Érika Nomeni a toujours beaucoup de mal à se présenter : elle est originaire du Cameroun, elle est arrivée en France à l’âge de 8 ans, elle est rappeuse, beatmakeuse et désormais autrice avec la sortie de L’Amour de nous-mêmes. En dix lettres adressées à une mystérieuse interlocutrice, Aloé raconte son enfance au Cameroun, son arrivée en France, la précarité, la misère mais aussi la séduction et l’amour. Aloé commence à raconter son histoire quand elle a vingt-huit ans mais elle a un vécu énorme, mais le poids de son expérience est lourd : « Il y a des gens qui grandissent plus vite, nous explique l’autrice, on n’a pas tous le même vécu et c’est pour ça que le vécu d’Aloé peut sembler un peu ouf mais il y a vraiment des gens qui ont ces parcours de vie incroyables. »
Lorsqu’on lui parle de l’appartenance générique de l’ouvrage constitué de lettres et de silences, Érika Nomeni nous répond que c’est la structure qui lui convenait, qui lui permettait de dire ce qu’elle avait à dire : de mettre en avant cet amour de soi-même qui est au centre de l’ouvrage. C’est une forme épistolaire marquée par l’absence, la question se pose alors : est-ce qu’il y a des réponses que les lecteurices n’ont pas ou Aloé ne reçoit simplement pas de réponses ? C’est cette absence qui nous oblige à construire des ponts entre les lettres. Lorsqu’on lui pose la question, Érika éclate de rire : « Je n’ai jamais réfléchi à ça ! On n’a pas les réponses de l’interlocutrice parce qu’au final, est-ce qu’Aloé ne se parle pas toute seule ? Que le personnage de Sujja ne réponde pas, en soi, ce n’est pas important, ce qui est important c’est qu’Aloé arrive à trouver sa voie et son chemin d’amour. » Elles ne sont pas dans les mêmes temporalités, il n’y a pas ce que prescrirait Sujja à Aloé pour qu’elle parvienne à s’aimer. C’est un chemin qu’Aloé parcourt elle-même. Ce qui compte, c’est vraiment qu’Aloé trouve cette voie d’amour qui passe par de nombreuses interrogations. « Elle inspecte sa vie et elle essaie de trouver ses réponses. Elle ne peut pas trouver avec Sujja, il faut qu’elle trouve en elle-même » poursuit l’autrice.
Avoir une personne qui nous aime est parfois plus facile que de s’aimer soi-même
Il est aussi question de représentation dans L’Amour de nous-mêmes : Aloé n’a de cesse de rappeler qu’elle est « la minorité des minorités » mais on va au-delà de cette simple question de choisir une femme grosse, darkskin, lesbienne c’est la question de sa capacité à s’aimer elle-même. « Au final, c’est une humaine, dans un monde d’humains qui se traitent mal dans des hiérarchies, des castes, des classes. J’essaie de montrer sa vulnérabilité. Mais comme tout être humain, elle mérite de s’aimer et d’être aimée. Tout ça au final : le genre, la couleur de peau, etc. : ce ne sont que des constructions sociales. » C’était également important pour l’écrivaine que ce ne soit pas juste un énième essai politique. Il ne s’agit pas de traiter de l’intersectionnalité de façon théorique mais de montrer un personnage à l’intersection de multiples oppressions qui vit, aime et est aimée. Il y a quelque chose de beau dans cette évidence de la narration.
Un autre trait frappant chez Érika Nomeni, c’est son sens de la formule très percutant. On sent à la lecture cette forme d’oralité propre au rap qui rappelle les multiples casquettes de l’autrice. « Si je n’avais pas été rappeuse, je n’aurais pas écrit de la même manière. Dans le rap, ce qui est important, c’est l’authenticité, c’est d’être vrai, pas d’aller dans des envolées. » Pour l’autrice, c’était aussi ne pas nier son parcours et se dire « j’ai envie d’écrire comme je rappe ».
Marseille est petit comme Paris, et le milieu queer minuscule comme un atome
On peut aussi souligner le déplacement géographique des queers de Paris à Marseille qui prête à sourire lorsqu’on sait que la moitié de nos entourages se dorent la pilule à la Pointe Rouge dès les beaux jours. C’est le cheminement d’Aloé mais ça a été celui d’Erika Nomeni avant elle : celle-ci a quitté Paris à 2016 pour rejoindre Marseille puisqu’elle ne pouvait plus vivre dans la capitale. Elle souligne le vrai problème que pose ces déplacements de population entraînant gentrification et hausse des loyers dans des quartiers d’origines populaires.
Aux déplacements géographiques, s’ajoutent des mouvements temporels dans le récit. À l’origine, l’autrice avait envisagée une forme romanesque plus traditionnelle qui aurait pris place dans le futur. Mais elle ne souhaitait pas non plus écrire une dystopie. « Je voulais dire que le futur pouvait mieux, mais qu’il y aurait encore des problèmes. L’inversion finale me permet d’avoir quelque chose d’assez léger. Est-ce que c’est une bonne fin ? Est-ce que c’est une mauvaise fin ?» En tout cas c’est une fin surprenante, dont le but était aussi de laisser les lecteurs·trices perplexes et que ça les interroge. Il y a plein de choses que la narratrice ne peut pas gérer mais le choix de cette fin laisse des voies, des ouvertures. « On est tous·tes enchaîné·es mais on peut tous et toutes se libérer d’une certaine manière aussi. Evidemment, il y a la structure, mais on donne aussi le pouvoir aux gens de nous dominer. Dans cette fin, rien n’est dit de manière définitive : c’est un échange, c’est une lettre, c’est une ouverture. Je voulais donner d’autres horizons. » Pari gagné pour ce premier roman qui nous transporte vers l’amour de nous-mêmes.
L’Amour de nous-mêmes est le premier roman d’Érika Nomeni, éditions Hors d’Atteinte, 3 février 2023
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