Dustan, mes amants blancs et moi

Tant de mecs me l’ont glissé, lorsqu’on parlait d’écriture queer : « T’es pédé et t’as pas lu Dustan ? »

critique de dans ma chambre de guillaume dustan - friction magazine pd
(c) Charlotte Lebreton

Non, jusque-là, je n’en avais pas lu la moindre ligne. Il faut dire que je lis rarement, que je n’ai pas les moyens financiers de considérer la fermeture des librairies comme un souci de première nécessité, que lorsque je bouquine, c’est en vacances avec du théâtre que ma mère a acheté et cette dernière n’est pas vraiment la plus grande consommatrice d’ouvrages queers révolutionnaires. Pourtant j’essaye, du haut de mes petits vingt-trois ans, de rattraper mon retard, de remonter les chronologies des vies queers sous format papier tout en gardant un œil sur les ouvrages actuels. C’est du boulot mais cela me fait du bien, parce qu’au fond, voir d’où l’on vient communautairement, ça fait du bien et ça rend fier.

Alors le jour de mon anniversaire, ma meilleure amie m’a offert Dans ma chambre. Enfin !

Dustan, ça m’a foutu une claque. Mais, et j’en suis désolé, pas dans le bon sens. Ça m’a foutu une claque de réaliser que tous ces mecs que j’avais eu dans mon lit, tous ceux qui avaient vu ma petite tête d’eurasien de très près s’étaient dit, « tiens, on va lui conseiller Dustan ».

Et pourtant j’étais au courant, je savais les mots crus et parfois fétichistes de ce dernier. Pour le cru, pas de soucis. Pour le reste, parce que c’est un homo de l’époque, on sait très bien comment ils parlaient des mecs racisés. Et puis, quand t’es une minorité raciale, t’as un peu l’habitude de lire des trucs outranciers ou dérangeants et de passer outre. Parce que les « dérapages », ça peut arriver comme ça, dans un bon petit roman de gare que tu as acheté pour te détendre. Si tu n’arrives pas à passer outre, tu ne lis plus rien, parce que certains sont apparemment incapables d’écrire le moindre machin sans faire imprimer leurs petites pensées racistes du même coup. Bref, tu t’accommodes, tu serres les dents, parce que la société te le demande, parce que tu ne veux pas être « celui qui s’offusque » tu as l’habitude, tu fermes ta gueule et tu laisses tomber. Épuisant ? Oui, mais j’ai toujours été très bon, compétence doublée par l’intersectionnalité de mon être.

Sauf que là, ça ne passe pas, ça ne passe plus. J’en ai assez de faire ça, j’en ai assez du compromis. Parce que mon cher petit Dustan, il ne peut pas s’empêcher de sortir le mot « rebeu » et « black » à toutes les sauces, sans rien préciser d’autre de l’individu. Parce qu’il décrit la couleur de ses godes comme il lâche la couleur des mecs racisés qu’il croise, et encore, il se montre parfois plus détaillé pour les glands en plastique. Parce que même quand il prend un taxi, il n’oublie pas de dire que le conducteur est indien, comme si c’était quelque chose de majeur. Et parce qu’à un moment, j’ai lu le mot « chinetoque ». Je ne peux plus lire ce mot, je ne veux plus lire ce mot.

Alors est-ce que c’est juste d’en vouloir à des hommes de cette époque-là ? Pour moi, non. En tout cas, je ne veux pas me perdre là-dedans. Ça m’énerve, oui, mais je sais que ça ne changera rien et qu’il était loin d’être le seul. Il était sûrement l’une des rares voix gays disponibles à l’époque et je suis tellement content qu’elle existe et qu’on le lise, encore aujourd’hui. Peut-être que je ne ferme pas les yeux parce qu’au fond, le reste ne m’a pas plus intéressé que ça ? Je l’ai fait tant de fois, pourquoi là, je bloque ? Eh bien tout simplement parce qu’à travers lui, c’est surtout des autres de mon temps, que je m’inquiète.

Ces termes, ces façons de nous décrire, nous hommes racisés, je les retrouve aujourd’hui, mot pour mot. En lisant, j’ai réalisé que beaucoup de pédés blancs, ces mêmes qui m’ont côtoyé, ces mêmes qui m’ont embrassé, ils ont pu lire ce genre de textes et ne pas se formaliser. Pas grave, « c’est l’époque ». Oui, c’est vrai mais moi, ces mots réducteurs me piquent. Je ne revendique d’ailleurs aucune objectivité. Oui, j’en ai marre que mon origine prime avant tout le reste de mon être, j’en ai marre de les voir, ces mots trop courts, tellement courts face aux descriptions plus longues dont jouissent les hommes blancs. J’ai l’impression d’entrer dans la tête des mecs que j’évite, j’y reconnais les tournures, les petites languettes de fétichisme sur lesquelles il ne faut pas tirer, au risque de se prendre tous leurs fantasmes exotisants à la gueule. Moi je ne me reconnais pas dans ce regard-là. Et oui, j’en ai marre, je ne fais pas d’efforts, je ne veux plus faire d’efforts.

Et je ne peux pas m’empêcher de me demander si les mecs blancs continuent de nous voir ainsi : comme des ombres plus ou moins attirantes, comme des anomalies à forcément noter.

Je pourrais continuer à lire Dustan. A feuilleter les autres ouvrages, à voir si c’est toujours comme ça, si ces termes ne sont que maladresses du passé… Mais je n’ai pas la force, je n’ai pas le temps ni la patience de m’infliger cela.

A la fin de ce livre, je ne peux pas m’empêcher de me demander ce qu’ils ont vécu, ces mecs résumés ainsi. C’est quoi d’être pédé à cette époque mais aussi arabe ou noir ? C’était qui ce « chinetoque », dans cette boîte de nuit ? Est-ce qu’il avait plein de godes aussi, des coups d’un soir, des envies, des difficultés ? Ça, je ne le saurai jamais et il n’y aura pas de mecs pour me conseiller son bouquin. Parce que ces mémoires sont certainement perdues et qu’on ne peut se les imaginer à travers les écrits des autres, qu’à travers le regard des hommes blancs qui au fond, apparemment, ne les regardaient jamais vraiment pour ce qu’ils étaient.

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