Quels vins boirons-nous demain ? Comment et à partir de quoi seront-ils élaborés ? Comment coller au goût de l’époque tout en répondant aux problématiques sociales, sociétales et environnementales qui nous concernent toutes et tous ? C’est à ces questions que réponre Sandrine Goeyvaerts dans son dernier ouvrage Cher Pinard. Le titre n’est pas sans rappeler le Cher connard de Despentes, et la caviste fait le choix de mettre elle aussi un coup de pied dans la fourmillère de l’institution du vin. Ainsi on cherche à boire des vins qui sont non seulement à notre goût, mais qui correspondent aussi à un ensemble de valeurs et à une forme d’éthique. L’autrice de Cher Pinard nous montre au fil des pages comment le goût se forment et se transforment à partir de ce que nous avons de plus intime – le cerveau et ses milliards de connexions – pour devenir politique, grâce à l’histoire, la culture et l’écologie… Aujourd’hui la révolution du goût est en marche, et c’est réjouissant ! Nous avons rencontré l’autrice.
Dans ton ouvrage, tu expliques que le goût est une affaire complexe, surtout lorsqu’il s’agit de goûter un vin. Est-ce que tu peux revenir là-dessus ?
Le goût est une affaire complexe parce que le goût, ce n’est pas seulement de la physiologie, ce n’est pas seulement avoir des papilles et des neurones qui se connectent, c’est aussi un ensemble de facteurs sociaux, culturels, qui modèlent le goût de chaque personne au sein d’une société, au sein d’une culture. On part d’une carte vierge et on construit un goût par rapport à ces références la. Pour apprendre le goût du vin, il faut déjà savoir de quelle société, de quelle culture on est extrait et ensuite essayer d’apprivoiser les arômes.
Quels sont les problèmes que pose la transcription du goût, notamment en matière de références culturelles ?
Le problème c’est que quand on vit dans une société qui est peut-être très différente ou très éloignée de la culture du vin, on a peut-être plus de difficultés à appréhender les goûts du vin, les arômes ainsi que le vocabulaire. Le fait que le langage du vin soit construit uniquement sur un référentiel européen, avec deux langues du vin qui véhiculent, qui sont le français et l’anglais, peut être problématique pour des gens qui vivent dans des cultures très différentes des nôtres, avec un goût qui est très différent des nôtres, une langue différente et qu’il faut maîtriser mais aussi avec des saveurs de base qui ne ressemblent pas à ce que l’on peut exprimer ici et c’est valable pour les dégustateurices amateurices, c’est aussi valable pour les dégustateurs et dégustatrices professionnelles. Soit ils ou elles gardent le référentiel européen qui est un référentiel standard ou bien ils ou elles essayent d’adapter le langage du vin à des arômes qui sont culturellement beaucoup plus compréhensibles. Et ça, c’est compliqué.
Peux-tu nous expliquer dans quelle mesure le langage du vin est eurocentré et ne permet pas de rendre compte de l’évolution du marché mais également des expert-es du secteur ?
Les pommes sont inconnues en Équateur. Les fraises en Chine. Pourtant cela fait partie des arômes classiques du vin, retranscrits notamment sur la roue des arômes, un référentiel censément universel. Il l’est autant que le masculin neutre est neutre en français : il ne fait que traduire une pensée et une culture de dominants. On ne devrait pas juste traduire littéralement fraise par strawberry, pour la Chine par exemple. Mais trouver une équivalence « en arômes » de fruit connu là bas, comme par exemple le fruit de l’églantier. La clé c’est adapter, pas traduire.
Peux-tu nous réexpliquer pourquoi le monde du vin apparaît comme quelque chose d’élitiste ?
Le monde du vin apparaît comme élitiste parce qu’il y a un ensemble de codes, de vocabulaires à connaître. Il y a une montagne d’appellations, de cépages, de vins qu’on est censé, en tout cas dans l’imaginaire collectif, connaître avant de pouvoir appréhender et apprécier le vin. C’est complètement faux, bien sûr. S’il existe un vocabulaire et même des codes, c’est aussi et surtout à l’usage des professionnel.les. Ça ne veut pas dire que les amateurs ou amatrices ne peuvent pas pénétrer le monde du vin. Et puis y a cette idée du bon goût VS le mauvais goût : Piaf vs Nakamura. Perso je laisse pas Aya dans un coin.
D’après toi, comment peut-on sortir des codes stricts imposés par la tradition en matière de dégustation et critique du vin ?
Passer par le langage de l’émotion est une solution, puisque autant les références gustatives sont culturellement très liées à une société ou à une culture particulière, autant le langage des émotions, lui, est pour le coup très universel. L’amour, la peine, la souffrance, la joie ce sont des émotions que tout le monde sur la planète entière peut ressentir. Donc, c’est beaucoup plus facile d’approcher le vin avec ce ressenti. On peut aussi s’attacher aux dimensions plus tactiles du vin : le toucher, la longueur en bouche, la profondeur ou la rondeur du vin. C’est peu ou prou ce que vise la dégustation géo-sensorielle.
Que penses-tu des classements pour le vin ?
Les classements pour le vin sont nés pour des raisons politiques et économiques. Établir un classement ça veut dire distinguer ce qui est bon du moins bon et surtout élire des meilleurs, une caste et donc des normes. Si on a créé les AOC en France, c’est clairement pour des questions d’intérêt économique, et des raisons politiques (assoir une domination) puisque déterminer que la qualité du vin est signée par le lieu et pas forcément par le négociant, comme c’était le cas jusqu’alors, permet de donner de la valeur au lieu, et ce faisant aux terres et donc de faire grimper le foncier. C’est très bon pour les gens qui en sont propriétaires. Avec les AOC, les vignerons, les propriétaires en tout cas, se sont réappropriés une partie de la valeur de leur vin. C’est ça qui est en jeu dans les classements. Après, ce qu’il faut toujours interroger, c’est par qui ont-ils été établis, au profit de qui et dans quel but. Not ALL white cis men but quand même beaucoup.
Dans quelle mesure l’évolution de la façon de consommer du vin influe-t-elle sur ce qui est produit et proposé à la vente ?
Est-ce que l’évolution des goûts du vin influe sur la vente ou est-ce que c’est la vente qui influe sur les goûts du vin ? C’est toujours un peu l’histoire de l’œuf ou de la poule. Moi je crois que la vente de vin forcément va suivre ce que les gens veulent. Pour l’instant les tendances sont à plus de vin blanc, plus de vin rosé, moins de vin rouge tannique et surtout à une préoccupation autour de l’éthique, l’écologie, à des vins qui sont plus neutres en carbone et qui ne font en tout cas pas trop de mal à l’environnement en même temps qu’ils sont bons. Je crois qu’il y a aussi une appétence pour des vins un peu différents, moins riches en alcool, de cépages différents, ou même hybrides avec des produits comme les cofermentations. Le marché va encore nécessairement évoluer. Après évidemment ça bouge et ça bougera plus facilement dans des petites structures que dans des grosses structures.
Quel regard portes-tu en tant que professionnelle sur ces évolutions ?
En tant que professionnelle du vin, je trouve ça assez passionnant et fascinant parce que mon métier est en permanente évolution et donc je ne m’ennuierai jamais puisque il y aura toujours de nouvelles boissons et de nouvelles choses à proposer, de nouvelles bases à apprendre. Donc je suis toujours très curieuse de voir ce qui viendra après.
Peux-tu nous parler du mouvement Anything but vinifera ?
Le mouvement Anything But Vinifera, c’est un mouvement qui a commencé aux Etats-Unis, principalement porté par des personnes racisées et des personnes queers, et qui considère que la vitis vinifera, qui est la vigne dominante en Europe et presque partout dans le monde pour le vin, n’est pas la seule façon de faire du vin, et qu’on peut utiliser d’autres types de vignes, voire des fruits, des céréales, des fleurs, des plantes, locales les mélanger et obtenir des boissons savoureuses, écologiques et intéressantes.
Comment le monde du vin peut-il prendre en compte les enjeux écologiques ?
En sortant de la logique productiviste et intensive de la monoculture. Donc en introduisant plus de variétés non seulement dans les vignes, et les types de vignes mais aussi des fruitiers, des plantes, des herbes aromatiques, des céréales, sans oublier les arbres et les haies. Ça a un double avantage : des écosystèmes plus résilients, mais aussi pallier aux millésimes compliqués en offrant des productions alternatives.
Quels sont les leviers pour plus d’inclusivité dans le secteur viticole ?
Représentativité et langage : utiliser une formulation inclusive et se poser la question fréquemment : « tiens, pourquoi n’y a t il pas de femmes / personnes jeunes / racisées / handies / trans / queer dans cette assemblée ? Sur quoi puis je agir pour qu’elles s’y sentent invitées ? »
Faut-il connaître forcément le vin pour l’aimer ?
Oh non. On peut aimer en étant complètement un ou une néophyte. Mais comprendre comment ça marche, avoir des notions de cépages, de techniques etc remet tout en perspective et permet d’approfondir cet amour, et de comprendre surtout pourquoi on aime tel vin de préférence à un autre. Ça permet une chose formidable : s’émanciper du goût des expert.es pour laisser s’exprimer le sien.
Est-ce qu’une bonne bouteille est forcément chère ?
Non. On peut trouver des vins sympas et intéressants à tous les prix. Maintenant beaucoup de paramètres fixent les prix et donc la valeur d’un vin : région, appellation, cru, réputation… (Excellent album de Taylor, ndlr).
Finalement : en tant que caviste ou sommelier-ère, comment faudrait-il conseiller un vin ?
En apprenant à la fermer et à écouter. Bon, ça ne me rendra pas populaire auprès des sommeliers qui adorent se la raconter mais les hommes parlent beaucoup trop déjà de toute façon en général. 🤣Toute la connaissance qu’on a emmagasinée elle ne devrait servir qu’à ça : se mettre au service du goût des autres en écoutant ce qu’iels disent de leurs propres goûts et dégouts. On pénètre alors leurs sphères intimes s’iels nous font suffisamment confiance et ça c’est assez fantastique.
Comment je fais, dans une cave, pour repartir avec un vin qui me plaira ?
Je fais confiance, je parle de mes goûts, vins préférés, ce que j’aime manger, avec qui, dans quelles circonstances, quelle musique, quel lieu. A nous de traduire ça en 75 cl, ou plus … Perso je suis très Magnum.
Cher Pinard, Un goût de révolution dans nos canons de Sandrine Goeyvaerts, Nouriturfu, mars 2024
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