Le succès de Drag Race France propulse l’art drag dans de nouvelles sphères, loin des petits bars et des salles en sous-sol. La drag queen Emily Tante s’interroge sur ces transformations et ses conséquences sur les drags et sur nos cultures queers.
Nous y voilà, nous sommes dans la société post Drag Race France. Depuis quelques années nous voyons déjà les transformations. L’arrivée de RuPaul’s Drag Race sur Netflix a changé les perceptions sur les artistes drag queens. Je veux ici à parler des drags queens car pour ce qui est drag kings et drags queers, il n’y a eu aucune visiblisation forte, simplement des apparitions (alors que la franchise Drag Race existe depuis 2009 — soit 14 ans — il a fallu attendre le deuxième épisode de Drag Race France pour assister à la première représentation du drag king).
Cette mainstreamisation du drag a permis des avantages : plus de temps de parole sur les questions majoritairement gays et parfois les questions trans. Cette mainstreamisation nous a sortis de nos caves et de nos lieux de la nuit, où nous étions encore principalement cantonnés jusqu’en 2017/2018. Cette visibilité accrue nous expose à une capitalisation de notre art à la fois positive et négative… mais nous inscrit aussi dans une libéralisation économique marchant parfois sur notre histoire communautaire.
Un art par et pour des communautés marginalisées
Nous vivons dans une société capitaliste et libérale, c’est un fait. Cette société marginalise les corps queers. Nos différentes communautés ont réussi à s’octroyer des espaces et des lieux libres pour nos expressions d’orientations sexuelles, de genre ou de non-genre. Ces lieux communautaires — souvent des bars, des lieux de fêtes — nous ont permis de nous amuser avec la plasticité du genre et les différentes constructions sociales établies. Les drag queens, en reprenant des codes des féminités, les kings les codes des masculinités, et les drags aueers cherchant à dépasser l’ensemble de ces codes. Ces artistes plasticien·ne·s du genre jouent un rôle majeur dans la transmission de nos histoires et sont un vecteur de lien social. Les membres des communautés se retrouvent pour voir un show drag et partagent ce moment ensemble, créant ainsi un lien de discussion avec son voisin ou sa voisine. La disposition des petits lieux comme les Souffleurs, la Mutinerie et autres, où les personnes sont très proches les unes des autres, permet des échanges avec ses voisin·e·s connu·e·s ou inconnu·e·s. Les shows drag dans ces lieux sont à très bas prix. On parle souvent de prix libre où chacun·e donne ce qu’iel veut ou peut. Ces prix permettent une accessibilité à un public parfois précaires car exclu du monde du travail classique.
L’épineuse question économique
Les corps queers sont détestés par le milieu du travail et souvent victimes de discriminations. Cette accessibilité de prix permet de participer à un événement communautaire, de s’autoriser à rêver et pouvoir voir autre chose qu’un monde de violences. L’accessibilité de ces prix soulèvent toutefois une problématique financière pour les artistes qui s’y produisent : le prix du maquillage, le prix des tenues, le prix des perruques et des accessoires scéniques. Il est souvent difficile dans ces lieux d’obtenir une rémunération juste, qui aille au delà du remboursement des frais engagés en étant payé·e pour la préparation de la performance. Sortir de nos caves et de nos lieux interlopes permet ainsi de vivre de notre art, de sortir de la précarité financière, même d’obtenir le statut d’intermittent du spectacle pour les plus connu·e·s et les plus favorisé·e·s. Cette sortie des galères financières est un espoir pour toutes celles qui rêvent de faire du drag leurs métiers. N’oublions pas que les drags queens, drags queers et drags-kings ont récemment dû publier une tribune et se battre pour obtenir une indemnité financière suite à leurs performances. Et encore faut-il parler d’indemnité, car, je l’ai dit, cette rétribution ne correspond en rien au travail engagé. En 2018, nous ne demandions généralement que 100€ et pourtant les lieux et organisateurs·trices n’étaient pas prêt·es à y consentir.
L’influence complexe de RuPaul’s Drag Race
Ajoutons à ces complexités les attentes créés par un show télé américain en ce qui concerne les performances et les tenues. Les juges veulent toujours plus de mode, de fashion, d’extravagance. Les queens de la franchise Drag Race se sont endettées dans l’espoir de réussir cette compétition télévisuelle. Cela entraîne aussi une hausse des attentes du public… qui entraîne elle-même un nouveau budget pour les artistes queers avec le risque d’une demande toujours plus plastique et lisse. Des perruques de plus en plus sophistiquées, cela demande aux artistes de se former auprès d’écoles ou d’ami·e·s ou de devoir payer de plus en plus en cher les artistes perruquier·ères. Le travail des perruques dépasse le savoir naturel. Cela est aussi valable pour les costumes de scènes et les tenues éditoriales qui demande des savoirs toujours plus complexes. Le budget pour entrer dans l’émission télé s’élève à quelques milliers d’euros pour les artistes qui y participent. Mais cela a pour conséquence de couler petit à petit la scène locale, souvent plus précaire et plus en difficulté, qui ne peut pas toujours répondre à ces exigences.
Ces drags shows avec des stars de la franchise à 35 ou 45€ la place sans meet and greet (espace où vous pouvez prendre une photo avec votre drag star préférée) permettent aux queens d’être payées plus ou moins correctement, et pour la plupart d’entre elles de rembourser les prêts bancaires contractés pour l’émission télé. Ces 35€ ont aussi l’avantage de permettre aux participantes de l’émission de pouvoir être payées en cachet et donc d’obtenir le statut d’intermittent·e·s du spectacle, assurant une garantie de revenus sur l’année. Mais ces nouvelles modalités de spectacles excluent les personnes plus précaires.
Le queer et l’économie de marché
Mais cela soulève la question de la capitalisation du milieu libéral sur la culture queer. À qui revient l’ensemble des bénéfices de ces shows ? Cela permet-il vraiment une redistribution économique ? Le mot et les valeurs « queers » sont devenus des trends et des propositions marketing. Le milieu libéral l’a bien compris et compte bien exploiter les corps queers dit artistiques et correspondant aux normes dans une nouvelle économie de marché. L’arrivée des drag queens à la télévision et au théâtre, c’est l’ouverture à une nouvelle population et à un nouveau marché alors peu ou pas exploité. Cette ouverture à un nouveau public s’accompagne d’une forme de fétichisation de l’artiste drag : qui se cache derrière ? quelle est la force de la transformation ? son maquillage est-il fin et parfait ? quelle est la drag avec le plus de followers ? Quelle drag inviter pour avoir le maximum de visibilité sur mon émission de talk-show, mon journal télévisé, ma soirée ?
Les drags, objets de fétiche du monde de la recherche universitaire
Cette capitalisation est visible jusque dans le champ universitaire où les étudiant·e·s en production vont s’attacher à rencontrer les drags ayant le plus d’abonné·e·s ou de followers. Ce sont elles qui vont prendre la parole, ce sont elles qui vont prendre la place d’autres qui travaillent et produisent sur le terrain politique et militant. Cette capitalisation risque de produire une vision unique et simpliste de la multiplicité de nos arts queers. Cette capitalisation permet aussi d’adoucir et d’avoir un discours plus entendable par l’ensemble.
« L’art du drag est un art de la révolution »
C’est oublier que l’art du drag est un art de la révolution, de la colère d’une société homophobe, lesbophobe, transphobe, raciste et sexiste. Ce nouveau public et cette nouvelle audience ne connaissent finalement pas grand-chose à notre culture underground, à nos luttes et à nos combats. Nous devenons des sujets d’études. Nos identités sont du capital pour l’industrie du savoir, et les institutions. Iels s’intéressent à nous, nous interviewent, nous prennent en photos, nous analysent à travers des grilles hétérocentrées cisgenrées et souvent patriarcales. Iels oublient le sens même de notre art de la corruption du genre. Cette capitalisation est encore plus évidente lorsqu’on voit le nombre de livres sorties sur le drag depuis ces quatre dernières années en France. Nous sommes des objets de fétiche pour le monde hétérosexuel.
Le drag à l’épreuve des réseaux sociaux
Cette capitalisation de notre art se retrouve aussi sur les réseaux sociaux où elle interroge sur la perception qu’on en a. Ne sommes-nous là que pour suggérer la beauté ? La transformation ? Cette capitalisation sur les réseaux sociaux entraine beaucoup de drag queens à se standardiser dans une culture du show télé à l’américaine. La capacité à être visible sur les réseaux sociaux et sur les autres médias, c’est la capacité à générer un revenu dans les temps qui suivront pour l’artiste. Avoir du monde sur les réseaux sociaux, c’est avoir l’opportunité d’avoir un agent qui va chercher les bookings, c’est entrer dans un marché de la performance, un marché de l’art, un marché du divertissement. Avoir des followers c’est aussi permettre à des entreprises de faire du pinkwashing le temps d’un événement pour la « qualité de vie au travail » et le reste de l’année ne rien faire lors de discours homophobes et transphobes. Cette capitalisation de notre art aux entreprises m’interroge d’autant plus que nous vendons une prestation, sans la culture, sans le passé, et sans l’histoire de nos luttes. Nous ne sommes que des clowns « trendy » pour un évènement. En entrant dans ces sphères du monde libéral et capitaliste nous nous dépolitisons.
Je n’ai pas de solutions face à ces différents constats, je n’ai pas de perspective triste ou joyeuse. Les faits sont là. Il est peut-être temps de nous réunir et de nous poser la question suivante : que voulons-nous pour l’avenir du drag et de cet art communautaire ?