Les chemins de la honte

Illustration : Peter Trelcat

Attention : ce texte évoque le sujet des violences sexuelles sur mineur.

« Il y a une chaussure d’enfant  -Pourvu qu’il aille bien »

Kae Tempest

 Je suis dans le train qui me ramène de chez mes parents à Paris. Mes yeux se posent sur la vitre. J’observe les gares qui défilent, et dont je connais les noms par cœur. La ligne a changé. Les trains sont tous neufs maintenant. Ce n’est plus la même odeur qu’avant. Les sièges vert-pomme ont été remplacés d’autres bleus aux couleurs ternes. Ce n’est plus vraiment le train de mon enfance. Semblable et différent.

À travers la vitre, défilent des vignettes comme des souvenirs qui s’échappent à grande vitesse. L’encadrement de la fenêtre est comme un vieux projecteur de salle de classe. Survivants du passé, ces souvenirs affluent par vague. Ils me renvoient à cet ancien moi, qui n’est plus vraiment moi mais qui a laissé des traces à l’intérieur de celui qui écrit. Le gouffre s’ouvre en moi.

Là. Juste ici. Il y a une chaussure d’enfant. La chaussure n’a pas bougé. Toujours là.  Forme identique. La terre s’est déposée à l’intérieur, au fil des années. 

Elle a remplacé le pied. La couleur, elle, est passée. Rouge jadis, elle s’est ternie. Elle s’approche maintenant d’un marron plus verdâtre. La mousse a colonisé les lacets, la semelle, les coutures. La chaussure se fond dans le décor. Elle a pris la couleur de la terre. 

Et à l’intérieur de cette chaussure, d’autres images autour de moi : une capote usagée retrouvée dans une chambre à coucher, une voiture pénétrant l’allée gravillonnée, des râles de plaisir, un pique de douleur en bas du dos. J’aurai voulu échapper à toutes ces images. Pourtant elles sont là. Alors il faut reprendre la route, remarcher sur les chemins de cette campagne dans laquelle j’ai grandi. Ces chemins dans lesquels j’ai connu mes premières expériences sexuelles…

*

C’est l’aube. J’ai seize ans. Je viens de me réveiller. Je sens que quelque chose s’est ouvert en moi cette nuit. Je n’ai pas réussi à dormir comme je le voulais. Dans mon lit, j’arrive à formuler cette évidence pour moi-même : je suis un jeune homme gay vivant à la campagne

La seconde d’après, je me mets à la recherche de mes semblables. Je télécharge des applications de rencontre et je les cherche dans les profils qui s’affichent sur mon téléphone. Je les cherche des yeux dans la cour de mon lycée, dans le supermarché du coin. Je les cherche mais je ne les trouve pas. La ruralité impose un cadre à la découverte de l’homosexualité masculine adolescente. Après plusieurs mois sur les applications de rencontre, j’en viens à la conclusion suivante : je suis seul. S’ajoutant à une autre conclusion : personne n’est comme moi ici. En bornant sur Grindr, il n’y a personne à moins de trois kilomètres. Parfois, un mec en voiture passe sur la Nationale à côté de chez mes parents et apparaît tout en haut de la grille. Pour le reste, quelques autres profils apparaissent à sept kilomètres, dans la plus grande ville à côté. La majorité est à une dizaine de kilomètres. Je suis seul. 

Ceux que je trouve sur l’application, ce sont ceux qui sont plus vieux que moi, mariés ou qui se disent discrets. Ce sont eux que je rencontre lors des premières années de ma vie sexuelle. La forêt devient mon allié, ses chemins mon terrain de jeu. J’y donne rendez-vous à ces hommes qui, comme moi, n’assument pas leur homosexualité. Nous nous rencontrons entre les ronces et les flaques de boues. Nous vivons en secret. Parfois ils viennent me chercher juste à côté de la maison de mes parents. Ils m’emmènent dans des petits chemins qu’ils connaissent par cœur. A l’intérieur de leurs voitures familiales, il y a parfois un siège d’enfant à l’arrière ou encore une photo de la famille suspendue au rétroviseur. S’ils savaient. 

Les premiers échanges prennent l’allure d’un test, en bonne et due forme. On tâte le terrain. Il faut savoir à qui on a à faire. On est méfiant : quelqu’un pourrait nous piéger, voler les photos de nos bites et nos culs et les diffuser à celles et ceux que l’on connaît. C’est ça, cette première chose qui m’arrache à l’enfance : ces applications sont tournées vers le cul. Cette envie se dissimule par des phrases simples et tacites : ce que je cherche ? au feeling ou encore je vois ce qui se présente et toi ? 

Nous restions le plus souvent dans la voiture. Les pratiques étaient hésitantes : je n’avais presque pas connu le sexe et je ne savais pas faire. Souvent, eux-mêmes n’étaient pas très habiles. La chape de plomb du secret les étouffait. Ils avaient peur et moi aussi.  On ne savait pas s’y prendre : fallait-il mettre sa main ici ou là ? Fallait-il leur caresser les tétons ou en rester à l’élémentaire pipe-sodo ? Que fallait-il faire de nos corps empêchés ? Le triste constat était le suivant : on en restait souvent à une pipe mal faite à l’arrière de la voiture qui durait à peine quelques minutes. 

Quelques minutes d’un plaisir déjà évanoui. 

Ces moments étaient très excitants pour moi. La danger et l’envie se mêlaient, remplissant mon corps d’une adrénaline puissante. Une drogue ? Mon corps, tremblant de désir et de peur, attentait l’homme qui allait me remplir de joie. Aveuglé par cette nouveauté que j’avais liberté de pratiquer à quelques pas de chez moi, je n’avais pas vu le piège dans lequel je tombais. Je ne remarquerais que des années plus tard (au moment où j’écris ces lignes), que l’ensemble de mes amants à cette époque était nettement plus âgé. Pour eux, je n’avais pas seize ans. Pour moi, je n’avais que seize ans. 

Des années plus tard, à la vingtaine, je refuserai systématiquement de coucher ailleurs que dans un lit. Ces années avaient créé en moi un traumatisme : l’extérieur était devenu hostile à l’épanouissement de ma sexualité. Parce que là, perdu entre la petite chaussure d’enfant et une capote usagée, je me faisais prendre les mains appuyées sur un tronc d’arbre. Tourné de dos, je m’offrais à eux : mes fesses rebondies recouvertes d’un léger duvet étaient pénétrées par leur sexe poilu.

Je n’étais qu’un cul. 

Je n’avais pas le droit à de la tendresse.

*

Et il y a une vignette, une dernière, qui reste bloqué et qui m’empêche d’avancer : ma première fois. Cet homme, la quarantaine, je l’avais rencontré sur Grindr. On s’était ajouté sur Skype pour faire plus ample connaissance. Je lui avais livré mon âge, sans fioriture. J’avais même écrit, je crois m’en souvenir, 16 ans, j’espère que c’est pas trop jeune assorti d’un smiley sourire. Il avait dit non, qu’il préférait les petits minets comme moi et qu’il serait gentil. Il en avait quarante ans. Il ne s’agissait pas gentillesse. 

C’était l’automne. Il avait attendu que mes parents partent un week-end, me laissant seul une petite journée chez moi, pour venir me récupérer à l’entrée de chez moi. Juste avant qu’il arrive, j’étais sous la douche. J’avais pris mon plus beau caleçon. J’avais entendu une voiture pénétrer l’entrée gravillonnée de chez mes parents. J’avais couru, enfilé un tee-shirt, un manteau et était sorti dehors. J’avais vu sa voiture, grosse berline noire garée dans l’entrée de chez mes parents. J’avais couru, la boule au ventre et était rentré dans la voiture. J’avais claqué la porte rapidement, pour m’assurer que personne ne puisse me voir. J’étais seul.

En entrant dans la voiture, je détaillais son visage que j’avais déjà admiré numériquement. Son visage, tout ridé, était assorti de petites lunettes à monture transparente. Chauve, il ressemblait à un bibliothécaire perdu entre ses rayons depuis des années. Les rayons obscurs de sa sexualité. Son assurance, autant au volant que pendant la conversation, m’avait impressionné. Il parlait bien, semblait s’intéresser à moi (et je l’ai compris que plus tard, c’était une ruse) et il me lançait des sourires complices comme pour dire tout va bien. Entré dans la ville la plus proche, nous sommes descendus de sa voiture au plein milieu du centre-ville. La honte m’avait submergé automatiquement : qui allait me reconnaître avec un homme si vieux qui habitait juste devant mon lycée ? Allait-on savoir ce qu’il allait me faire dans sa chambre à coucher ? Ceux qui me voyaient dans la rue devaient sûrement lire la peur dans mon regard. 

J’avais seize ans. Il en avait quarante.

Nous sommes entrés dans sa grande demeure bourgeoise d’un petit bourg manchois. J’avais peur des premiers instants où nous nous retrouverons à l’intérieur de sa maison : seuls, tous les deux, comme des adultes (c’est ce qu’il disait quelques jours avant sur Skype). Dans sa cuisine, je me souviens qu’il m’avait demandé si je voulais boire un verre d’eau. Simple politesse, son regard lubrique indiquait clairement son envie de me sauter dessus. Ne sachant pas quoi faire, et ayant été élevé dans le respect des bonnes manières, j’acceptais. Il me le donna. Je le bu d’une traite. Nous revenions à la même situation : que fallait-il faire ? 

Je me rappelle de lui, s’approchant de moi, et poser ses mains sur mon torse si frêle. Et sa bouche qui enserre la mienne. C’est donc ça embrasser un homme. Puis, il me saisit par la nuque, me regarde et me dit : on monte dans la chambre. 

Plus trop d’images à partir de ce moment-là. Mis à part une vignette, bien trop précise : moi à quatre pattes, le regard tourné vers le mur et lui, rentré en moi comme une bête sauvage ayant pour seul mantra de me détruire. Il y a aussi ses râles de plaisir. Ses bruits de contentements. A l’intérieur de lui, tout criait enfin un minet avec qui je prends mon pied. 

Et surtout, la vignette est brûlée sur le bas. Car, dans mon bas ventre, entre le bas du dos et les couilles, ça brûle. Je n’ai pas fait de lavement. Ça me fait mal. Comme on avait enseigné aux petites filles que la première fois, ça pouvait faire mal, ça pouvait saigner, je me suis dit qu’étant gay, ça devait être la même chose. Je ne savais pas. L’enfance s’est évanouie dans la chambre de cette demeure bourgeoise. J’ai perdu ma virginité. Je ne voyais pas que quelque chose n’allait pas.

La vignette est remplacée par une autre : moi, me douchant dans sa salle de bain froide et lugubre. Lavant mes cuisses et mes jambes, ne comprenant pas trop ce que je viens de faire. Je me rappelle, face au miroir, m’être dit : c’est bon, je l’ai fait. Qu’est-ce que j’en savais ? 

On avait discuté. Il m’avait ramené chez moi. J’avais perdu sa trace. Il ne m’avait pas rappelé, ne me trouvant pas assez docile. Une année plus tard, j’avais retrouvé son profil et je lui avais demandé de recoucher avec lui. Je voulais retomber dans les mêmes filets, me faire prendre comme une salope car il m’avait fait comprendre que le sexe devait se dérouler comme ça. Il avait été hésitant, ne sachant pas trop s’il devait accepter, me demandant nombre de photos de mon cul et de mon corps pour voir si je valais encore le coup. Il avait conclu l’échange par un : non, tu es trop poilu pour moi et trop âgé, je cherche VRAIMENT des minets. J’avais dix-sept ans. Lui quarante-et-un. 

*

La fenêtre du train reflète le document Word ouvert sur mon ordinateur. Et mon visage. Il fait sombre maintenant dehors. La nuit est tombée et les vignettes ont disparu. Elles reviendront. 

Nick Cave et son O’Children résonne dans mes oreilles. La gravité de sa voix, mêlée à celle du chœur derrière, me donne envie de chialer. Tout ça n’est parti que d’une petite chaussure perdue dans un chemin de campagne. Elle est le symbole de cette partie-là de ma vie : l’innocence volée dans un bois de Normandie.