L’été dernier, j’avais trouvé au Whole Festival une forme de révélation intime, comme une réconciliation avec mon corps et mes contradictions. Le premier weekend de septembre, j’ai décidé de tenter l’expérience autrement, sur d’autres terrains, d’autres scènes, au cœur du Golden Coast, pour la deuxième édition du plus gros festival de rap de France, qui avait lieu aux environs de Dijon. Trois jours de rap, de poussière, de galères et de kiff à l’état pur.

Je suis assez fascinée par la nouvelle génération d’artistes dans le rap français. Les rares personnes de mon âge que je connais qui écoutent du rap ont plutôt tendance à se moquer de moi et mes rappeurs pour ado. Alors, forcément, je pensais plutôt être bien préparée pour assister aux concerts de tous ces artistes, révélations, rookies et autres. J’étais même très impatiente. Eh bien, j’étais loin du compte. Parce qu’assister au Golden Coast, c’est découvrir que le rap de demain ne se limite pas à des playlists « rap diggers » sur Spotify ou des trends tiktok : c’est une pulsation qui traverse les corps, un cri d’identité jeté dans un micro.
Alors oui, j’ai entendu « Charger » de Triangle des Bermudes peut-être 2500 fois en trois jours et si les réseaux contribuent à nous matraquer de sons en tendance ils ont aussi permi de révéler toute une génération extrêmement talentueuse qui renouvelle le genre sans pour autant faire de concessions. La nouvelle génération, justement, celle qui vit son premier festoche de musique, elle est partout ici. Des groupes de jeunes rient, filment, guettent l’arrivée des artistes, chantent à tue tête, connaissent toutes les paroles (à tel point que l’enseignante en moi se demande encore comment iels peuvent encore se plaindre de ne pas savoir apprendre…). Des visages très jeunes, certains à peine adolescents, les yeux brillants, l’énergie à fleur de peau. Ici, et c’est le propre d’un festival, les jeunes vivent la musique qu’iels consomment sur les réseaux via téléphone et airpods : en festival, le public fait corps dès le départ.
Mais les jeunes sont aussi sur les scènes. Vendredi soir, j’ai été bluffée par la performance d’OBOY. Avec « Un peu » et « Tout y est », il avait déjà montré qu’il savait se réinventer, mais sur scène, ça prend une autre dimension. Son set est un voyage : des basses sombres qui cognent, des envolées plus lumineuses, des passages où sa voix se fait presque fragile. Il se démasque et se dévoile au fur et à mesure, parle de lui, de ses doutes, et chaque morceau ressemble à une nouvelle peau qu’il enlève. On le sent en perpétuelle mue, jamais figé, toujours prêt à renaître. Sa voix semble venir d’un lieu intérieur, presque feutré, mais les instrus le poussent à se révéler. Basses lourdes, nappes électroniques, atmosphère sombre : l’effet se propage dans le public comme une onde. On sent les corps osciller, respirer avec la musique, puis frémir sous les basses. Vendredi soir, j’ai aussi pu découvrir Keeqaid, un autre des talents les plus prometteurs du rap français. Son univers trap, brut et mélodique séduit et m’embarque dans son agressivité contrôlée. Il ne parle pas au public, il le défie. Chaque punchline est un défi : est-ce que tu m’entends ? est-ce que tu réponds ? Et les jeunes répondent. Les bras se lèvent, les cris fusent. On passe d’une transe douce à un état de guerre sonore, mais joyeuse.
Yorssy, lui, vendredi soir toujours, c’est la rafale. Peu de fioritures, pas de décor spectaculaire, mais une présence magnétique, micro en main, concentration maximale. Je l’avais vu dans une péniche obscure de Lyon avant l’été, je le vois s’épanouir sur scène en l’occupant totalement, en sautant, dansant, enchaînant passages mélodiques et grosses perfs bien rap bien énervées.
Samedi, je fais la daronne dans l’espace VIP, et je vois débarquer un artiste, sur une moto sous grosse escorte de grands baraqués parfois cagoulés.
AMK, je ne l’attendais pas, ou peut-être si, mais pas comme ça. Cette entrée, c’est du cinéma de rue. Il ne descend pas simplement sur scène : il envahit l’espace. Derrière lui, son crew, ses gars du quartier. Ce ne sont pas des figurants : ils sont le décor vivant, la preuve que ce qu’on raconte ne se fait pas seul. Ses morceaux foncent, frappent, l’assaut est frontal. Tout est tendu vers un moment de catharsis collective. On se surprend à lever les bras, à sauter, à crier même si on ne connaît pas vraiment les paroles.
Mais ce que j’attendais le plus de tout le festival, et aussi la raison pour lequel l’équipe de programmation du Golden Coast m’a brisé le coeur : c’étaient les concerts de La Mano 1.9. et de VEN1, programmés quasi en même temps et pour moi les étoiles montantes – déjà bien bien haut dans le ciel – du rap français. Je me mets pas trop loin de la scène au début du show de La Mano, consciente, 1) de mon grand âge et 2) de mon projet de m’échapper pour voir l’autre live 30 minutes plus tard. La Mano 1.9., c’est pas de la blague, c’est de l’énergie brute, solaire et anarchique, débordante. Gros rat gonflable sur scène, sac à dos vissé aux épaules, ça saute sur scène, dans la fosse, au fond, partout. Quand on voit que toutes ses dates sont complètes en quelques minutes et qu’il fait des featurings avec les grosses pointures du moment, mais aussi quand on voit l’engouement du public qui n’a rien à envier à la ferveur des Swifties, on peut prendre un peu de recul sur nos remarques de boomers : « Oui, La Mano, rappeur tiktok, nanani, nanana ». Personnellement, je travaille au contact de la jeunesse et on me rebat les oreilles d’idées pessimistes sur des ados incultes, qui ne s’intéressent à rien. Alors oui, comme tout groupe social, la jeunesse a ses codes, ses réfs et ses combats, mais regardez-les hurler leur soutien à Gaza et vous saurez.
Mais l’artiste que j’attendais le plus, aussi surprenant que ça puisse paraître quand on voit la programmation du festival, c’est VEN1. J’ai une histoire particulière avec cet artiste, qui cristallise bien comment le rap et mon métier d’enseignante de lettres sont intimement intriqués. Chaque année, lorsque je travaille sur la poésie avec mes secondes, je leur demande de lister des morceaux de rap qu’ils apprécient, l’an dernier un de mes élèves m’a fait passer un bout de papier qui recelait de sacrées pépites. Dont VEN1. VEN1, c’est un pur produit de Nanterre. Absent des nominations aux Flammes (notamment dans la catégorie Révélation de l’année), VEN1 a tout de même été récompensé, à l’initiative de la Ville de Nanterre qui a organisé une remise de trophée dans son propre quartier, au milieu des Tours Aillaud, quartier Pablo Picasso. Dont viennent mes élèves. Grâce à cet élève, j’ai découvert un des artistes que j’ai le plus écoutés cette année, et j’avais fait cours sur son morceau « Menace Fantôme ».

Alors, on peut dire que lorsque j’ai vu les Tours Aillaud sur la scène à Dijon, j’avais déjà le coeur pincé. Au centre de la scène, un rappeur masqué, vêtements techniques, cache-cou et lunettes teintées : VEN1. Le public connaît l’histoire, son tout premier morceau, Hakayet, sorti en mars 2024, a fait l’effet d’une déflagration : plus de 35 millions de vues, un platine décroché dès l’entrée en scène. Mais ce soir, on le sent, il n’a pas choisi la voie de la surenchère. C’est qu’il avance autrement : indépendant, signé chez NOUVOMONDE, entouré de son équipe proche, il cultive le mystère, autant dans son masque que dans ses paroles introspectives. Et quand la basse s’abat, on comprend : la quantité, il la laisse aux autres, lui mise sur l’impact. Une trajectoire à contre-courant, peut-être, mais à voir le public vibrer sous son flow, une évidence s’impose : VEN1 a déjà tout d’un futur grand nom du rap français. Dans un de ses sons, VEN1 dit : « j’veux mettre le nom de ma ville partout », Nanterre, si décriée. Voir les Pablos sur scène ici, c’est comme s’il les inscrivait dans l’espace du festival, c’est comme si le quartier prenait forme, se mettait à marcher, à danser avec nous. Sur le dernier morceau, il est rejoint par des jeunes du quartier qui s’enjaillent sur le succès qui a éclos dans leur quartier. Lorsque le chanteur brandit le drapeau palestinien, c’est clair, cette jeunesse-là ne réclame pas juste une place : elle la crée. Et est-ce que je vous ai dit qu’entendre un son sur lequel j’ai bossé avec mes élèves m’a fait franchement pleuré ?
Tout au long de la soirée, ce qui frappe, c’est la présence du public comme actant. Pas spectateur, mais protagoniste. Les jeunes ne sont pas là pour consommer, ils et elles sont là pour exister. Porter les morceaux, les reprendre, les habiter. Ils et elles chantent en cœur. Ils (et elles) portent les casquettes, les survêtements, les sacoches et les tn, mais ils et elles les portent comme des façons de se rendre visibles, de dire : « je viens de là, et voici ce que je suis ». On voit des familles, des groupes d’ados, des ami·es qui se tiennent la main, des enfants de quartiers parfois ignorés sur les cartes : ce soir, ce sont eux qui définissent la géographie du Golden Coast.
Ce qui se joue ce soir, ce n’est pas juste un concert de plus. C’est une déclaration. La culture hip hop s’infiltre, se régénère par des jeunes qui ne veulent pas juste copier les ancêtres, mais inventer. On entend dans leur voix, les sons des applis, des plateformes, des ruelles, de la trap et de la drill, mais aussi des silences, des respirations, des récits de quartier. Vendredi avec IAM j’ai regardé derrière : les origines, le mythe. Mais ces jeunes, eux, ils construisent devant sans répéter, en transformant. Le mythe ne s’arrête pas avec les pionniers : il continue, se fractionne, se métisse, s’invente encore.
PS : Et encore merci à cet élève qui ne lira problablement jamais ce papier.