« Brokeback Mountain » et la blague homophobe

Quand j’étais plus jeune, j’avais l’impression qu’il existait seulement trois films queers : Priscilla folle du désert, La Cage aux Folles et Brokeback Mountain (réalisé par Ang Lee). Et le point commun entre les trois, c’est qu’ils faisaient l’objet de blagues homophobes fréquentes autour de moi.

On connait tous.tes les références sempiternelles à la tente, au sexe anal, aux cow-boys qui s’enculent… Eric Cervini, historien américain de l’activisme gay, évoque la sortie de Brokeback Mountain ainsi: « Je me souviens des victoires aux Oscars et de l’importance des nominations mais je me souviens en particulier des blagues : des mecs hétéros dans des sketchs à la télé, se moquant des personnages dans des tentes, rigolant de leur lubrification […]»

Le film réalisé par Ang Lee est sorti en 2005 et contrairement à ce que je croyais à ce moment-là, il était loin d’être le premier film gay à sortir sur nos écrans. Toutefois, il reste un marqueur du basculement du cinéma queer dans le mainstream, et surtout, il a été retenu comme précurseur par beaucoup. Pour une partie des vingtenaires d’aujourd’hui, il s’agit du premier film pédé qu’ils ont vu.

De la même façon, ce fut à mes quatorze ans, après avoir fait mon coming-out à quelques amies, que j’osai enfin regarder le film. Mes parents n’étant pas encore au courant de mon homosexualité, je me permis d’enregistrer le programme sur notre box en secret, alors qu’il était rediffusé tard le soir.

Si j’avais usé de telles précautions, ce n’était pas seulement parce que j’étais dans le placard mais parce que toutes les blagues sur le film que j’avais entendues évoquaient la pseudo-obscénité du film. J’étais persuadé que Brokeback Mountain était rempli de scènes de cul !

C’est donc avec surprise (et il faut l’avouer, un peu de déception pubère) que je découvris qu’il y avait plus de scènes de sexe hétéro que de scènes de sexe gay. Moi, mon petit esprit adolescent avait clairement donné raison à l’adage « le sexe fait vendre » et à la place d’une explosion sexuelle, je me retrouvais à vivre l’une des expériences les plus intenses de ma vie de spectateur. Pourtant, rien ne prédisposait à cela. J’ai vu Brokeback Mountain sur une télévision, par petits morceaux et dans la pénombre, profitant du moindre moment où toute ma famille n’était pas là, y compris la ballade du chien de dix minutes. De ce visionnage morcelé, j’en suis sorti bouleversé, obsédé par cette romance impossible, écoutant en permanence sa bande-son sur le chemin du collège.

L’optimisme du personnage de Jack (interprété par Jake Gyllenhaal), son désir d’être heureux avec l’homme qu’il aime malgré l’homophobie m’a profondément inspiré, à l’époque où je venais juste de faire mon coming-out. Le film m’a donné un désir de combativité, une capacité d’adversité qui s’est avérée utile, qui m’a permis de croire que l’amour que je ressentirais un jour serait trop beau pour être caché.

J’en suis également sorti avec un fétichisme des chemises, une incapacité folle à ne pas considérer tous les cow-boys comme homosexuels, un penchant pour les hommes verrouillés émotionnellement et un romantisme idéaliste contre lequel n’importe quelle relation viendrait inexorablement se fracasser mais ce n’est pas le sujet. Non, ce qui me sidère, c’est la façon dont la réception du public a non seulement fait de ce film le truc le plus sexuel du monde mais l’a aussi érigé comme seul long-métrage de la représentation gay. C’était le premier qu’ils avaient en tête, le seul qui existait, peu importe la réalité.

L’aura tout à fait fabriquée du film a continué à prospérer longtemps. Dans mon manuel de sciences, lors des cours d’éducation sexuelle, Brokeback Mountain était le seul film cité pour le minuscule encart dédié à l’homosexualité. Une évocation peu pédagogue, qui peut donner l’impression aux jeunes gays que la seule issue est l’homophobie crasse, la solitude et la mort. Il s’agissait aussi de nous conseiller un film qui n’apportait aucune réponse quant à notre identité et dans une mesure bien moins dramatique, qui fait croire qu’on peut faire du sexe anal en plein froid, avec une goutte de salive et des haricots en boite à peine digérés dans l’estomac.

Je suis peiné de réaliser que la société cis-hétéro a fait d’un film sur l’amour passionnel une sorte de coquille vide destinée à l’humour. Toutefois, ce n’est pas étonnant, sa réception étant emblématique des dynamiques homophobes dont sont victimes les hommes gays, au même titre que la réception de La Vie d’Adèle (mais aussi sa fabrication pour le coup) est représentative de celle que subissent les lesbiennes (notamment l’hypersexualisation et la fétichisation de leurs rapports). C’est d’ailleurs ces deux films qui ont longtemps été les œuvres emblèmes, pour le grand public, des histoires gays et lesbiennes. Brokeback Mountain est devenu une sorte de lieu commun pédé et parfois, je pense qu’il l’est pour une mauvaise raison, du fait de cette réputation qu’on lui a créée.

Ce qui est d’autant plus terrifiant, c’est que Brokeback Mountain est un film pour le regard cis-hétéro et fabriqué par eux. L’histoire suit un couple d’hommes blancs ayant des relations avec des femmes, dont la masculinité obéit aux codes de leur époque… Tout est centré sur la peur de l’homophobie, sur l’absence de bonheur possible, sur la souffrance qu’ils supportent et infligent aux autres sans pouvoir s’en empêcher… Tout est là pour dire « regardez, ils s’aiment vraiment, ils sont humains, ils ne méritent pas cela ». Il s’agit d’un film gay acceptable pour le public de l’époque, là où d’autres œuvres avant lui, qui s’avéraient au moins aussi importantes, sont davantage restées dans l’ombre, et donc, complètement inaccessibles pour le jeune pédé que j’étais. Ainsi, j’ai réalisé que si le film était capital pour moi, il ne l’était pas forcément pour des mecs plus âgés, qui avaient eu une certaine fascination devant Queer as Folk ou My Own Private Idaho, pour ne citer que ceux-là. Brokeback Mountain est révolutionnaire seulement dans la société normée et ne l’a été que parce que c’était un film prévu à cet effet, calibré pour être courageux mais pas politisé au point de se voir moins soutenu.

Toutes ces conditions ont aussi imposé beaucoup de poids à un seul et unique film, là où les enjeux de la représentation n’est jamais l’apanage d’une seule personne et d’une seule œuvre. Beaucoup de personnalités queers interviewé.es par Bitchmedia relèvent ainsi les limites politiques du film, y compris à l’époque de sa sortie. Le désir d’une représentation plus large de l’homosexualité existait déjà et la frustration de se voir représenté.es par un seul film et uniquement à travers des hommes cis blancs dans une époque éloignée des préoccupations du moment était déjà présente.

D’ailleurs, je suis complètement d’accord que des cow-boys qui s’aiment n’est pas du tout la façon la plus correcte d’aborder nos existences. Je sais qu’avoir accès facilement à d’autres films LGBT à l’époque de mon coming-out aurait pu m’aider à gérer mon mal-être. Je sais aussi qu’avec la visibilité que nous avons désormais et qui est certes, toujours bancale par moment, les jeunes queers peuvent trouver des histoires qui ne sont pas complètement régies par les LGBTphobies au moment où ils se posent des questions.

Maintenant j’ai la possibilité et l’âge de fouiller dans les œuvres plus anonymes, plus politisées et plus empreintes de diversité que Brokeback Mountain. Et pourtant, je retourne toujours vers ce film avec beaucoup d’affection, tout en regrettant la façon dont il a été perçu pendant si longtemps. Il reste mon film pédé fétiche, parfait en ce qu’il est mais malmené par la suite et il le restera sûrement aussi longtemps que perdurera mon amour pour Jack Twist.

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