en avant ?  

C’était évidemment une volonté affichée puisque, comme vous l’avez dit, le mot a des origines latines et était utilisé jusqu’à la fin du XVIe siècle, avec d’autres mots d’ailleurs, la langue n’étant pas fixée à cette époque comme elle l’est maintenant. C’est au XVIIe s., l’Académie Française qui rejette ce mot, avec un bon nombre de mots désignant des activités intellectuelles et des métiers féminins. C’est une disparition tout à fait politique dont le but est d’indiquer que les femmes ne sont pas légitimes pour écrire, donc on efface jusqu’au mot qui les désigne. Réutiliser le mot, c’est revendiquer leur légitimité. 

Autrices. Ces grandes effacées qui ont fait la littérature (tome 2), Daphné Ticrizenis, septembre 2023, éditions Hors d’atteinte