« Ça nous fait rester dans nos jus croupis de quotidiens, à voir défiler des horreurs sur nos pommes sans pouvoir y ajouter nos indispensables grains de sel. » On parle censure et harcèlement TERF avec La Grande Horizontale

Qu’est-ce qu’un raisonnement fallacieux ? Quels liens y a-t-il entre les mouvements transphobes et les mécaniques complotistes ? Comment déceler une idéologie qui s’appuie sur des bases floues tout en ayant des perspectives civilisationnelles précises ? Il est précieux de se poser toutes ces questions quand une population discriminées cristallise à elle seule tous les enjeux d’un sujet de société, La Grande Horizontale, collectif de créations militantes documentaires, se propose d’y apporter quelques éléments de compréhension, de manière créative et située. Dans le film du même nom, il est question d’un argument bien souvent utilisé sans qu’il ne soit toujours nommé : l’appel à la nature. Nous avons choisi de laisser la parole à La Grande Horizontale pour qu’elle nous explique son travail.

Qui c’est qui cause ?

La Grande Horizontale est un collectif constitué de personnes merveilleuses. Voilà, vous n’en saurez pas davantage. 

Mais pourquoi cacher l’identité de ces êtres incroyables, me demanderez-vous… Et nous répondrons en choeur à contre-coeur : ben, par profonde frousse.

Parce que malgré le désir tenace de signer nos projets, cet anonymat nous préserve des horreurs que nous dénonçons. Entre Charlotte l’abolote, Jacob le transphobe, Clémence Le-handicap-est-une-chance, Sam Gafam, Juju le mascu, son pote Eric Dick Pick, et sa petite soeur Madame Je-vois-pas-les-couleurs, et puis les lois, les censures, nos métiers, nos vies privées, l’envie de s’y mouiller nous a vite passée.

Ah si, la seule chose à savoir, c’est que tout les sujets que nous traitons le sont par des personnes concernées et les allié·e·s choisi·e·s par ces dernières. Le reste vous sera dévoilé avec joie le jour où on sortira d’une société dans laquelle la transphobie, le validisme, le racisme, la putophobie, le sexisme, le classisme, la grossophobie tuent, et où la course à la popularité individuelle dans laquelle nous pousse le néolibéralisme ne pourrira plus nos collectifs.

Du coup, La Grande Horizontale, qu’est-ce qu’elle fabrique ?

Si vous êtes une personne trans, vous portez encore sans doute sur votre joue la trace chaude des baffes transphobes qui ont rythmé l’année écoulée. Non pas que cette déferlante de torgnoles ait été suspendue, mais nous pouvons aussi constater l’incroyable diversité de l’arsenal mis en place par la communauté pour y répondre. 

Et face aux persistances et à l’amplitude exponentielle des mornifles, nous avons appris, jours après jours, à identifier, et à visibiliser les mains qui les distribuent. Les collectifs Toutes des Femmes et XY media nous ont expliqué que l’augmentation des mouvements transphobes peut s’interpréter comme une simple opportunité pour l’extrême droite : ratisser des adhésions à leurs idéologies racistes, nationalistes, en insufflant une panique morale générale grâce à un sujet encore mal connu du grand public (et donc bim, si tati Lulu s’inquiète parce que son « petit dernier » veut porter des robes, c’est parce que les courants conservateurs auront finement mené leurs stratégies médiatiques jusqu’au repas dominical… pas facile à glisser en repas de famille sans contenu à l’appui quand personne, autour de la table, ne fait le lien). Le collectif C.A.R.T.E., quant à lui, a cartographié les rapports entre les divers mouvements transphobes (et ses grandes figures) et des structures d’extrême droite (et ses supers stars). Et je ne vous parle pas des incroyables articles, vidéos, émissions de radio qui fleurissent sur la toile. Bon et nous, et nous alors, qu’avons nous fait ? 

Bon, déjà, derrière ce nous, il y a un je initial. Celui même derrière cette plume. Coucou. Un je qui, paniqué par les attaques contre un précieux nous communautaire, a été pris par l’urgence d’agir. Et puis j’avais déjà travaillé sur les rouages malhonnêtes des mouvements « d’expert.es » putophobes, qui sont peu ou prou de la même clique, et surtout, qui utilisent des arguments fallacieux similaires, ça aide à identifier des schémas qui finissent par régir des lois (je pose par exemple ici que vendredi dernier, les Républicains ont créé un groupe de travail sur « la transitification des mineurs » au sénat…). Les mêmes canevas foireux, bancals, que les solides outils d’autodéfense intellectuelle issus de courants scientifiques peuvent parfois désarçonner, et qu’un travail artistique peut visibiliser. Alors après avoir passé un été à bouffer, digérer, vomir des discours terfs à toutes les sauces, j’ai réuni la matière et les personnes pour créer une tambouille collective. Le texte a été coécrit d’une traite avec une amie, joué dans la foulé, monté aussitôt. Mais raté, le ton n’y est pas, les personnages de Terf prennent trop de place et c’est l’inverse de l’effet visé, non vraiment raté. Allez allez, on recommence. L’équipe est étoffée, le temps de tournage allongé, le budget augmenté (jusqu’à 108€ au total, rendez-vous compte). Pas de répétition, il fait moins mille degrés, chaque personne de la troupe doit gérer les 30 oppressions quotidiennes qui lui sont adressée, dont certaines font profondément écho avec le texte qui est en train de se jouer… Bref, je ne vous cacherai pas que, même s’il s’est déroulé dans une ambiance fort harmonieuse, ce second tournage ne fut pas des plus pumpidup. Et le montage, par cruel manque de matériel adéquat, ne le fut pas davantage. Une course de fond en foulée sprint sur sol glissant, en somme. Mais on apprend, on bricole, et on apprend à bricoler, avec trois bouts de ficelles effilochées.

Le 1er janvier, tadamtagadam : la vidéo sort. 

Quelques heures après, splachvlanbim : 6 vues sur Facebook, une petite trentaine sur Instagram. 

Alors on accroche ses cernes derrière les oreilles, et on écrit à tous les groupes communautaires à portée de clic : bonjour les copaines, on est shadowban, à l’aide etc. La vidéo fait tout de même plusieurs milliers de vues, et reçoit surtout de nombreux commentaires incroyables. Je suis contacté par des personnes zététiciennes politisées qui me donnent espoir en une alliance possible, et, à mon sens, nécessaire. Voilà, nous avons fini par poser sur la toile un petit instrument pédagogique dans la grande boite à outil qu’est internet. 

Pendant quelques jours. Parce qu’un mois et demi après, splachvlanbim², Youtube décide de fermer notre compte, sous prétexte d’images à caractères sexuels (que nous ne nions pas, mais qui étaient en privé, et depuis des années bien au chaud toutes planquées). Instagram menace de fermer notre page pour des images vieilles de 3 ans. Refuse de me vendre de la publicité. Une personne alliée se fait suspendre son compte Facebook 3 semaines pour avoir partagé une publication dénonçant notre situation. Depuis des mois, je n’ai carrément plus accès à Instagram depuis mon ordinateur (ce qui m’empêche d’ajouter des descriptions d’images pour rendre nos publications accessibles aux personnes mal-voyantes et aveugles… Ca va pas du tout de faire du militantisme à accessibilité variable, il faut qu’on arrête avec ça) . Bref. Vous voyez le tableau. Un Kandinsky avec de la bouse. 

Aujourd’hui, la vidéo est republiée sur un second compte Youtube (nous avons créé donc une  branche annexe de La Grande Horizontale, La Tangente, pour y loger tout ce qui ne concerne pas le TDS et tenter d’éviter de répéter la blague). Les sous-titres ayant choisi de rigoler aussi un peu, ils n’ont pas daigné faire partie de la seconde mise en ligne, et nous avons donc dû en faire une troisième en parallèle. Le suivi de ce travail est donc devenu intraçable, non répertorié, complètement éparpillé. Retour au placard des œuvres chiffonnées. 

Qu’est ce que ça fait ?

Mal. Déjà, ça fait mal. Ça épuise, ça décourage. Ça pue, aussi. Ça fait se sentir en sandwich entre une idéologie traditionaliste qui veut, allez, laissons-nous aller à un esprit de synthèse, notre mort… et une idéologie néolibérale qui veut notre disparition. Du coup, petit coup de mou pour les feuilles de salade bleu-rose-blanches et jaune-blanche-violet-noires coincées entre ces deux tranches rances bourrées de conservateurs… 

Et surtout, ça réduit encore et encore le nombre de réponses publiques et collectives face aux saillies de nos ennemi·e·s. Ça laisse quelques individualités plus ou moins célèbres (et souvent pertinentes) représenter LA transidentité et continuer d’être directement, cruellement, visées sur les réseaux. Ça sélectionne le croustillant des récits individuels médiatiques, rarement filmés par des personnes concernées, toujours repris par les mouvements transphobes. Ça permet aux idées fondamentalement fausses de se répandre en tant qu’informations indispensables pour avoir une opinion à nos sujets. Et ça nous fait rester dans nos jus croupis de quotidiens, à voir défiler des horreurs sur nos pommes sans pouvoir y ajouter nos indispensables grains de sel. Oui, parce que nous, on sait les effets des faits falsifiés.

Les Riri, Fifi et Loulou de la Terfitude

L’appel à la nature (postulat selon lequel ce qui est naturel est bon, ce qui est artificiel est mauvais), en tant que biais, est un conte essentialiste qui structure nos imaginaires. Les histoires d’amour, particulièrement, sont axées autour du mythe de la pente naturelle vers un droit chemin enfin choisi, après toute une série de pataugeages dans des chemins de traverse. Et souvent, ce qui structure (même si ça ressemble plus à une énorme charpente qui maintient un bout de tapisserie qu’à une réelle armature vitale), on y tient, parce qu’on a l’impression que tout va s’écrouler sans ça. Et un tel imaginaire qui s’écroule… ce sont des réalités qui se révèlent au royaume de l’altérité. Et l’altérité, c’est pas franchement la came de l’extrême droite, qui a tout intérêt à continuer à nous ficher des shoots de rêves cishétéronormés. Donc, l’appel à la nature et tous les impacts transphobes qu’il comporte, a une utilité bien plus large, et s’inscrit dans un programme civilisationnel. 

Du coup, en s’inspirant des principes du conte, ce sont trois profils de femmes transphobes que nous avons choisi de faire dialoguer avec une femme trans dans notre vidéo. Une rousse, une brune, une blonde. Une new-age, une citadine, une bourgeoise. Le narratif était initialement articulé autour d’un combat verbal entre le personnage New-age et le personnage militrans : l’une et l’autre se présentaient en tant que représentation de La nature (et il y a l’une des deux que ça insupportait, on vous laisse deviner laquelle). Et puis, nous avons ajouté des copines au personnage terf et redécoupé le texte, ainsi que deux personnages assistant à cette bataille : une jeune femme trans qui se réveille après un repas de famille, et sa cousine, dont la transphobie crasse lui échappe comme un rot discret dont on pourrait rire, sans intention de blesser, avec amour et inquiétude, et dont la légèreté à ce sujet contraste avec les lourdes conséquences qu’elle peut engendrer. J’ai eu peu de temps pour creuser avec délicatesse ces personnages (trop occupé à lutter contre la précarité de nos moyens, et contre les géants mondiaux des internets, busy busy busy…), mais c’est quelque chose sur lequel j’aimerais beaucoup revenir. 

Parce que je pense que l’une des réponses possibles à cette cascade d’agressions sur le terrain des représentations, ça peut être de regarder un peu comment sont fichus les contes dans leurs structures, utiliser quelques principes narratifs et une construction de personnages pour illustrer le fait que les discours des Terf, et bien ce sont… des histoires. Rien que des histoires avec leur lot de folklore traditionnel, d’archétypes binaires, de grands légendes, de petites croyances et de profonds poncifs. Des fables dont les narratifs sont en boucles (le pénis autonome et envahisseur, les enfants en dangers, la pente glissante vers l’enfer, la complicité du monde entier contre des âmes pures…), et dont les monologues sont si facilement anticipables (j’ai écrit les répliques des personnages terfs de la vidéo AVANT le manifeste femelliste… j’ai cru qu’elles avaient lu mes brouillons…). Et ces histoires, comme tous les mythes, ne s’appuient pas sur des faits prouvés, mais uniquement sur des interprétations de faits autoproclamés, de fantasmes. Moi je veux bien débattre d’une interprétation, j’adore ça… mais à partir de faits communément admis. Sinon, c’est comme jouer au Mikado sur de l’eau, ça marche pas.

Alors hé, les personnes qui ont eu la chance d’avoir accès à des études scientifiques, aidez-nous à construire des argumentaires pour descendre les petits ballons à hélium plein de gaz toxiques que sont les propos terf dans les ciels médiatiques, et revenir à notre niveau, celui du sol, du pas à pas plein de croches-pattes et de bleus aux genoux. Et puis les artistes, prêtez-nous vos compétences, votre matériel, transmettez vos savoirs. Allez, on a plein de choses à se dire et nos cul à sauver. 

La suite aux prochains épisodes

En bon opportuniste qui tente outrageusement de survivre, je vais me permettre de profiter de l’espace d’attention qui m’est donné aujourd’hui pour, en toute conclusion, lancer une petite série d’appel (à la collaboration, à l’aide, selon)…

Pour le prochain épisode, j’aimerais aborder le thème du confusionnisme, qui fait de sérieux ravages dans nos perceptions. Je voudrais rappeler à l’écran les personnages Terfs de l’Appel à la Nature, et faire intervenir une personne capable de clarifier ces mécaniques. Richard Monvoisin, par exemple, si tu lis ces quelques lignes, viens me refaire coucou en message privé, promis je me moquerai plus de tes difficultés à faire des stories (en plus j’avoue tout, je galère aussi, tellement).

Oui parce qu’en tant qu’individus qui ne sont pas nés avec un clavier sous les doigts, nous ramons à en pleurer sur les eaux troubles des réseaux sociaux et autres pédiluves informatiques, et sommes à la recherche de personnes capables de nous filer une bouée de sauvetage ou des petits coups de pagaie (on rêve de se faire secourir par un·e Supergeek qui arriverait à dos de baleine blanche en brandissant son clavier… nous aussi, on veut notre happy end de film gnognote, merde !) . Pour moins de métaphores et plus de précisions, venez nous voir en mp… Mais pitié, on coule à pic en brassière Mickey sur le Titanic, on est pas loin de lâcher nous aussi définitivement la planche d’épuisement. 

Je cherche aussi, pour les mois à venir, à m’allier avec une personne ayant le bagage intellectuel suffisant pour veiller à ce que je n’écrive pas n’importe quoi sur des sujets autour de l’autisme (et particulièrement, le traitement des personnes autistes dans l’Histoire, avec un gros zoom sur Mr Asperger et ses copains nazis). Je ne cherche pas particulièrement une personne concernée, mais une personne avec des connaissances solides. Et pour ça, je vais m’atteler à chercher des subventions.  

Voilà. Et si vous voulez faire des coucous dans nos boites, ne vous privez pas, on aime beaucoup ça. Tiens, c’est d’ailleurs la première réplique de l’Appel à la Nature que vous pouvez visionner ici…

La Tangente et La Grande Ho sont sur Insta.

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