« Ines voulait aller danser » une histoire d’émancipation à destination des enfants

Ines voulait aller danser est une histoire d’émancipation, signée Manon Bouchareu, destinée au jeune public et publiée aux éditions Libertalia.

Ines, petite rate au seuil de l’âge adulte, vit avec sa famille dans la paisible ville de Candy-Raton. Elle reçoit une invitation pour le grand bal des cœurs-à-prendre, véritable institution où ratons et ratonnes trouvent généralement leur « moitié ». Ines adore danser mais ne veut pas aller au bal. Pourquoi faudrait-il qu’elle cède sur ce dont elle a envie pour se conformer aux autres ? Une première lecture féministe, à mettre dans toutes les mains, des petit.e.s comme des grand.e.s. Rencontre avec l’autrice.

A quel public s’adresse Ines voulait aller danser ?

L’histoire s’adresse d’abord aux enfants d’âge élémentaire, je trouve ça dur de déterminer un spectre chiffré, disons que cela dépend de l’usage que l’on en fait. Avant sa parution, des amis et collègues l’ont lue à leurs enfants ou dans leurs classes respectives, du CE1 à la 4ème ! Elle a pu donner lieu à des lectures offertes ou autonomes ou encore à l’amorce d’une discussion à visée philosophique.

Les préoccupations des enfants ont été différentes selon leur âge ou leur genre. Les plus petit.es se sont davantage intéressé.es aux éléments narratifs présents dans les illustrations, aux jeux de mots ou aux raisons pour lesquelles Ines ne souhaite pas aller au bal. Les plus grand.es ont davantage questionné les relations intrafamiliales, se sont demandé.es ce que cela voulait dire de grandir en suivant ou non des codes existants, ou bien ont discuté de la nature de la relation entre Ines et Sara…

Le récit s’adresse en second lieu aux parents et aux éducateurices, il peut modestement aider à penser les désirs ou les schémas qu’iels projettent sur les enfants, souvent « pour leur bien ».

Pourquoi est-il important de s’adresser au jeune public ?

A la fac, j’ai fait des sciences de l’éducation et des études de genre. La question de « l’éducation à l’égalité » m’a souvent interpellée tant elle est parfois empreinte des valeurs d’une universalité masculine qui s’ignore (à l’école comme dans la littérature jeunesse). Par exemple, aujourd’hui dans la littérature antisexiste très riche qui existe, il y a un discours portant sur l’identité de genre qui entend remettre en question les stéréotypes et proposer de nouveaux modèles. Je trouve cela très bien de diversifier les modèles. Cependant je trouve dommage que cette subversion soit souvent faite sur le mode de l’anti-stéréotype, que les personnages féminins soient travaillés « en miroir », selon un modèle interprétatif masculin de ce que c’est qu’être forte, indépendante, ambitieuse, etc.

A travers l’histoire d’Ines, j’ai tenté d’aborder la question de l’écart à la norme à partir de travaux tels ceux de Séverine Depoilly1, qui décrivent une forme de transgression particulière des filles. Leurs dispositions socialement constituées permettraient des parcours d’affirmation de soi alternatifs à la rébellion frontale ou à la rupture franche que donnent davantage à voir ceux des garçons.

Alors que les membres de sa famille tentent de lui faire emprunter un chemin qu’ils entendent tracer pour elle, Ines oppose une « résistance dans l’accommodation » : elle écoute, elle semble conciliante, elle questionne, apprend, accepte, revient en arrière…fait un usage d’elle-même qui permet de maintenir le lien avec ses aîné.es et ses pairs. Elle tente d’échapper à leurs injonctions bienveillantes mais ne condamne pas ses proches en les réduisant à des figures d’oppressions.

Les enfants grandissent dans un monde très normatif, et à différents âges iels peuvent avoir le sentiment de vouloir déroger à certaines normes mais de les accepter pour se conformer, épargner ou faire plaisir

Dans ses différentes relations, j’ai souhaité qu’on la voit « plastique », comme lorsqu’avec sa tante elle s’entraîne à « performer » son rôle de rate : prendre conscience et jouer des codes, des attitudes, des manières d’être. C’est grâce à cette plasticité relationnelle qu’elle parvient à « faire avec » l’autorité ou les règles pour finalement parvenir à s’en défaire (sans toutefois mépriser ou condamner le choix – ou le non-choix – d’autres personnages plus conventionnels comme Joline.)

Les enfants grandissent dans un monde très normatif, et à différents âges iels peuvent avoir le sentiment de vouloir déroger à certaines normes mais de les accepter pour se conformer, épargner ou faire plaisir. C’est pourquoi j’ai eu envie de leur adresser le parcours d’une héroïne qui décide d’être en désaccord avec ceulles qui ne veulent que son bien. Une héroïne qui montre qu’il existe un itinéraire praticable et difficile dans la volonté de ne pas être ou faire ce que l’on attend de nous. Quitte à décevoir pour ne pas avoir à renoncer à soi.

Pourquoi avoir choisi le personnage d’une jeune rate pour incarner ce désir d’indépendance ?

Pour être honnête c’était initialement une petite fille que j’avais en tête. Mais j’avais très envie d’illustrer et…mes êtres humains laissaient trop à désirer ! Je me suis dit que j’allais tenter de transposer l’histoire dans un univers animalier anthropomorphique (le texte n’était pas encore écrit).

A posteriori et en réfléchissant un peu je me suis rendue compte que ce n’était pas du tout original, mais dès la première tentative j’ai fait une souris, qui m’a plutôt satisfaite. J’ai juste décidé peu après qu’il s’agissait d’une rate (parce que ça faisait moins « mignon », que ça lui donnait plus de corps…). A partir de là, des jeux de mots sont arrivés très vite (Candy-raton, raton loveur…) et m’ont permis de démarrer l’écriture.

Vous avez choisi d’appeler le village d’Ines « Candy-Raton » pensez-vous que la question du regard des autres et de leur jugement est un sujet important à aborder avec le jeune public ?

Complètement : le regard, le jugement, le récit que les autres font de nous-même (d’ailleurs Candy-raton est jumelé avec Rat-Comtar). La pression que les membres de la famille d’Ines font peser sur elle tient peut-être en partie au fait qu’iels anticipent la manière dont sa vie va pouvoir s’inscrire dans celle, collective, du village.

Lors d’une fête où des inconnu.es apprennent qu’Ines est la rate qui n’est pas allée au bal, iels la questionnent avec insistance, la somment de justifier son choix. Situé.es du côté de la majorité, iels ne pensent à aucun moment leurs propres déterminations. C’est d’ailleurs le seul moment où Ines est prête à se mettre en colère

Le poids des conventions sociales qui pèsent sur les jeunes filles est incarné par les personnages de la famille d’Ines. Pourquoi avoir fait ce choix ?

Je pense que la structure narrative m’intéressait : les membres de sa famille identifient un problème dans le refus d’Ines de se rendre au bal et décident tout à tour de le résoudre en proposant une solution en lien avec leurs propres projections.

Selon le jeu des générations cela m’a permis de développer différentes normes (être une « vraie » rate qui s’assume, être mince, « se faire belle », avoir des ratons dans le cadre d’un couple éternel…).

La famille est un espace de socialisation primaire au sein duquel on entretient souvent des relations ambivalentes. Ici, la famille d’Ines veut qu’elle soit heureuse. Pourtant les projections familiales, qui ne dessinent pas d’autres possibles que la reproduction de leurs propres désirs et valeurs, exercent une violence et une contrainte difficiles à déceler et à contourner pour Ines. Iels se montrent écrasants dans leurs attentes, mais se séparer d’eulles serait pourtant une blessure supplémentaire…

Être en désaccord avec les habitants d’un village nommé Candy-raton et assumer leur jugement est déjà quelque chose de pesant. Mais avoir en plus à s’affirmer face à ceulles qui comptent le plus pour elle (et pour qui elle compte manifestement beaucoup), cela traduit l’imbrication des différents faisceaux normatifs dans lesquels une rate en construction se trouve.

Pourquoi la rencontre entre Sara et Ines est-elle déterminante ?

Il y a un passage de l’histoire où Ines comprend que son écart en fait une minorité au sein du reste du village. Et même s’il existe des rat.es sympas et protecteurices comme Joline, elle se prend à envisager un futur fait d’incompréhensions et de justifications sans fin.

C’est là qu’intervient la rencontre avec Sara.

Sara c’est la promesse d’un lieu où l’on peut être accueilli.e dans son étrangeté. Leur amitié (leur sororité) a un effet protecteur pour elles deux et leur permet d’impulser un mouvement vers ailleurs et vers elles-mêmes. Elles comprennent qu’une vie en-dehors de la majorité est possible et se mettent à la désirer et l’imaginer ensemble.

« Ines voulait aller danser » évoque le début de l’émancipation de la jeune rate. Pourquoi avoir fait le choix de conclure l’histoire sur le départ des deux rates ?

J’imagine que c’est parce que malgré le courage qu’elle a déployé pour oser vouloir autre chose que ce que tout le monde semble désirer, je pense que l’on s’émancipe rarement tout.e seul.e. Pour expérimenter, pour voyager, pour explorer le monde et ses propres envies, trouver des pairs est facilitant et rassurant. Et puis face à un chat, le fait d’être deux est un atout non négligeable.

Le départ d’Ines et de Sara (qui est encore plus isolée car sa famille est moins compréhensive) devait pour moi rester ouvert afin de ne pas figer le récit dans un discours moralisant : cela permet d’imaginer plusieurs horizons possibles. Vont-elles rester partenaires de voyage, s’installer quelque part, devenir aventurières, trouver d’autres ami.es, revenir, repartir… ?

1 Filles et garçons au lycée pro Rapport à l’école et rapport de genre, PUR, coll. Le sens Social (2014).

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.