Ouvrir la voix, le long-métrage documentaire d’Amandine Gay sort aujourd’hui, mercredi 11 octobre, en sortie nationale en France. Le film, diffusé dans 10 salles de l’Hexagone, donne la parole à 24 femmes Noires et fait leur portrait et retrace leurs parcours, depuis le moment où elles ont pris conscience qu’elles étaient Noires dans un monde dominé par les Blanc.he.s. Le cadrage est serré, les peaux sublimées par la photographie et le film, extrêmement dense, est unique en son genre dans le cinéma francophone. Nous avons tenu à rencontrer Amandine Gay qui cumule tout à la fois les rôles de réalisatrice, productrice et attachée de presse de son film. Rencontre.
Friction : Je voudrais peut-être commencer l’interview par des félicitations, puisqu’aujourd’hui est le jour de la sortie nationale d’Ouvrir la voix. Mais je me demandais, comment est-ce qu’on se sent, lorsqu’un projet qu’on a porté si longtemps atteint un tel degré de maturité ?
Amandine Gay : On se sent d’abord très fatiguée ! À ce stade, il faut juste encore tenir cette fin de journée, demain je reprends la route : c’est le début, ou le recommencement des projections-débats. C’est une sacrée aventure, je suis très contente mais je pense que je vais réaliser plus tard, là je suis toujours la tête dans le guidon. Il y a toujours des urgences, il y a toujours un truc qui va pas. Mais je suis super heureuse, c’était pas prévu que ça aille jusqu’ici et quoi qu’il en soit, c’est génial.
Justement, vous faites tout, vous êtes réalisatrice, productrice, attachée de presse etc. Comment cela se fait-il ?
Dès l’écriture, je n’ai pas cherché de boîte de production en amont. Je savais qu’en général, simplement parler d’enjeux féministes, c’était compliqué, alors arriver avec un projet de documentaire afroféministe en 2013 serait encore plus difficile. C’était déjà très dur dans les cercles militants, dans le monde médiatique en général, de faire entendre ces questions-là, je me doutais bien que dans le monde du cinéma, je n’allais pas pouvoir recevoir de soutien. J’ai quand même fait une demande d’aide à l’écriture au CNC, en ayant très peu d’espoir, mais je l’ai faite en me disant que ce n’était pas à moi de me censurer, j’allais voir si l’institution était prête ou pas pour ce genre de narration. Quand je n’ai pas eu l’aide à l’écriture du CNC, j’ai décidé que je ne ferai pas plus de demande de subvention. J’ai décidé de continuer mon film en mode guérilla, en auto-production et en décidant que ça prendrait le temps qu’il faudrait pour le terminer.
Quand j’ai été vraiment contente du résultat à l’été 2016, j’ai trouvé qu’il était vraiment dommage de ne le mettre que sur YouTube, ce qui était mon idée à la base. Quand j’ai vu que le film était vraiment bon, je me suis dit que c’était un peu du gâchis alors qu’il pouvait tenir une diffusion en salle de cinéma. Donc on a fait un crowdfunding pour financer la post-production, en octobre de l’année dernière. On a levé les fonds pour la post-poduction et à ce moment-là j’espérais trouver aussi une boîte de distribution.
Les personnes que je rencontrais à l’époque me faisaient part de leur inquiétude que ce ne soit pas un propos universel et que ça reste un film de niche, alors j’ai décidé de faire des projections publiques pour montrer qu’il y avait un public pour ce film, et qu’en plus les blanc.he.s, puisque c’était ça la question, iraient aussi le voir. Donc j’ai commencé à organiser des séries de projections publiques qui ont très bien fonctionné et qui ont permis d’avoir une première visibilité médiatique.
J’ai commencé à rencontrer des boîtes de distribution mais je me suis vite rendu compte qu’en étant en auto-production, ce n’était pas du tout avantageux pour moi. Je ne voulais pas me retrouver à céder une majorité de mes droits à une boîte de distribution qui arrivait en fin de course, sur un projet où je parle de se réapproprier la narration et de reprendre du pouvoir c’était très compliqué. Finalement, j’ai changé les statuts de boîte de production en boîte de production et de distribution parce que je n’avais pas envie de me sentir dépossédée de mon travail. Je préférais une petite sortie nationale mais que tous les fruits de mon travail me reviennent. C’est comme ça que j’ai passé l’été à appeler les salles de cinéma, à envoyer le film et que j’ai trouvé 9 exploitants et que le film sort aujourd’hui dans 10 salles en France.
C’est un film qui a déjà reçu une forte couverture médiatique, notamment au moment du crowdfunding et des premières projections publiques, comment est-ce qu’on fait la promo d’un tel film quand un grand nombre de médias en ont déjà parlé ?
Plusieurs choses : il y avait eu des mentions de ce qu’il se passait sur internet mais il n’y avait pas eu de presse à proprement parler. Même les grands médias ont diffusé des articles sur internet, mais c’était possible de refaire des articles dans les versions papiers de ces médias-là. Ensuite, il y a plusieurs médias qui n’avaient pas parlé du film parce qu’ils ne parlaient des films pour lesquels il y avait une sortie nationale, donc j’ai pu les recontacter quand la date de sortie nationale a été fixée.
Quand on fréquente internet, et les réseaux militants, on a pu avoir l’impression qu’on avait déjà beaucoup parlé du film. Ma mère vit en Haute-Loire et je peux vous dire que personne n’avait entendu parler du film ni d’afroféminisme. J’ai été à Grenoble, à Bordeaux, il y a eu le Dauphiné Libéré, Sud-Ouest, et je ne pense pas qu’il y ait énormément de mention du film et d’afroféminisme en général avant la sortie nationale du film. Pour la presse régionale, il fallait une sortie nationale pour qu’ils en parlent.
Il y avait une grosse couverture sur internet, dans les réseaux militants et/ou en région parisienne mais j’ai accompagné le film à Montpellier, Bordeaux, Toulouse, Marseille ou encore Grenoble, et il y a beaucoup de personnes qui n’avaient jamais entendu parler du film avant ces avant-premières.
J’aimerais qu’on parle du film en lui-même et de certains partis pris cinématographiques. Tout d’abord, pourquoi avoir fait le choix de ces cadrages très serrés, sur des visages très bien éclairés ?
La première chose pour moi, sur la question de la photographie, c’était qu’il était très important que les femmes soient belles et mises en valeur. Une des choses qu’on nous oppose souvent – j’étais comédienne et je me plaignais qu’on n’emploie pas assez de comédien.ne.s noir.e.s – c’est qu’il est difficile d’éclairer les peaux noires. Je voulais montrer que même en lumière naturelle, quand on sait photographier les peaux noires, c’est très beau. Ça c’était le premier enjeu : je voulais qu’on voie qu’il était possible de très bien éclairer les peaux noires. Il y a eu beaucoup de débats sur ces questions-là grâce à Moonlight ou Insecure mais c’était toujours aux Etats-Unis. C’était important de montrer qu’on peut faire les choses bien ici aussi, il faut juste l’avoir en tête et il faut se former aussi.
La question du cadre serré, c’était pour être au plus près des filles dans un travail d’empathie, pour qu’on voie leur pensée se développer. Ça crée un mouvement organique plutôt que d’avoir recours à des stratégies comme celles utilisées à la télé, comme le fait de zoomer, des mouvements panoramiques de gauche à droite ou de droite à gauche, parce qu’on a peur que les gens s’ennuient. L’idée c’était : comment créer du rythme sans musique ? Puisque très rapidement s’est posée la question de la musique, puisque je voulais soit mettre de la bonne musique, et ça coûtait cher, soit pas de musique du tout. Quand j’ai décidé qu’il n’y aurait pas de musique, s’est posée la question du rythme. Et ça passe par ce mouvement organique, caméra portée qui suit les filles. On le crée aussi avec le montage qui permet cette accumulation de récits et on crée du rythme aussi avec les respirations. Quand on sort des parties de la parole, on a des respirations nettes, dans les moments de création artistique ou bien avec les cartons de chapitrage qui permettent de créer une attente puisqu’on comprend au bout d’un moment que le titre du carton, c’est quelque chose qui sera dit dans la partie.
Toutes vos interlocutrices ont toutes un discours très construit (ou peut-être déconstruit justement), et le choix d’avec qui on parle situe la parole et je me demandais comment vous aviez choisi les femmes qui interviennent dans le film …
D’abord, il ne faut pas oublier qu’il y a un énorme travail de montage. Quand on réduit les heures de rush utiles, ça permet de vraiment aller à l’essentiel. La forme de cohérence et d’organisation du discours vient de la façon dont moi j’ai écrit le film et de la façon dont on l’a monté.
En ce qui concerne le choix… C’est toujours une question de contrainte. Le film étant auto-produit, je ne pouvais pas me déplacer pour rencontrer les filles. La question a plutôt été celle de savoir qui accepte de rentrer dans ma narration. Quand j’ai commencé à mettre des messages sur les réseaux sociaux pour recruter, j’ai reçu des réponses de Guyane, de la Réunion, de Guadeloupe, de Normandie, sauf que moi j’étais en région parisienne, je rencontrais les personnes les soirs et les week-ends, et je n’ai pas pu me déplacer pour rencontrer tout le monde. Le choix, c’est : des filles qui étaient mes amies avant le tournage, des artistes que j’ai rencontrées dans mon parcours professionnel de comédienne et celles qui ont accepté de participer suite à mes appels sur les réseaux sociaux. J’ai reçu une soixantaine de candidature, j’ai rencontré 45 personnes en entretien et à la fin, il reste 24 participantes dans le film.
L’une des femmes qui vous parle évoque le féminisme blanc en disant « qu’elles n’ont pas le même agenda politique » que les afroféministes. Comment justement les différentes branches du féminisme actuel peuvent s’articuler ? Comment elles peuvent être en lien avec l’afroféminisme ?
Je dirais qu’avant de penser l’articulation, ce qui est important c’est que chacun.e soit capable de penser sa position. Je pense que c’est réfléchir à ce que ça veut dire qu’être une femme blanche. Avant de penser « convergence des luttes » entre guillemets, il faut déjà comprendre où on est et je pense que ce travail n’est pas fait. Qu’est-ce que ça veut dire, par exemple, d’être une institution et de se rendre compte qu’on travaille qu’entre blanc.he.s et que la seule femme Noire du groupe, c’est la femme de ménage ? Je pense qu’il y a déjà un gros travail d’éducation de soi à faire, de faire un point sur ses privilèges, sur ses préjugés, avant de vouloir s’associer.
Il faut aussi prendre sur soi le travail de pédagogie qu’il y a à faire avec les personnes blanches. Ça marche aussi pour les personnes valides, nous avons aussi la responsabilité d’arrêter de prendre pour acquis que tout le monde est valide, c’est à nous de nous débrouiller pour qu’il y ait des interprètes LSF [langue des signes]. Par exemple toutes les séances du cinéma Saint-André-des-Arts seront sous-titrées pour les personnes sourdes et malentendantes etc. C’est à nous en tant que valides de prendre en considération la question de l’accessibilité. Dans le féminisme, c’est la même chose, c’est aux féministes blanches d’éduquer le gros des féministes qui n’ont pas encore compris qu’elles sont blanches et qu’il y a des rapports de pouvoir aussi entre les femmes et qu’on n’est pas une espèce de catégorie homogène.
Ce qu’il faut avant tout, c’est prendre en charge ce travail de pédagogie pour que nous personnes racisées, nous n’ayons pas à faire ce travail-là qui nous fatigue moralement et qui en plus est une forme d’emploi dissimulé. Parce que c’est de la formation : de la formation à la compétence raciale, de la formation à l’empathie. Ce sont des choses pour lesquelles on devrait être payé.e.s. Au Canada, les personnes qui animent ces interventions sont payé.e.s, pour faire des formations sur la blanchité pour expliquer aux gens quels sont les rapports de force liés à la suprématie blanche. Donc la question, c’est aussi celle de la reconnaissance de la charge émotionnelle ou le travail théorique lié au fait de faire de la pédagogie. C’est bien aussi de prendre ça sur ses épaules. Et puis après, on pourra réfléchir à travailler ensemble…
En tant que spectatrice, c’est un film qui m’a renvoyée à ma propre blanchité et qui pose la question pour moi, femme blanche, du privilège lié à la couleur de la peau. J’ai envie de poser une dernière question peut-être un peu simple, mais c’est quoi, un.e bon.ne allié.e dans ce combat-là, un.e allié.e qui n’occulterait pas la parole des concerné.e.s ?
Le travail, c’est d’éduquer les sien.ne.s. Si vous avez compris, passez le message. Ça implique de prendre la parole quand quelqu’un.e fait une réflexion raciste au repas de Noël. Je pends souvent cet exemple : quand il y a une seule personne racisée dans un open space et que cette personne se fait toucher les cheveux, c’est aux personnes alliées, aux personnes blanches, d’intervenir. Parce que sinon, la seule fille Noire de l’open space qui a une afro et qui se fait toucher les cheveux, soit elle devient celle qui se plaint, soit elle dit rien parce qu’elle a pas envie d’être « la seule fille Noire de l’open space » et elle va rentrer chez frustrée chez elle. La personne blanche qui va dire : « Ecoute Jean-Louis, arrête de mettre tes mains sales dans les cheveux de Martine » et qui explique, ça va permettre de désamorcer un rapport de confrontation qui se traduit souvent par « T’as pas d’humour, je suis pas raciste, etc. ». Si c’est une personne blanche qui explique, il y a une chance que la charge émotionnelle et le travail de pédagogie ne soit pas sur la fille Noire qui vient de subir une humiliation et en plus que l’issue de la conversation soit un peu plus productive qu’un simple « Je ne suis pas raciste ». La place de l’allié.e c’est vraiment celle-là : faire le travail de pédagogie et éduquer le reste de la population blanche qui dans sa grande majorité ne se pense pas en tant que blanche. Ce qui compte, c’est de se rendre compte que pour certains enjeux, on appartient à la norme et au pouvoir.
La question du validisme est le dernier enjeu que j’ai politisé dans ma vie : effectivement, on ne se pose pas la question quand on va retirer de l’argent, quand on va aux toilettes de savoir si c’est accessible ou pas. Mais il a fallu qu’on me le dise, il a fallu qu’on me dise : « Tu n’annonces jamais si tes événements sont accessibles » pour que je le réalise. La place des allié.e.s, c’est aussi celle-là : être capable de faire preuve d’empathie et quand on est mis.e face à ses manquements, être capable de dire : « C’est vrai, je n’y ai pas pensé, ça ne faisait pas partie de ma réflexion mais je vais essayer de faire mieux ». C’est ce dont il est question, et sur plein de niveaux : est-ce qu’on pense à payer la baby-sitter quand on invite des femmes à participer à un panel le soir ? Ou au contraire est-ce qu’on continue, même dans les milieux militants, à appauvrir les mères célibataires qui se voient obligées de payer une baby-sitter pour garder leurs enfants ? Toutes ces choses-là ne sont pas thématisées en France. La pratique concrète de l’égalité, c’est le premier travail des allié.e.s, quel.le.s qu’ils/elles soient.
La sortie nationale belge a lieu le 29 novembre.
Eye Steel Distribution distribuera le film au Canada à partir de février 2018.