« C’est bizarre de sortir un livre pendant l’apocalypse » : avec Chloé Delaume, lauréate du prix Médicis

Le Coeur synthétique, le dernier roman de Chloé Delaume, vient de recevoir le prix Médicis. Adélaïde Berthel est l’héroïne de ce roman à la langue ciselée. Elle a 46 ans, elle est attachée de presse et elle vient de se séparer d’Elias, son compagnon de longue date. Adélaïde Berthel est une quadragénaire en mal d’amour, mais pas d’amies. Elle entretient des liens étroits avec ses quatre amies, toutes un peu sorcières. On retrouve avec bonheur Chloé Delaume dans ce roman sur la sororité qui se situe dans le prolongement de Mes bien chères soeurs.  Le Coeur synthétique est une comédie féministe jubilatoire, une parodie de chick lit parfaitement exécutée. Et puis, il y a l’écriture de Chloé Delaume qui donne du souffle, du rythme à ce roman fluide qui se laisse dévorer d’une traite. 

Félicitations pour le prix Médicis ! Qu’est-ce qui a changé pour vous depuis vendredi ? 

Pour l’instant, pas grand-chose. C’est une reconnaissance énorme. Je suis super contente. 

Ça vous fait quoi de recevoir un prix comme ça ? 

J’ai mis beaucoup de temps à réaliser. J’ai réalisé que quand j’ai vu le bandeau sur le livre. Il y a eu des déclarations à la radio le matin mais j’ai mis beaucoup de temps à réaliser que c’était à moi que ça arrivait. C’était une liste où on était dix au dernier tour et il y avait vraiment des poids lourds dessus. Le prix Médicis, c’est un des plus beaux prix, c’est Guyotat qui l’a eu, c’est Wittig, c’est Dubrowski, Antoine Volodine, Emmanuel  Pireyre pour les plus récents, c’est des écrivains qui prennent des chemins de traverse. C’est un beau prix, c’est un très beau prix. 

Je voulais vous interroger sur le sujet du Cœur Synthétique, vous écrivez “C’est le cœur d’Adélaïde, le héros de cette histoire”. Est-ce que c’est le cœur ou c’est plutôt le célibat et la solitude qui sont au centre du roman finalement ? 

C’est le cœur qui est confronté au célibat et à la solitude. C’est le cœur qui est tout seul. C’est pareil, le célibat et la solitude sont incarnés par le cœur. Évidemment le sujet du livre, c’est la solitude et le célibat mais ça prend forme à travers ce qu’éprouve le cœur. 

Dans une interview pour Manifesto XXI vous dites : “Le prochain c’est un roman, une comédie sur le célibat. Dans un geste similaire, pour que mes copines célibataires puissent rire d’elles comme j’ai pu rire de moi.” A la lecture, j’y ai surtout vu un roman sur la solitude, pourquoi dites-vous qu’il s’agit d’une comédie ? 

Parce que c’est traité sous la forme d’une comédie. Il est question d’aventures qui sont cruelles mais qui sont quand même un peu cocasses, dans ce qui concerne le milieu de l’édition, on est dans la parodie pure. Le livre lui-même est une parodie des livres de chick lit [L’expression « chick lit » est utilisée pour désigner des romans et comédies sentimentales écrits par des femmes à destination du public féminin,  ndlr]. C’est une comédie qu’on lit le coeur serré, ce n’est pas une pantalonnade mais c’est un livre qui est infiniment plus léger que ce que je fais d’habitude. 

Vous pratiquez beaucoup l’humour noir et l’ironie qui semblent souvent perçus comme le terrain des mecs et  des dominants, vous arrivez à en faire une arme féministe : pourquoi l’humour et surtout l’humour noir sont si centraux dans votre travail ?

Je ne suis pas certaine que l’humour noir soit l’apanage des hommes, il y a pas mal d’autrice qui pratiquent l’humour noir et l’ironie. Virginia Woolf, c’est pas de l’humour noir mais c’est quand même de l’ironie, on a évidemment Solanas dans l’humour noir et dans les autrices plus contemporaines, Lydie Salvayre pratique l’humour noir et l’ironie aussi par exemple. C’est une question de caractère, c’est pas une question de genre. 

Pourquoi c’est si central dans votre travail, du coup ?

Parce que ça désamorce. C’est Chris Marker qui disait que l’humour noir c’était la politesse du désespoir. L’humour noir, c’est ce qu’on utilise quand la situation est désespérée mais qu’elle n’est pas grave. C’est une arme de relativisation. 

Le roman est léger mais ce dont vous parlez n’est pas léger du tout… 

C’est une façon d’aborder un sujet qui est désespérant. C’est une façon de l’aborder de façon légère pour que ça devienne joyeux. Il y a un livre de Pacôme Thiellement dont le titre est “Tu m’as donné de la crasse et j’en ai fait de l’or” et c’est vraiment l’idée un peu alchimique de la transmutation. Pour pouvoir supporter, la seule solution que j’ai trouvé, avant dans l’autofiction, c’était l’autofiction comme arme de transmutation et là j’ai trouvé l’humour noir en utilisant une forme romanesque classique. Mais ça reste le même geste. 

Adélaïde et ses 4 amies  correspondent à plusieurs visages de la quadragénaire. En quoi est-ce important de présenter des femmes aux profils différents ? Qu’est-ce qui les rassemble finalement ? 

Ce qui était important, c’est que les héroïnes soient dans cette tranche d’âge qui est toujours invisibilisée dans la fiction comme c’est invisibilisé dans la société. C’est plusieurs facettes de ce qu’est être une femme de 45 ans et elles devaient être différentes et complémentaires mais comme le sont mes vraies amies. Chacune des quatre – à part Clotilde parce que Clotilde c’est évidemment moi – chacune des trois est issue de mon entourage. Je m’en suis inspirée pour que ça devienne des archétypes féminins. Ce sont des archétypes féminins, pour qu’on puisse transposer facilement. Ce qui les rassemble, c’est la sororité. Mais une sororité active, c’est pour ça que la fin est ce qu’elle est. 

Justement, cette relation qui les unit représente une certaine image de la sororité, mais c’est quoi la sororité, exactement ? 

C’est un lien indéfectible entre femmes qui permet de surmonter tout. C’est une alliance qui est aussi forte qu’une alliance d’amour. 

Vous évoquez la fin de vie puisque vos personnages ont dans les quatre-vingt ans à la fin du roman. Les 5 amies ont monté un collectif qui promeut les voix émergentes féminines. Elles vivent toutes ensemble et continuent de faire la fête. C’est ça pour vous, vieillir ? 

Oui, c’est ça pour moi vieillir. 

C’est continuer à avoir une vie active, remplie et remplie de sororité, justement ? 

C’est ce qu’avait tenté de faire Thérèse Clerc avec les Babayagas à Montreuil. De toute façon les hommes meurent en premier … C’est ça pour les hétéros. Les lesbiennes n’ont pas cette malédiction qui leur pèse sur les épaules. La sororité, c’est quelque chose qui doit être utile jusqu’à la fin de notre vie. Appréhender la vieillesse en mettant de côté, en réglant le problème du partenariat, du couple. La vieillesse peut être tout sauf un naufrage à partir du moment où on s’est organisé.e.s affectivement. Je mets de côté la décrépitude physique et un tas de problème qu’il faut, bien sûr, prendre en compte. Mais ce que je voulais transmettre c’est que la sororité pouvait être suffisante. 

“Le célibat n’est pas du tout le mot solitude, pour qui sait le remplir autant que s’y déployer”. 

Sans gâcher le plaisir de la fin aux lecteurices de Friction, celle-ci est très ouverte. Le sort d’Adélaïde quant à sa deuxième partie de vie n’est pas tranché. Mais finalement Adélaïde a surmonté ses angoisses du célibat. Est-ce que c’est un roman sur l’empowerment ? L’émancipation face à l’institution du couple ?

Exactement, c’est un roman sur l’empowerment. C’est un roman sur l’autonomisation, sur la possibilité de ne pas se sentir dans l’incomplétude quand on n’est pas en couple. Je ne voulais pas qu’il y ait de morale à l’histoire. C’est un roman initiatique, en fait, pour arriver à l’autonomisation définitive par rapport au couple. Evidemment, si elle était lesbienne, elle vivrait pas les mêmes problèmes. 

D’ailleurs, vous écrivez : “Elle préfèrerait tant être lesbienne, ses goûts sexuels, elle les maudit. Adélaïde ressent une forme de colère, elle aimerait être capable de se passer du couple.” Est-ce que les lesbiennes ont une place à part par rapport au patriarcat ? Est-ce que parce qu’elles ne sont pas soumises au désir des hommes elles sont plus libres ou plus émancipées ? 

Oui, Monique Wittig disait : “les lesbiennes ne sont pas des femmes.” Les lesbiennes sont beaucoup plus libres. Elles ont un système qui est aussi gênant pour le marché de l’amour, c’est pas si rose que ça… Il y a des codes de branchitude et en plus on est à Paris et ça joue terriblement mais je pense que c’est pas la même violence, la même brutalité. Il y a autre chose, il y a la violence de la société mais au moment où les choses sont vraiment en train de bouger, je pense que vis-à-vis du patriarcat, c’est plus facile, bien sûr. Par rapport au patriarcat, elles ont plus qu’une longueur d’avance. Elles n’ont pas de soumission au désir des hommes. Alice Coffin disait qu’être lesbienne lui évitait d’être violée ou tuée ou qu’on tue ses enfants, c’est hyper vrai. Quand on est hétéro, c’est problématique, vraiment. 

Hermeline, le personnage de lesbienne dans le livre, c’est celle qui s’en sort le mieux. Elle se retrouve à vivre des choses qu’elle n’avait pas prévu… 

Hermeline a une surprise de la vie à laquelle elle ne s’attendait pas mais qui est joyeuse pour elle. Elle est contente. À aucun moment je laisse entendre que ça lui est tombé dessus et qu’elle n’est pas contente. C’est celle qui s’en sort le mieux, tout du long. Elle, elle ne court pas après un partenaire pendant toute la durée où ses copines sont en chien. C’est celle qui s‘en sort le mieux mais j’ai pas fait exprès mais c’est le reflet de ce que je pense aussi : les lesbiennes peuvent mieux s’en sortir. Ça veut pas dire qu’elles s’en sortent mieux actuellement mais elles peuvent mieux s’en sortir. Pour les hétéros pendant ce temps-là, c’est compliqué à gérer. 

Vous dites que vous aimez travailler sur la langue et expérimenter. Comment cela se traduit-il dans la rédaction d’un livre comme “Le cœur synthétique” ? 

J’ai essayé de bosser particulièrement les images et les blagues. Par exemple, les passages sur la météo, sur le temps qui passe. J’essaie de trouver des images, j’ai plus bossé sur ces endroits-là et pour la langue là c’était plus un travail parodique mais c’était aussi dans la scansion, dans le rythme, et puis il y a beaucoup de vers blanc aussi. 

Oui, vous avez une langue qui est très ciselée, avec un sens de la formule très fort… Qu’est-ce que ça implique quand on écrit un roman comme celui-là ? 

Celui-là s’est écrit très vite, je l’ai fait en trois mois, je l’ai envoyé à mon éditeur qui m’a fait un retour immédiat et qui m’a proposé trois chapitres en plus, la biocoop, le week-end entre copines et le troisième, je me souviens plus ce que c’était mais il n’y a pas eu un travail complexe, ce n’était pas un labo celui-là. C’était vraiment raconter une histoire, c’est un travail différent, c’est plus un travail d’invention que de langue. 

Et comment on raconte une histoire ? Elle vient d’où l’histoire ? 

Ça dépend de la façon dont j’écris. Le coeur synthétique je l’ai écrit sous forme de feuilleton pour les copines : un chapitre égal un envoi. C’est aussi pour ça que j’allais vite, parce que j’avais envie de transformer en fiction les anecdotes qui tournaient à ce moment-là dans le groupe et dans le groupe du groupe. Parce qu’on sait bien que les histoires de filles, on connait parfois pas physiquement ou de près ou de loin les amies des amies dont on nous raconte l’histoire. Donc c’était très nourri et j’écrivais sous forme de feuilleton et c’était ça la tension narrative, il fallait qu’il y ait une aventure par envoi donc la construction, elle s’est faite comme ça, c’est pour ça que c’est chronologique. 

C’est pour ça qu’il y a le rythme du temps qui passe, ça correspond aux différents envois ? 

Exactement, c’est un découpage chronologique parce qu’on est sur des épisodes qui se déroulaient en quasi temps réel.

Elles sont toutes un peu sorcières dans Le coeur synthétique. Vous avez publié Les sorcières de la République en 2016. Comment voyez vous le fait que la figure de la sorcière soit devenue si “mainstream” depuis ? 

Tant qu’on oublie pas que la sorcière c’est avant tout quelqu’un qui a un rapport au spirituel… La popularisation, ça me dérange pas du tout, je suis plutôt contente. Après, il faut pas qu’on oublie que sorcière, c’est pas une attitude, c’est une pratique. Ce qui est embêtant c’est quand tout le monde se revendique sorcière mais que par contre tirer les cartes, parler avec des entités, avoir un rapport aux déesses prête à sourire. Une sorcière, c’est pas juste une femme de gauche un peu rebelle qui se laisse pas faire par son mec et par les mecs en général 

Dans les milieux queer, tout le monde est un peu sorcière… 

Si tout le monde tire un peu les cartes et que tout le monde lâche les monothéismes pour aller voir du côté des entités féminines fortes, c’est intéressant.  Après si on parle de sorcellerie, on parle d’une sorte de foi donc c’est aussi un peu compliqué de se mêler de la foi des autres. Mais je suis assez attachée au fait qu’on oublie pas qu’une grande sorcière, c’est quand même Maud Kristen qui est une grande voyante. Maud Kristen est une grande sorcière, est-ce que Solanas est une grande sorcière ? Non, je ne pense pas. Solanas, c’est une femme importante pour le féminisme mais ce n’est pas une sorcière. 

Dans une interview à France Culture vous disiez espérer qu’il n’y aurait pas de deuxième vague pour pouvoir faire des lectures de votre roman. Vous avez aussi sorti un album…  Comment fait-on pour partager son travail dans les circonstances actuelles ? 

C’est bizarre de sortir un livre pendant l’apocalypse, ça, c’est sûr. L’album est sur les plateformes de streaming, le livre on peut le trouver par du click and collect. On a aussi la chance d’enregistrer en novembre pour l’expérience d’Aurélie Charon pour France Culture, ce qu’on avait fait l’an dernier à Beaubourg pour “Sororisation générale” qui était la version lecture musicale performée de Mes bien chères soeurs, là on refait la même mais sans public. Pour la performance, il y a quelques jolies images, des images extraites de la pochette de l’album, on a le clip au milieu avec une petite scéno, ça évidemment, c’est foutu jusqu’en janvier… J’ai la chance que ce soit plutôt reporté qu’annulé. Bien sûr si cette merveilleuse pandémie se prolonge, l’urgence ce sera pas “au secours, je peux pas montrer mon travail”, ce sera beaucoup plus lourd et grave que ça. C’est surtout compliqué pour les artistes qui font que de la scène, c’est compliqué pour le spectacle vivant. Moi, il y a le disque que l’on peut se procurer et qu’on trouve sur les plateformes de streaming, le bouquin, on le trouve en librairie et en bibliothèque. Mon travail est quand même diffusé malgré tout. 

Vous insistez beaucoup sur l’oralisation de votre travail, ça doit être frustrant malgré tout. 

Je suis frustrée mais par rapport à ce que peuvent se prendre dans la figure les musiciens ou les comédiens, je me sens ultra privilégiée parce que la perf, c’est un kiff, ce n’est pas ma pratique habituelle, nécessaire, fondamentale, ça fait partie des nombreuses autres activités que l’écriture. C’est frustrant, mais ce n’est pas vital non plus, je n’ai pas besoin de la scène pour me sentir vivante. 

Est-ce que vous réussissez à écrire pendant le confinement ? 

La dernière fois, oui parce que j’étais sur un scénario que j’ai finalisé. Là, je ne vais pas avoir le choix, j’ai un autre scénario à écrire. Moi, j’ai une vie relativement confinée en temps normal. 

Et c’est quoi les histoires qu’on peut écrire dans ces circonstances en fait

Il faut beaucoup d’imagination, des trucs qui n’ont rien à voir. L’année dernière c’était de la science-fiction et cette année je suis sur des zombies en comédie horrifique. C’est pour un film dans la lignée des films d’horreur des années 80 qui étaient rigolos. Si c’était arrivé à l’époque où je faisais que de l’autofiction, j’aurais été bien embêtée. Mais comme maintenant je fais plutôt du travail imaginatif, ça va quoi. 

Le chat d’Adélaïde s’appelle Perdition. Ils s’appellent comment vos chats à vous ? 

Moi, elle s’appelait Parrhèsia, il y a eu Temesta pendant quinze ans, qui était mon chat historique, puis il y a eu Parrhèsia mais quand j’ai déménagé cet été elle est tombée de la fenêtre et elle est morte. Je l’avais pendant tout le temps de l’écriture Parrhèsia. Et là je suis en quête d’une siamoise et j’ai décidé que même si c’était l’année des R je l’appellerai Perdition parce c’est définitivement un nom splendide pour un chat. Ce qui est embêtant avec ce deuxième confinement, c’est que je suis confinée sans chat. 

Chloé Delaume, Le Coeur synthétique, aux éditions du Seuil

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