L’été dernier, j’avais trouvé au Whole Festival une forme de révélation intime, comme une réconciliation avec mon corps et mes contradictions. Le premier weekend de septembre, j’ai décidé de tenter l’expérience autrement, sur d’autres terrains, d’autres scènes, au cœur du Golden Coast, pour la deuxième édition du plus gros festival de rap de France, qui avait lieu aux environs de Dijon. Trois jours de rap, de poussière, de galères et de kiff à l’état pur.

J’avais acheté ma tente de bivouac et un super matelas ultra léger dans l’espoir de me retrouver à faire le tour du Beaufortain ou du Mont-Blanc. Il se trouve que pour l’instant, je n’avais occupé ma tente qu’en début de matinée, bien allumée en revenant de différentes scènes du Whole. Erreur de débutante, en rentrant d’Allemagne, j’ai tout bien remisé au fond d’un placard en me disant que j’avais bien le temps d’anticiper pour partir à Dijon. Parce que si je m’entoure de ma joyeuse bande pour aller à Gräfenhainichen, force est de constater que ma proposition d’aller, le weekend de la rentrée, assister en Côte d’Or à 3 jours de festoche rap n’a pas rencontré un franc succès. Le vendredi 5 septembre arrive plus vite que prévu, j’embarque quelques fringues et ce que je pense être mon nécessaire de camping, et c’est parti ! Dijon, j’arrive !
Me voilà à trimballer une tente peut-être incomplète et un matelas qui s’avèrera troué jusqu’au point de rendez-vous pour un covoiturage providentiel avec un jeune étudiant d’Evreux. Je peste dans les bouchons pour sortir de l’Îl de France, à chaque fois que l’app du festival m’annonce que le show d’un artiste va commencer, je me console en me disant que j’ai vu SCH il y a peu et que la programmation est tellement énorme que de toute façon, il me faudra faire des choix.
C’est drôle, les départs de festival. Tu anticipes pendant 6 mois et puis au final, t’es jamais prête. À vingt minutes de l’arrivée, je réalise qu’il faut que je me dépêche pour récupérer mon accréditation avant 23h. Matéo, mon chauffeur, me dépose vers une cahute et l’aventure commence. On m’indique un chemin puis un autre, puis encore un autre trajet. Des bénévoles m’avouent leurs doutes, je marche pendant une grosse heure, avec tout mon barda, dans l’espoir de décrocher enfin le Saint Graal, le bracelet « MEDIA ». Je cours partout, je suis crevée et affamée, et je me surprends à murmurer que je suis à deux doigts de faire demi-tour. On rouvre le guichet des accréditations pour moi. Et là, je me dis qu’il y a encore pas mal de live ce soir, je devrais aller installer mon campement avant de profiter. On croit toujours qu’on est prêt·e. Mais c’est précisément ça qui fait festival : une communauté improvisée de bricoleurs mal préparés, qui se retrouvent à rire ensemble de leur misère confortable.
La vérité, c’est qu’il n’y a pas de bonne préparation possible pour le moment où les beats d’IAM sont venus me percuter de plein fouet. J’étais encore en train de pester sur mes mésaventures en longeant une route sous les cris de pompiers et gendarmes qui me trouvaient imprudente lorsque les premières notes du live d’IAM sont venues me percutaient. Le son vibrait jusque dans le goudron, les basses résonnaient dans mon ventre, et d’un coup la boue, la fatigue, tout s’est effacé.
Pas encore vraiment sur le site du festival, j’ai jeté mes sacs par terre, allumé une clope et me suis mise à hurler les paroles de « L’Empire du côté obscur » en sautillant sur place. J’avais l’impression de voler des instants précieux. Et finalement, de la route un peu surélevée, je voyais le spectacle. Je voyais les artistes qui font que j’aime et défends autant ce genre musical. Quand on pense à l’histoire de la pop, le règne de Madonna est inconstestable, et son statut d’icône n’est que confirmé par ce qu’elle est capable d’envoyer sur scène après 40 ans de carrière du haut de ses 67 ans. IAM, pour moi, c’est les Madonnas du rap français. Et si je devais n’écouter qu’un seul album jusqu’à la fin de mes jours, ce serait L’Ecole du micro d’argent. Et en attendant pour la première fois en live des morceaux comme « Elle donne son corps avant son nom » ou « L’École du micro d’argent » (le morceau), je me souviens pourquoi, malgré tout ce que je peux entendre, c’est éminemment cohérent d’écouter du rap français en étant agrégée de lettres modernes. Le talent de narrateur, les progressions thématiques, les figures de sonorités, la forme absolument indissociable du propos… En voyant ces papis du rap français rappeler que c’est à Marseille, et plus précisément à Belsunce que le hip-hop francophone tel qu’on le connaît est né, je me souviens que c’est là aussi que prend sa source mon amour pour ce genre musical que rien ne me destinait à adorer.
Mais j’entends Akhenaton. J’entends Shurik’n. Presque la soixante, et ce flow, cette diction nette, ça me traverse comme une évidence et un bout de mémoire collective. IAM, ce sont des voix qui nous appartiennent déjà, des morceaux qui coulent dans nos veines depuis des décennies. Derrière moi, des inconnus reprenaient les refrains, les mains levées. On s’est tous et toutes mises à danser le mia. Les keufs – ironie ! – sortent leurs téléphones, les gendarmes dansent et moi, mes sacs à mes pieds, j’envoie des vidéos sur le groupe Whatsapp de la famille : ayant grandi dans le Sud Est, IAM et l’OM, c’est un folklore collectif qui nous rassemble. De l’autre côté, dans la fosse, des jeunes hurlent les paroles de « Petit frère » comme si la chanson avait été écrite hier, comme si l’histoire de leurs aînés devenait soudain la leur, et c’est exactement ça. Je poste une story, on me répond : « c’est ton morceau préféré, et ça se comprend vu comment tu tiens à tes élèves de banlieue. »
La musique d’IAM est une architecture invisible, une charpente qui tient encore debout trente ans plus tard. On pense souvent que les festivals, ce sont les shows grandioses, les écrans géants, les scénographies pensées au millimètre. Mais ce soir-là, je comprends que c’est aussi ça : un trottoir boueux, le froid de la nuit qui commence à me saisir, des barrières, et une musique qui, par sa seule force, te déplace ailleurs mais permet aussi de faire communauté.
Une des choses qui me fascinent à chaque concert de rap seule, c’est le fait que la solitude ne me pèse jamais, et bien que j’appréhende ces 3 jours seule, loin de tout, sans repère, ce premier contact avec le festival me rappelle que si j’aime autant le rap en live, c’est aussi parce que le public est incroyablement divers et bienveillant. Ce sera d’ailleurs le témoignage de toutes les assos de prévention à la fin du festival : elles n’ont jamais vu un public si intéressé et bienveillant. Ce premier contact avec le festival impose une évidence : la musique dépasse tout, relie des corps fatigués et des mémoires dispersées.
Je passerai sous silence le montage hasardeux de ma tente et la fouille par la sécurité qui me confisquera mon 3x filtré que j’avais malencontreusement laissé dans ma banane, mais je passe de live en live jusqu’à la fin de la première soirée. J’apprécie le live de Yorssy, le jeune rappeur originaire d’Orléans, révélé par Nouvelle Ecole sur Netflix, son énergie est roborative, je saute dans tous les sens. Je me souviens enfin qu’Hamza clôt cette première soirée sur la grande scène. Si ce n’est pas un artiste que j’écoute beaucoup, son live à We love green m’avait bluffée. Au moment où il enchaîne ses deux featuring avec feu Werenoi, quelque chose craque en moi, et me voilà pleurant la mort d’un artiste mort à 31 ans. L’émotion est palpable, tout le monde chante, avec Hamza, la partie de Werenoi sur « Dragons », le morceau sortit après le décès du chanteur.
Alors oui, il y a les imprévus, la boue, les galères logistiques, les sacs trop lourds et les matelas crevés. Mais il y a surtout ce qui reste : les voix qui traversent les générations, les morceaux qui deviennent des repères intimes et collectifs, les inconnus qui deviennent une foule unie. Golden Coast s’annonce donc comme ça : un rappel que le rap, au-delà de ses clichés et de ses critiques, est une langue vivante, une mémoire partagée et un présent incandescent. La musique, encore une fois, vient me réconcilier avec mes contradictions, les pieds dans la boue, le cœur battant au rythme des basses, et la certitude que, décidément, rien ne rassemble autant que ce vacarme-là.