Conann : Mandico revient avec son film le plus politique

[Attention, cet article contient un certain nombre d’éléments clé du film]

Bertrand Mandico a dévoilé ce 29 novembre son nouveau film Conann que nous avons pu voir dans le cadre du festival Chéries-chéris. Conann revisite le personnage créé par Robert E. Howard en 1932. Mais Mandico ne se contente pas d’adapter les aventures de ce héros de la pop culture dont les récits ont été déclinés de nombreuses fois depuis la création du personnage. 

Le réalisateur fait le choix de se réapproprier cette figure et de l’inscrire dans une mythologie sombre et violente qui lui est propre. Mandico voulait évoquer le thème de la barbarie et raconter l’histoire d’une barbare sur plusieurs décennies. « Je suis retourné à la source puisqu’Howard s’est inspiré d’une figure qui appartenait à la mythologie celte, Conann, avec deux -n, un conquérant entouré de démons à tête de chien. » Le film de Mandico est un déploiement d’actrices et de figures qui incarnent la barbare à différents âges de sa vie, chaque Conann étant tuée par son propre futur. «Pour moi, le comble de la barbarie, nous explique Mandico, c’est la vieillesse qui tue sa propre jeunesse. » Partant de cette idée, la barbare de Mandico sous l’œil de Mandico devient une figure féminine, voire qui échappe aux codes mêmes du genre. Le cinéaste l’explique par un parti pris politique : il ne veut travailler qu’avec des actrices ou des acteurices non-binaires. « Ce qui m’intéresse, c’est d’écrire des personnages qui ne sont pas genrés quand je les définis et les proposer à des actrices pour sortir des archétypes de ce qui peut leur être proposé habituellement. » On retrouve donc au casting des actrices toutes très différentes et appartenant à différentes générations. Lorsqu’on l’interroge à ce sujet, Mandico explique que c’est comme cela qu’il vit ses propres changements dans la vie. « J’ai l’impression que je ne cesse de changer de celui ou de celle que j’ai été. » Il choisit l’inattendu à travers un panel d’actrices qui sont tantôt solaires, tantôt introverties, porté par le désir de dérouter ses spectateurices. Face à l’énorme production de récits filmés, le cinéaste choisit de se démarquer et refuse d’appliquer des recettes éculées. Un récit déroutant, mais un récit qui fait sens. 

Et effectivement, ce n’est pas peu de dire que les partis pris narratifs de Bertrand Mandico ont de quoi nous laisser parfois perplexes. Mais Howard lui-même disait de Conan que c’était un aventurier et qu’il écrivait les histoires de Conan comme un aventurier les raconterait : dans le désordre le plus total. Le récit dans Conann semble échapper à une construction narrative linéaire bien qu’on traverse différentes étapes de la vie du personnage. C’est un récit qui avance par fragments. « Je dilate les rencontres entre les deux Conann, celle de la décennie précédente et celle de la future mais je fais d’énormes ellipses. » Le réalisateur a calqué la construction du film sur Lola Montès, un film de Max Ophuls de 1955. Lola Montès, femme adulée du XIXe siècle, maîtresse de Liszt et du roi Louis 1er de Bavière connaît une fin de vie dramatique. Ruinée, elle devient l’attraction principale d’un cirque où elle doit mimer et revivre chaque soir sa destinée, sa grandeur et sa déchéance. Elle se racontait dans des numéros qui étaient autant de flashbacks. Tout en reprenant cette structure fragmentaire, le film de Mandico semble échapper à l’Histoire au travers de références culturelles voire esthétiques que l’on a du mal à associer à telle ou telle époque. Un seul moment est daté, c’est lorsque le personnage décide, par amour pour sa mortelle ennemie, de quitter son monde d’heroic-fantasy pour être projetée dans le Bronx en 1998. Toutefois, lorsque Conann évolue dans sa période guerrière, l’esthétique, notamment par les uniformes, évoque une ambiance fascisante sinon fasciste, moyen pour le cinéaste de nous rappeler que le fascisme et l’uniforme sont intemporels. 

Mais l’histoire de Conann est aussi une histoire de renoncement. Elle conclut un pacte faustien qui l’amène à oublier celle qu’elle était pour vivre pleinement son amour avec celle dont elle avait juré de se venger. Mandico fait de ce renoncement le signe de l’espoir qu’il peut y avoir, malgré tout, dans ce récit. « Pour moi, la vengeance est le vieux ressort rouillé de la tragédie qu’on peut voir dans beaucoup de films hollywoodiens. Les spectateurs acceptent cela et jubilent de cette vengeance. Or il n’y a rien de plus dégueulasse. Accepter de ne pas se venger, c’est pour moi la vraie humanité. »Pour ne pas être rongée par son désir de vengeance et pouvoir vivre pleinement son amour, Conann devient amnésique en se trahissant elle-même. 

Fil rouge conducteur dans ce récit fragmentaire, et peut-être autre signe d’espoir, Rainer, ce démon à tête de chien qui se prend d’affection pour le personnage principal et la guide dans sa propre histoire. « On parle d’ange gardien mais on pourrait dire que c’est un démon gardien. » À la fois chien passeur mythologique et chien fidèle, Rainer s’humanise au fur et à mesure que Conann plonge dans la barbarie et perd son humanité. Par sa silhouette et son prénom, ce démon amoureux rappelle un cinéaste cher à Mandico, Rainer Fassbinder, et est autant photographe de guerre charognard que paparazzi muni d’un appareil photo totalement anachronique, notamment dans la période antique. Par cet objet, il enregistre voire provoque les moments barbares. 

L’apogée de la barbarie est atteinte dans la dernière partie, d’une grande violence à la limite du supportable pour les spectateurices, même si Mandico convoque la dimension farcesque qu’il faut y voir. Conann y fait le choix de pervertir les artistes en se laissant ingérer et en laissant son poison barbare en héritage. Mandico glisse ainsi une mise en garde dans une époque où les subventions publiques fondent au soleil et où l’on vante les mérites du mécennat. « Tout argent n’est pas propre et on peut être artiste empoisonné·e. L’art ne blanchit pas tout. » Le réalisateur prend le contrepied total d’une scène d’anthropophagie en faisant de celle qui est mangée le bourreau de celles qui mangent. 

Mandico signe là son film le plus politique dans la façon dont le cinéaste pointe de façon frontale ce qui le débecte et l’angoisse dans la barbarie. Un film dur et sombre mais que ne laissera personne indifférent·e.